Chapitre Cinq : Pauvre concierge !
« Ne pourrait-on pas cracher un peu plus décemment sur le cœur inaudible des adolescents ? »
Il y avait une discussion avec Camille que Joël n’avait jamais oubliée.
C’était un jour de grève nationale à Bobigny, mi-février, où Nathan et Eddy avaient réussi à bloquer à eux seuls le lycée Louise Michel. Camille et Joël s’étaient bagarrés contre les leaders et les poubelles pour pénétrer de force dans l’enceinte de l’établissement et assister aux cours. Aucun des deux n’avait réellement envie de rater le Baccalauréat pour une affaire de politique, même Joël, qui restait tout de même le premier à s’endormir en mathématiques.
Ce jour-là, lors de la récréation, le couple s’était assis sur son banc attitré, attendant sagement la prochaine matière (et où ils ne seraient que deux en classe, mais quelle importance ?). Blottis l’un contre l’autre, ils savouraient la chaleur qu’ils partageaient, même si les mains de Camille ne parvenaient toujours pas à se dégeler sous le pull de Joël.
Tout allait bien, jusqu’à que ce dernier ouvrît la bouche.
– Hé Camille, la dernière fois, tu m’as dit que les Espions ne tuaient pas en général… Qu’est-ce que tu entendais par « en général » ? C’est déjà arrivé ?
– Oh oui. De pauvres gars qui se sont mêlés de ce qui ne les regardait pas. Ou qui en savaient trop. Va savoir.
– Mais comment on sait que ce sont eux qui ont fait le coup ?
– On s’en doute bien, c’est tout.
– Et les flics, avec toute leur technologie, n’ont trouvé aucun indice, rien du tout, même pas une empreinte, un truc ou je ne sais quoi ?
– Le crime parfait.
– Et y’en a eu beaucoup comme ça ?
– Arrête ! Qu’est-ce que j’en sais ?! s’énerva alors Camille, irritée par ces questions incessantes. Dis-toi juste, Ajacier, que les Espions ne sont pas des saints. Et je pense que tu devrais faire davantage attention aux personnes en qui tu as confiance !
Il y eut un petit silence que Joël, très inquiet, osa interrompre. Les Espions étaient devenus son sujet d’actualité préféré. Probablement parce que lui-même se sentait concerné par l’affaire.
– Et nous, alors ?
Camille fronça les sourcils et planta son regard dans le sien, perplexe. Depuis que Joël croyait aux Espions, il devenait de plus en plus paranoïaque chaque jour. Mais là, elle sentait qu’il abordait un sujet qui devrait l’inquiéter, elle aussi.
– Comment ça « nous » ?
– Toi, moi, mes parents. Il pourrait nous arriver des trucs ?
– Moi ? J’ai rien fait, moi, lâcha la rouquine, livide. Pourquoi il m’arriverait des trucs, Joël ?
– Parce que je tiens à toi. Et que mes parents tiennent à moi. Tu vois la chaîne ? Tu penses que les Espions pourraient s’en prendre à toi pour s’en prendre à moi, pour ensuite s’en prendre à mon père ?
– C’est dingue comme tu peux être imaginatif, Ajacier.
Imaginatif, certes, mais la jeune fille avait conscience que le scénario était tout à fait possible. Possible, mais contrariant, puisqu’il avait exclu dans le stratagème son statut d’Espionne qu’il ignorait toujours. Camille doutait que Michaël irait jusque-là. Pour se rassurer, elle tapota légèrement le banc en bois sur lequel ils étaient assis.
– Tu ne veux pas changer de sujet ? Tu me déprimes.
– Et si on partait ? continua Joël, qui s’agitait de plus belle. On ne peut pas rester plantés là comme des pantins, à attendre qu’on nous saute dessus ! Viens, on se casse d’ici ! On part vivre aux States ! Personne ne nous trouvera là-bas !
– À quoi bon ? Il y aura toujours un Espion dans tes pattes…
– Et si on les dénonçait ?
– Quoi ?! s’écria Camille, choquée.
– Nathan et Eddy ! On les connait, eux ! Si on les vendait aux flics ?!
Camille devint toute rouge et sembla être sur le point d’exploser. Joël se demanda un instant ce qu’il avait bien pu dire pour qu’elle se mît dans un tel état. Il le regretta aussitôt.
– N’y compte même pas en rêve ! rugit-elle, en saisissant brusquement le col de Joël. Qu’est-ce que tu cherches là, Ajacier ?! À nous condamner ? On nous tuerait pour cet affront ! On nous tuerait ! Notre espérance de vie se limiterait à 24 heures ! Jamais je ne permettrai que tu dénonces les Espions ! Ils font partie de ceux qui n’acceptent pas la taule, d’accord ?! Alors, un petit conseil, ducon ! Oublie tes conneries tout de suite, parce que je n’ai certainement pas l’intention de mourir pour le compte des Espions, ni pour celui de l’État, tout ça pour sauver la peau de la petite famille Ajacier, capito ?!
Joël resta bouche bée devant la petite furie qui le secouait avec frénésie et lui lançait des regards assassins. Jamais il n’avait vu sa petite amie dans un tel état de colère. Au final, l’échange avait été quelque peu houleux, mais tout de même assez convaincant pour qu’il ne tentât rien du tout. Ses arguments explosifs avaient eu raison de lui.
Comme elle n’avait pas l’habitude de hurler autant, les décibels de Camille l’avaient essoufflée, si bien qu’elle eut une raison supplémentaire pour lui en vouloir. Elle le repoussa lorsqu’il chercha à la bercer contre lui et ne lui adressa plus la parole de toute la journée.
– Camille… supplia Joël, à la fin des cours, alors que l’entêtée de rouquine refusait toujours de lui parler. Je suis vraiment désolé, ça fait mille fois que je m’excuse… C’était des paroles en l’air, tu sais bien. Puis mets-toi à ma place un peu. C’est pas drôle de se sentir harcelé de la sorte. Comment tu ferais, toi, si ton père était menacé comme le mien ?
Camille trouva la question fort intéressante, si bien qu’elle s’arrêta au beau milieu de l’escalier, et daigna lui répondre. Peu de lycéens passaient par cet endroit oublié et à peine éclairé par une lucarne. Joël trouva que sa petite amie, dont l’ombre grandissante se découpait sur le mur, ressemblait à une inquiétante sorcière avec son regard perçant.
– Celui qui touche un seul cheveu de mon père, je le descends.
– Ah, tu vois ! s’exclama le jeune homme, triomphant.
– Je ne vois rien du tout. Mon cas est différent du tien.
– Ah ouais ? Et pourquoi ça ?
– T’es un bon garçon, Ajacier, répondit seulement Camille. Tu ne ferais pas de mal à une mouche.
Après une courte hésitation, elle ajouta, un sourire mystérieux collé sur son satané visage :
– Moi, si.
Lorsque la nuit venait, les habitants de Bobigny s’enfermaient chez eux et la plupart ne mettaient plus le pied à l’extérieur. Ceci arrangeait bien les soixante personnes qui se glissaient justement au coin de l’avenue Jean Jaurès, là où s’établissait le lycée Louise Michel. Minuit avait déjà sonné depuis bien longtemps.
Ce groupe-là valait bien deux classes à lui seul, et il était bien encombrant quoiqu’indispensable. C’était ce que pensait le meneur de la bande, une immense silhouette, droite, agile et alerte.
– Michaël, c’était vraiment nécessaire de tous nous réunir ? chuchota l’un des Espions.
– Ta gueule. Camille, passe en éclaireur.
Quelques Espions marronnèrent en silence, pendant que la jeune fille s’engageait dans un aller-retour de l’avenue pour une reconnaissance des lieux. Quelle mouche avait piqué Michaël pour qu’il se décidât d’organiser leur grande réunion annuelle, celle où ils se réunissaient tous, à Bobigny ?
– Trop de flics ici, Michaël. Tu n’as pas idée, avait pourtant prévenu Nathan à son patron plus tôt dans la soirée. À Bobigny, c’est toutes les nuits que la délinquance fait des siennes. On risque gros, surtout si on y va ensemble. On a deux chances sur trois de se faire remarquer… Ce n’est pas ce que tu veux, non ?
– Ce que je veux, moi, c’est changer de Paris, mettre un peu de piment dans nos existences, et faire en sorte que tu ailles en cours demain avec la tête du mec qui a pu dormir la nuit. Si Tonio était là, il serait enchanté par cette perspective. Malheureusement, c’est bien le seul !
La sirène d’une voiture de police retentit non loin de l’attroupement d’Espions, et les fit tous sursauter. Ils ressentirent la peur deux secondes, jusqu’à ce qu’une petite voix intervînt.
– T’inquiète Michaël. Elle s’éloigne vers les quartiers Nord, rassura Camille. Mais nous ne devrions pas tarder, car ils ont tendance à passer la ville au peigne fin toutes les nuits. Surtout après la réorganisation de la Police judiciaire. C’est la Préfecture de Police de Paris qui nous prend en charge maintenant…
Michaël sourit, fier de cette petite extraordinaire qui se tenait bien droite devant lui, du haut de son mètre cinquante-sept.
– Tu as fait vite, remarqua-t-il, amusé.
– L’avenue est déserte. Il n’y a qu’une chatte en chaleur. Certains appartements des immeubles face au lycée ont leurs fenêtres éclairées. C’est là que nous devrons faire attention. Un seul bruit peut pousser une personne à regarder ce qui se passe à l’extérieur. Je propose que nous nous séparions. On passera plus inaperçus en petit groupe. Et on doit faire vite. Des voitures peuvent passer par là à tout moment.
– Vous avez entendu, Camille ? demanda le chef des Espions, à voix basse. Séparons-nous. Ceux qui restent en arrière montent la garde. Faites des petits groupes. Pas plus de cinq. Je prends Camille et vous trois avec moi. Allez, fissa !
Il claqua des doigts et s’élança avec son groupe dans l’avenue. La rouquine se trouvait en tête, suivie de près par Michaël. Ils pressaient le pas, craignant que la chatte qui appelait le mâle par son cri déchirant attirât l’attention des riverains sur eux.
La jeune fille fut la première à bondir sur le portail pour l’escalader et passer de l’autre côté. Michaël et ses hommes l’imitèrent aussitôt. Les groupes suivants se lancèrent à leur tour et, très vite, les Espions se retrouvèrent réunis dans l’enceinte du lycée Louise Michel.
– Cam’, c’est toi la meilleure, complimenta Michaël dans un chuchotement que tous entendirent et protestèrent intérieurement.
Ils s’engagèrent dans la cour de récréation à la recherche d’une salle assez grande pour la réunion de Michaël. Au même moment, les lumières du préau s’allumèrent brusquement et firent tomber leur plan à l’eau. Une voix d’outre-tombe résonna jusqu’à leurs oreilles.
– Qui va là ? Attention, jeunes fripons, j’vais appeler la Police cette fois !
La majorité des Espions se fondirent aussitôt dans les zones d’ombre dans un silence professionnel, d’autres préférèrent se cacher derrière les platanes. Seule Camille resta à portée de vue, à affronter le concierge qui apparaissait devant elle.
– Mademoiselle Laurier ! Ça alors, si je m’attendais à vous trouver là ! s’exclama le gardien, qui avait retrouvé son amabilité. Et ben alors, qu’est-ce que vous faites dans le lycée à cette heure-ci de la nuit ?
Il fut tout d’abord intrigué par l’absence de réponse de la jeune fille. Comme il distinguait une étrange masse noire derrière elle, il s’approcha un peu plus avec prudence.
– Mademoiselle Laurier ? s’inquiéta le vieil homme, de plus en plus angoissé par ce silence pesant.
C’est alors qu’une silhouette se découpa de l’ombre et que le concierge rencontra pour la première et dernière fois de sa vie Michaël.
– Cher Monsieur, bien le bonsoir. Je m’excuse au nom de mon groupe d’avoir pénétré par effraction au sein de votre établissement et de vous avoir inquiété.
Assez déconcerté par ces bonnes manières, le concierge chercha à reprendre son air de dur à cuire, mais l’homme qui se tenait devant lui, avec ses yeux glacés et son sourire machiavélique, lui faisait perdre tous ses moyens.
– Qu’est-ce que vous faites ici ?! Et qui êtes-vous d’abord ?
– Je m’appelle Michaël. Pour vous, ça suffira. Et voici mes hommes.
Une soixantaine de silhouettes sortirent la seconde d’après de leur cachette et se découvrirent à la lumière de la lune. Cela paraissait tant impressionnant que le concierge faillit en faire une syncope.
– Ils ont l’air un peu timides comme ça, mais ne leur en veuillez pas… Nous autres Espions n’avons pas pour habitude de nous montrer de la sorte… Bien. Cher Monsieur, vous pouvez sûrement nous renseigner.
Tandis que le gardien se pinçait mentalement devant ce spectacle, Nathan et Eddy échangèrent un regard perplexe. Où croyait se trouver Michaël ? Devant un guichet de la SNCF, à réserver un voyage au meilleur tarif ?
– J’ai ouï dire que vous avez dans ce lycée une salle remarquable qui peut être exploitable pour une réunion de mon groupe… Savez-vous dans quelle direction elle se trouve ?
Le concierge semblait peu enclin à répondre tant il tremblait. Il désigna tant bien que mal la porte se trouvant derrière lui, au fond du préau. Cela suffit à Michaël.
– Merci bien. Nous l’occuperons pour la nuit. Je compte bien entendu sur votre discrétion.
Le regard terrifié et craintif du concierge ne cessait d’aller de Michaël à Camille, et de Camille à Michaël. Il commençait à comprendre. Lentement, quelque chose à l’intérieur de lui, à cheval sur un frisson et un sentiment morbide, remonta le long de son corps. Noyé dans la peur, il regardait à nouveau la rouquine, les yeux pleins d’espoir. Un doute vint l’assaillir. Pouvait-il faire confiance à Camille Laurier, et attendre d’elle un geste de rescousse ?
Non. Le visage froid et impassible, Camille finit par lui tourner le dos et se mit en retrait du groupe. Elle savait ce qui attendait ce pauvre homme, et ne supportait pas l’idée d’assister à une scène aussi tragique.
Elle savait. Ils le savaient tous. Sauf le concierge.
Michaël continuait de plus belle son échange poli avec l’employé de service. Il osa même une petite blague.
– Quel âge avez-vous, Monsieur ?
– Euh… 61 ans…
– Non ?! Je ne vous en aurai pas donné autant ! C’est que plus ça va, plus on se conserve mieux, n’est-ce pas ?! fit-il, plaisantin, avant de reprendre son sérieux. N’empêche… vous avez bien vécu.
Camille ferma les yeux, alors que ses camarades observaient fixement la scène. Michaël s’approcha du concierge et posa une main amicale sur son épaule. Ce dernier esquissa un mouvement de recul, mais l’Espion le tenait d’une poigne ferme. D’un geste brusque, il le retourna et l’empoigna sous la gorge pour le bloquer. Le vieil homme suffoquait et n’avait même plus la possibilité de trembler. C’était fini.
– J’espère très sincèrement que vous reposerez en paix. Je suis vraiment désolé.
Le poignard de Michaël s’abattit sur lui à la vitesse d’une flèche. Le corps tomba sur le sol dans un bruit sourd. Les Espions respectèrent une minute de silence, alors que le chef s’agenouillait près du concierge pour déposer une pièce de monnaie dans sa bouche sans vie. Une vieille croyance qui fascinait Michaël et qui permettrait à la victime de payer son passage dans l’au-delà.
– On décolle, lança le chef des Espions, glacial, en se relevant.
Il examina distraitement son poignard ensanglanté, alors que ses hommes se ranimaient les uns après les autres. Ils allaient suivre leur patron qui s’était remis à avancer, mais celui-ci s’arrêta aussitôt et revint sur ses pas.
– Camille, approche.
Étonnée, la rouquine se détacha du groupe et vint se poster près du chef des Espions, en s’efforçant de ne pas regarder le cadavre du concierge à ses pieds. Michaël lui saisit fermement le poignet droit – Camille retint un gémissement de douleur – et remonta la manche de sa veste. Il y avait là, accrochée autour de ce poignet délicat, une remarquable gourmette en argent sur laquelle était gravé le nom de Joël Ajacier. Ce dernier l’avait prêtée à la jeune fille en signe d’amour et de promesses lors du week-end qu’ils avaient passé ensemble chez lui. Camille ignorait comment Michaël avait eu vent de ce cadeau, mais elle soupçonnait les inséparables Eddy et Nathan.
Sans un mot, il détacha la gourmette de Joël du poignet de la rouquine. Et comme si le diable avait pris possession de son corps, elle le vit avec horreur la jeter à côté du corps du concierge. Elle lança un regard offusqué à Michaël, qui l’ignora et laissa tomber son bras comme une poupée de chiffon.
Aussitôt, les yeux de Camille se dirigèrent sur les mains de Michaël. C’était un réflexe depuis son entrée chez les Espions. Toujours penser aux empreintes digitales et autres indices susceptibles de dévoiler une identité. Les gants en cuir que portait le leader furent loin de la rassurer.
– Mes empreintes, murmura-t-elle dans un souffle que lui seul put entendre.
– La police ne regardera pas tes empreintes, Camille. C’est seulement le propriétaire qui va l’intéresser. Je trouve la vie de Joël Ajacier un peu trop facile, tu vois. Il ne sera pas toujours dans le cocon familial, avec Papa et Maman qui s’occupent entièrement de lui… Je suis vraiment très curieux de savoir comment il va réagir face à une complication non prévue dans son planning d’enfant pourri gâté. Si par un contrariant hasard, la flicaille venait à s’approcher de toi, Cam’, j’interviendrai personnellement, je te le jure.
La rouquine n’émit aucun commentaire, et Michaël s’éloigna de son groupe vers le préau. Il ne faisait déjà plus attention à ses hommes, trop concentré par son poignard dont il essuyait minutieusement le sang avec un tissu en soie, sorti de sa poche.
– Pas de temps à perdre, lança-t-il, distrait. Nos petits jeunes commencent les cours à huit heures demain matin.
La réunion annuelle prit fin à deux heures du matin. Lorsqu’ils passèrent devant le corps du concierge, à la sortie de la salle de classe, Camille eut un dernier regard pour lui et quitta le préau, des pensées noires plein la tête.
Le lendemain matin, c’est la panique et l’effroi qui envahirent les élèves de Louise Michel et les habitants du quartier. Le corps du concierge avait été retrouvé sous le préau du lycée, baignant dans son propre sang, une énorme plaie ouverte sur le côté droit de sa poitrine. Les cours avaient été suspendus pour la journée, la Police appelée, et la zone balisée, mais il était trop tard. Bon nombre de lycéens avaient vu le cadavre et étaient choqués. Parmi eux, Joël Ajacier, qui n’avait jamais croisé de sa vie un mort sur sa route.
À côté de lui, lui serrant fort la main, Camille regardait les gens se regrouper par centaines autour du cadavre, malgré les efforts des policiers pour les repousser. Et surtout, elle ne manqua pas de voir un gardien de la paix remettre un sachet en plastique à celui qui semblait être le commissaire. La gourmette. Elle en aurait mis sa main à couper.
Leur bon camarade Mohamed, dit Mo’, passa près du couple et ne résista pas à la tentation de leur glisser la rumeur qui circulait dans les rangs.
– Tain’, vous savez pas quoi ?! Ils ont trouvé une gourmette près du concierge ! Je me demande vraiment qui c’est qui a fait ça… C’est vraiment… brrr !
Joël afficha une mine curieuse, mais Mo’ ne pouvait lui en dévoiler davantage. Il ignorait le reste, comme tout le monde. Camille, elle, était blanche comme un cachet d’aspirine. Son petit ami le remarqua et s’inquiéta aussitôt.
– Cam’ ? Cam’, ça va ?
– Non…
– Qu’est-ce qu’il y a ? Camille !
Ses yeux noisette s’humidifièrent et des perles d’eau salée commencèrent à rouler le long de ses joues. Camille pleurait. C’était la première fois que le jeune homme assistait à un tel spectacle.
– Tu vas me tuer… murmura-t-elle, en se cramponnant soudainement à lui.
– Tu dis n’importe quoi ! Allez Camille, n’aie pas peur, qu’est-ce que tu as ? Crache le morceau !
– J’ai perdu… J’ai perdu la tienne hier…
– La mienne ? De gourmette ? Tu veux dire que celle qu’ils ont trouvée à côté du concierge, c’est peut-être… Non… Camille, ne me dis pas ça…
– Je suis désolée, Joël, je te jure ! s’écria la jeune fille, effondrée. Je sais pas comment j’ai fait, je la croyais bien attachée et…
Joël vit le paysage tourner autour de lui. Peu à peu, des papillons d’argent envahirent par centaines son champ de vision jusqu’à lui voiler totalement la vue. Il était devenu livide et Camille le poussa à temps sur le banc, avant qu’il ne s’évanouît sur le sol.
– Joël, Joël, oh, tu m’entends ?! Hé, Ajacier, je te parle là ! s’écria la rouquine, effrayée, qui lui administrait claque sur claque pour le faire revenir à lui.
Comme un bébé qui babillait, le jeune homme balbutiait des mots incompréhensibles, que Camille essayait de décrypter malgré elle. À ce qu’elle put comprendre, Joël se mourait au Paradis des Pommes, sans ouïe et sans vue. En bonne connaisseuse, la jeune fille savait qu’il n’allait pas tarder à reprendre ses esprits. Elle déboutonna la veste de l’adolescent qui suffoquait, et lui tapota les joues, plus gentiment cette fois, pour raviver ses couleurs. Grâce à tout ceci, saupoudré par des mots rassurants, les papillons d’argent finirent par disparaître. Joël reprit conscience au bout d’un quart d’heure.
La première chose qu’il vit fut Camille, penchée sur lui, des traces de larmes sur les joues, et puis, derrière elle, une voiture de police et l’attroupement des lycéens autour du corps du concierge. À peint eut-il retrouvé des couleurs qu’il blêmît à nouveau en se souvenant de quoi les policiers allaient l’accuser.
– Ça va aller ? s’inquiéta la rouquine. Je suis vraiment désolée, vraiment…
– C’est pas grave, fit Joël, peu convaincu.
– Tiens, mange ça. Te connaissant, tu n’as pas dû avaler grand-chose ce matin.
Elle lui tendit la barre de céréales qu’elle amenait chaque matin au lycée pour son en-cas et qu’il accepta avec reconnaissance.
– Ne t’inquiète pas, Ajacier, il ne t’arrivera rien…
– Il ne m’arrivera rien ?! répéta Joël, qui sentait la colère monter lentement en lui. Tu penses qu’il ne m’arrivera rien ? Mais bordel, Camille, redescends de tes nuages ! Je vais aller en taule !
– Je suis sûre que non, fit-elle, tremblante, tu te fais des films.
– Mais qu’est-ce que t’en sais ?! Ils ont ma gourmette ! Mes empreintes ! Mon prénom ! La base de données du lycée à disposition ! Je suis foutu ! Comment je vais annoncer ça à mes parents en plus ?! Ce sont eux qui me l’avaient offerte ! J’y tenais à cette gourmette ! J’y tenais vraiment ! Et si je te l’ai prêtée, c’est parce que je te faisais confiance, Camille ! Confiance ! Alors, admets au moins que je suis dans la merde, parce qu’il va bien falloir que je donne aux flics des explications que je n’ai pas !
Joël était à bout de souffle. Jamais il n’avait pensé qu’une telle histoire tomberait sur lui un jour. Et cerise sur le gâteau, sa petite amie faisait les frais de sa contrariété. Tout d’abord blessée, Camille le scruta durement pendant une minute, puis se releva, droite comme une reine.
– OK, Ajacier. Laisse-moi faire.
– Quoi ? s’étonna Joël.
– Marche vite et ne te retourne pas. Il est fort possible qu’Eddy te suive. Rentre rapidement chez toi, et enferme-toi. Ne dis rien à tes parents. En fin de matinée, je viendrai te voir, et je te ramènerai ta gourmette. Tu as ma parole.
Le jeune homme n’eut pas réellement le temps d’interpréter les mots de la rouquine. Celle-ci l’aida à se lever du banc sans attendre et prit la décision de l’escorter jusqu’à la sortie de l’établissement. Ils se faufilèrent entre les groupes de lycéens et étudiants encore choqués par le meurtre du concierge, se faisant passer inaperçus aux yeux des deux Espions. Ces derniers, trop occupés à se chuchoter quelques phrases, ne les virent pas du tout.
– N’oublie pas, Joël, murmura Camille. Tu traces ta route, et tu ne te retournes pas. Eddy ne fera que te suivre.
– Pourquoi Eddy ? demanda le jeune homme, pas encore remis des évènements.
– Parce que j’ai des affinités avec Nathan qui font qu’il voudra par-dessus tout s’occuper de mon cas. Allez, Ajacier, fini de parler. Rentre chez toi. Tout va bien se passer.
Joël s’exécuta sans poser plus de questions, et Camille l’imita aussitôt. Ils prirent chacun une direction opposée, et la rouquine se retourna sur son chemin pour vérifier l’allure de son petit ami. Il fonçait, casquette baissée et mains dans les poches. Bon garçon.
Leur absence avait rapidement été remarquée, dès que les deux compères posèrent le regard là où les fuyards se trouvaient auparavant.
– Ils se sont cassés ! s’écria Eddy, qui n’en croyait pas ses yeux.
– Rattrapons-les, ordonna Nathan, sourcils froncés. Nous n’avons plus une minute à perdre.
Tous deux s’élancèrent jusqu’au portail et, là, ils virent les silhouettes lointaines de Joël et Camille. D’un commun accord, ils se séparèrent comme l’avait prévu Camille : Eddy suivit les pas du jeune homme, et Nathan la poursuivit, animé par la haine qu’il entretenait depuis toujours avec elle. La rouquine se réjouissait à l’avance de la course poursuite qui allait se jouer à Bobigny, ce matin-là. Avec un sourire satisfait, elle referma un petit miroir de poche qui lui avait permis d’observer son ennemi derrière elle.
– J’espère que t’es prêt, Nathan, parce qu’on va bien s’amuser tous les deux.
Camille dessina mentalement le parcours qu’elle comptait faire. Cela lui prit trente secondes. Trente secondes pour visualiser les raccourcis, les ruelles et les toits de Bobigny, ainsi que pour transformer tout ceci en labyrinthe pour Nathan. La jeune fille était prête à prendre tous les détours possibles pour perdre un Espion confirmé et arriver son but : l’Hôtel de Police.
La route serait longue, mais amusante. Tout en marchant droit devant elle, Camille observait de temps en temps Nathan la suivre grâce à son petit miroir de poche. Elle avait renoncé à passer par les toits de Bobigny, car ce genre de chemin n’était habituellement utilisé par personne et elle n’arriverait pas à perdre l’Espion sur ce territoire qui n’appartenait qu’à eux.
La jeune fille avait en tête une bien différente astuce en tête. Après avoir dépassé le stade sportif, elle passa sous le pont de la voie ferrée et continua sa route jusqu’au centre-ville. De son côté, Nathan se posait des questions. Il mourait d’envie de connaître la destination de sa rivale, ne serait-ce que pour avoir le bonheur d’annoncer quelque chose d’assez important à Michaël pour que celui-ci destituât sa favorite.
Très vite, il déchanta. Le marché de la place de la Libération apparut dans son champ de vision et le jeune homme constata avec effroi que la rouquine s’y enfonçait. Les marchés comme celui-ci étaient très utiles pour l’espionnage – c’était d’ailleurs l’une des cachettes préférées des Espions – mais ils devenaient rapidement contraignants dans les situations comme celle où se trouvait Nathan.
Il tenta de suivre Camille par tous les moyens, mais la population dense se multipliait entre eux et la dernière image qu’il vit d’elle fut son profond intérêt pour un étalage de lunettes de soleil. Après cela, quand il parvint jusqu’au marchand, la rouquine avait déjà disparu.
Une dizaine de mètres plus loin, l’adolescente décida de prendre les jambes à son cou et quitta le marché au pas de course. Tôt ou tard, Nathan ne tarderait pas à sortir de là, lui aussi, et s’il ne passait pas les rues au peigne fin, il aurait vite fait de monter sur le toit le plus proche pour tâcher de la retrouver. Une fille aux cheveux rouge sang se remarquerait bien plus facilement qu’une brune ou blonde !
Sûre d’elle, elle s’engagea dans l’avenue la plus proche et privilégia les petites ruelles. C’est de cette façon qu’elle rejoignit le métro et la Préfecture, l’austère bâtiment pyramidal et dissymétrique qui la répugnait tant. Camille se doutait bien que Nathan avait perdu depuis longtemps sa trace (en vérité, il s’était arrêté à cinq cents mètres de là, devant la Mairie, semé par la petite rousse et ne sachant où aller), mais elle refusait de baisser sa vigilance pour autant. Elle savait que le destin pouvait tout à fait remettre le jeune Espion sur ses pas.
La jeune fille remonta la route en direction du nord et traversa l’une des avenues les plus importantes de Bobigny, non sans oublier de vérifier une dernière fois si elle était suivie. Avec soulagement, elle vit le Palais de Justice et son immense et horrible façade bleu vif en verre. Elle tourna brusquement à droite, contourna le bâtiment imposant et se retrouva nez à nez avec l’Hôtel de Police.
Le bâtiment avait pourtant été construit récemment, mais Camille n’osait pas encore y pénétrer. Sa couleur blanche et granite, ses deux étages, l’enseigne « Police Nationale » accrochée à l’angle et la porte coulissante ne lui inspiraient pas confiance.
Surtout la porte, en réalité. Car Camille n’avait jamais mis le pied dans un tel endroit. Les Espions évitaient bien entendu la Police comme la peste et n’avaient certes pas pour habitude de se livrer ainsi d’eux-mêmes… Les doutes et appréhensions qui envahirent ne la troublèrent qu’un instant. Elle faillit faire marche arrière, mais se ravisa pour Joël. Elle prit une grande inspiration, se fabriqua une mine désespérée et se jeta dans la gueule du loup.
S’ils savaient ! Si les flics de Bobigny savaient, en la voyant débarquer à l’accueil du poste, que ce n’était pas là une simple lycéenne affligée, mais bel et bien un de ces Espions qu’ils recherchaient tant !
– Bonjour, lança un fonctionnaire derrière le comptoir. Je peux faire quelque chose pour vous ?
Camille fondit aussitôt en larmes, et attira ainsi l’attention de tous les policiers présents. Tous se retournèrent et paniquèrent alors que les sanglots de la jeune fille devenaient de plus en plus forts. En quelques secondes, elle se vit encerclée par une dizaine d’indésirables (comme les appelait affectueusement Michaël), inquiets de savoir ce qui pouvait la mettre dans un tel état. Ils voulurent la soutenir, lui poser des questions, la rassurer, mais ils ne comprenaient pas le moindre balbutiement qui sortait de la bouche de cette malheureuse. Pour ne rien faciliter, elle cachait son visage ruisselant derrière ses mains.
– Pauv’ concierge… Pauv’… M’sieur Dupont… J’le connaissais bien…
Brusquement, et à la surprise de tout le monde, elle cessa de pleurnicher et se redressa, rebelle. La colère envahit son état d’âme, et elle fit un scandale à l’accueil de l’Hôtel de Police.
– Je veux qu’on me dise la vérité ! Où l’avez-vous mis ?! Où est-il ?! Qu’est-ce qui s’est passé ?! Qui l’a tué ? Qui ?! Qui a fait du mal à M’sieur Dupont ?! J’exige à voir le responsable de l’enquête immédiatement ! Je veux savoir ! Tout de suite !... S’iou plaît...
Sans attendre, ses larmes jaillirent à nouveau, la transformant en véritable fontaine et laissant pantois les policiers qui ne savaient que faire. Ces derniers n’eurent pas l’occasion d’accorder sa requête, car le commissaire, alerté par ce tapage depuis le premier étage de l’établissement, vint de lui-même s’inquiéter des évènements. Camille reconnut aussitôt l’homme présent une heure plus tôt au lycée, devant le corps du concierge. Ses subordonnés lui expliquèrent la situation en deux mots, et après un hochement de tête, le commissaire entraîna l’Espionne dans son bureau.
Camille n’aurait jamais pensé qu’un flic pouvait être aussi bon et digne de confiance. C’était, pour elle, une découverte assez intimidante. Depuis qu’elle faisait partie des Espions, elle était persuadée que plus les flics mûrissaient, plus ils devenaient cons. C’était, en tout cas, la conviction de Michaël.
Mais ce flic-là détruisit tous ses préjugés. Il la fit asseoir face à son bureau, lui demanda si elle allait mieux et reçut un haussement d’épaules en réponse. Par la suite, il ne sut que trop dire et sembla embêté. L’Espionne se demanda s’il n’avait vraiment rien d’autre à faire que d’essayer de réconforter une fille instable émotionnellement.
« Bien sûr que non, malheureuse, c’est un fonctionnaire ! Payés à rien faire, comme d’habitude… »
– Visiblement, vous connaissiez bien Monsieur Dupont… Je suis vraiment désolé pour vous. Ce n’est facile pour personne, ni pour vous, ni pour moi.
Il cherchait pourtant ses mots pour ne pas la brusquer, mais les lèvres de l’excellente comédienne se mirent à trembler et ses yeux noisette menacèrent d’ouvrir les robinets une nouvelle fois. Or, le commissaire voulait à tout prix éviter une inondation dans son bureau.
– Je vous assure que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour découvrir ce qui s’est passé cette nuit-là. D’ailleurs, maintenant que nous sommes rattachés à Paris, c’est la Brigade Criminelle qui va prendre la relève de l’enquête dans les jours à venir. Vous pouvez être sûre que nous trouverons le meurtrier.
Camille acquiesça doucement, mais en son for intérieur, elle se moquait méchamment du système judiciaire.
« Tu parles, Charles ! Jamais vous ne saurez ! On est bien meilleurs que vous ! »
– Le corps de la victime a été transféré temporairement au CHU de Vincennes, ici, à Bobigny, pour une autopsie. Cette première étape nous permettra déjà d’en savoir plus sur les circonstances du crime.
– M’sieur Dupont était tellement gentil avec moi… murmura la rouquine, peinée. Il ne méritait pas ça.
– Personne ne le mérite, Mademoiselle… Euh, votre nom ?
Un visage de faon apparut aussitôt dans l’esprit de Camille.
– Mélissa. Mélissa Beauchamp.
– Très bien. Mélissa, je peux vous offrir quelque chose à boire ? Café ?
– Chocolat ? tenta timidement la jeune fille, provoquant un grand éclat de rire chez son interlocuteur.
– Toutes les mêmes ! Il doit en rester en bas, je reviens.
Le commissaire se leva et quitta le bureau, en quête du chocolat chaud de cette pauvre adolescente. Quelques secondes après qu’il eut refermé la porte derrière lui, Camille se leva à son tour et se mit précipitamment à la recherche de la gourmette. Le bijou ne pouvait se trouver qu’ici. Elle se souvenait avoir vu les techniciens de scène de crime le glisser dans un sachet en plastique et le remettre à un subordonné du commissaire. Elle devait, pour Joël, mettre la main dessus avant que la Crim’ ne réclamât la pièce à conviction.
Son air malheureux et ses larmes avaient totalement disparu pour faire place au sérieux d’une tâche demandant rapidité, stratégie, concentration, et efficacité. Non sans oublier d’enfiler ses gants en laine, elle fit le tour du bureau et commença sa fouille. Par chance, la recherche ne dura pas plus d’une minute, car le sachet enfermant la gourmette en argent venait à peine d’atterrir sur le meuble et le flic n’avait pas eu le temps de la ranger dans un endroit plus sécurisé. La récolte était fraîche, aurait dit Michaël.
La rouquine vérifia le contenu du sachet, puis l’enfourna dans son sac. Cependant, l’absence d’une pièce à conviction de cette importance créerait davantage de doutes si elle n’était pas justifiée… Mais Camille était une fille pleine de ressources, ce que clamait également le chef des Espions à ses collaborateurs.
D’une main, elle saisit un post-it, de l’autre, un stylo, et écrivit en toute hâte, en prenant bien soin de déformer son écriture :
« Gourmette envoyée à la PS de Paris pour analyse »
Il coulerait un laps de temps assez important avant que la Police scientifique et l’Hôtel de Police de Bobigny se rendissent compte d’avoir été berné. De plus, s’ils arrivaient jusqu’à la piste de Mélissa Beauchamp (ce dont elle doutait fortement), force serait de constater que cette belle et délicate jeune fille n’était pas exactement celle qu’on désirait retrouver au départ… Et si dans le pire des cas, cela venait à dégénérer pour ses fesses (mais Camille n’y croyait pas vraiment), Michaël interviendrait alors et là, tous regretteraient de lui avoir cherché des noises. Oui, ce plan pouvait marcher.
Satisfaite, elle colla le bout de papier là où se trouvait le sachet auparavant, et reprit sa place derrière le bureau. En attendant le retour du policier, elle ôta sagement ses gants et se reconstitua un visage en deuil.
Peu de temps après, le commissaire revint dans son bureau, un air de victoire collé au visage et un gobelet fumant à la main. Il tendit son chocolat chaud à la jeune fille, qui le remercia d’un sourire contrit. Camille n’avait désormais plus qu’une envie : s’enfuir de cet endroit dangereux. Pour ce faire, elle but sa boisson d’une traite. Le commissaire la regarda faire, amusé. Depuis le siège de son bureau, il n’avait même pas remarqué l’absence de la gourmette, ni le post-it collé non loin de lui.
« C’est dans la poche, ma fille. Tu t’es débrouillée comme un chef, comme d’habitude »
– Je crois que le mieux qu’il me reste à faire, maintenant… C’est de rentrer chez moi. Vous m’avez quelque part rassurée, M’sieur le Commissaire. Je suis contente que M’sieur Dupont soit entre de bonnes mains, maintenant.
– Voulez-vous que je vous tienne au courant de l’avancée de l’enquête ?
– Mmmh… Il vaudrait mieux que j’essaie d’oublier cette histoire, non ?
– Vous avez raison.
La jeune fille se leva maladroitement et adressa un sourire timide au flic. Ce dernier en était tout attendri et décida de la raccompagner jusqu’à la sortie de l’Hôtel de Police.
« Diantre, Camille, tu t’es vraiment surpassée ! »
– Au revoir, Mélissa, fit-il chaleureusement en lui serrant la main. Prenez bien soin de vous.
– Au revoir, M’sieur le Commissaire. Merci pour le chocolat… et merci pour tout.
C’est avec un sourire à la fois carnassier et triomphant que Camille s’éloigna de l’Hôtel de Police. Mission accomplie ! Et ce, avec une chance quasi nulle d’être embobinée dans l’enquête sur l’assassinat du concierge. La jeune fille était vraiment fière d’elle.
Sa joie dura seulement quelques instants, car désormais, il fallait faire preuve de prudence pour retourner chez Joël sans se faire intercepter par Nathan. L’opération fut délicate, mais réussie. La rouquine traversa le centre-ville d’un pas rapide, optant une fois encore pour les ruelles oubliées, et ne fit aucune mauvaise rencontre jusqu’au quartier paisible de Joël.
Camille ralentit la marche lorsque le pavillon des Ajacier fut à quelques mètres d’elle. Elle s’arrêta à l’angle de la rue et observa les alentours avec beaucoup d’attention, persuadée que le coin était sous surveillance. L’endroit était désert, mais la jeune fille restait sceptique. L’Espionne devinait la présence d’Eddy. S’il ne traînait pas dans la rue, il se trouvait sûrement sur un toit. L'inconvénient, c’est que de là où elle se situait, elle n’avait absolument aucune vision sur les hauteurs de Bobigny, même en courbant la nuque jusqu’à ressentir les douleurs d’un torticolis.
Alors, Camille haussa les épaules et envoya mentalement tous les Espions au diable. Elle s’engagea dans la rue et s’arrêta devant le deuxième portail en fer forgé, qui ouvrait sur le jardin des Ajacier, qu’elle poussa sans hésiter. Elle s’aventura sur le petit chemin fait de dalles, jusqu’à arriver à la porte en bois massif. La fin du parcours du combattant.
C’est Flavie qui lui ouvrit, dix secondes plus tard. Ses yeux doux apaisèrent l’adolescente, qui remarqua pourtant son air contrarié. Une fois de plus, son rejeton lui causait bien des soucis.
– Ah Camille, Dieu merci, tu es là ! J’espérais vraiment que tu viennes à la maison… Joël semble très mal, je ne sais pas ce qu’il a, il n’a rien voulu me dire…
– Ne vous inquiétez pas, Madame Ajacier. Je suis là.
Reconnaissante, la mère de Joël la laissa entrer dans la maison et lui apprit qu’elle pourrait trouver son fils dans sa chambre.
– Je n’ai pas besoin de te dire où elle se trouve… souligna-t-elle, amusée, alors que Camille s’engageait déjà dans l’escalier après l’avoir remerciée.
Lorsque l’adolescente poussa doucement la porte de la chambre de son petit ami, elle fut surprise par l’obscurité qui y régnait. Les volets et rideaux avaient été rabattus, et seul l’aquarium éclairait un angle de la pièce. L’Espionne, habituée au noir, distingua sans difficulté Joël, couché sur son lit. Elle s’approcha et vint se glisser à ses côtés. Après avoir posé son sac à ses pieds, Camille se pelotonna contre lui de manière rassurante et laissa danser ses longs doigts raides sur le corps voisin.
– Joël ? appela la rouquine dans un chuchotement.
– Mmh ?
– Comment tu te sens ?
– Comme le concierge… Anéanti.
Il sentit le souffle chaud de sa sorcière préférée dans le creux de son oreille et un doigt qui sillonnait le long de sa gorge. Il déglutit.
– Tu sais, Joël, quand je donne ma parole, je la tiens toujours. Avant que je te rende ce qui est à toi, promets-moi à ton tour que tout ceci restera entre nous.
– Je te le promets.
Camille s’agita derrière lui, et Joël entendit un sachet se déchirer dans le silence de sa chambre. L’Espionne s’arrêta de bouger et se mit à tripoter le bijou tout en le reniflant.
– Merde ! J’avais zappé qu’elle avait baigné dans le sang !
Maudissant la rouquine pour avoir laissé échapper un détail dont il se serait bien passé, Joël ferma les yeux, l’image du cadavre lui revenant tout à coup à l’esprit. Quant à Camille, elle actionna la lumière sans se soucier de l’éblouir et bondit du lit pour se ruer dans la salle de bain. Deux minutes plus tard, elle réapparut dans la chambre, la mine satisfaite, la gourmette nettoyée dans la main. Elle alla s’asseoir et se pencher sur Joël qui jurait encore contre elle, la tête enfouie dans son oreiller.
– Tiens, voici ta gourmette, murmura-t-elle, alors qu’elle lui attrapait le poignet et lui accrochait le bijou en argent.
Ému, le jeune homme ouvrit difficilement les yeux et s’assit en tailleur, face à l’Espionne. Son regard profond ne possédait pas la froideur habituelle, et il devina que cette affaire l’avait, elle aussi, beaucoup affectée. Un coup d’œil scrutateur à sa gourmette pour vérifier son authenticité (de toute façon, c’était la seule au monde qui avait baigné dans le sang d’un concierge assassiné !), et il reporta son attention sur celle qui avait sauvé son honneur et, inévitablement, celle de sa famille. Il allait la remercier, mais Camille le coupa sèchement.
– Ne me demande pas comment je l’ai récupérée. Ne me demande rien du tout. Ce sujet est clos. Maintenant, viens ici et oublie toute cette histoire.
Joël n’en demandait pas plus. Il se réfugia dans les bras qu’elle lui tendait et se laissa bercer doucement contre sa poitrine. Son parfum délicat effaça cette matinée contrariante de sa mémoire. Finalement, il ne tarda pas à s’endormir contre elle, loin de tout, loin des Espions, loin de la Police. La seule qui comptait, c’était Camille.
– Monsieur, annonça platement Paul, à l’entrée du salon.
– Mmmh ?
– Vous avez de la visite.
– Je n’attends personne et je suis occupé. Congédiez.
– Monsieur… Permettez-moi d’insister. Cela paraît urgent et grave.
Le majordome se sentait fort gêné en ce début de soirée. Son maître jonglait entre son téléphone, son ordinateur et un plan de Paris, et il comprenait son débordement. Du temps, il n’en avait pas, et Paul en était conscient. Cependant, les deux visiteurs lui avaient semblé plus secoués qu’à leur habitude et l’avaient supplié de convaincre le maître des lieux de les recevoir.
– Et qui se permet de venir ici sans me prévenir ? gronda Michaël, avisant son serviteur d’un regard à la fois sévère et agacé.
– Nathan et Eddy, Monsieur.
– Renvoyez-les. Je ne veux pas les voir.
– S’il te plait, Michaël ! s’écria Nathan, désespéré, en bousculant le majordome pour faire une entrée paniquée dans le salon.
Eddy le suivait timidement, restant en retrait, mais Michaël n’avait d’yeux que pour le premier. Il nota en son for intérieur l’anxiété apparente sur son visage, et qui ne lui ressemblait pas, mais ne fit voir que la colère noire qu’il ressentait à l’encontre du jeune Espion qui osait le déranger.
– C’est Camille ! ajouta Nathan dans une dernière tentative, comme si « Camille » était le mot magique pour attirer l’intérêt du patron.
– Quoi ? Non mais… Attendez, attendez là ! rugit Michaël, hors de lui. C’est quoi ce bordel ?! D’où vous débarquez comme ça déjà ?! Sans prévenir ! Je n’ai pas le temps de vous recevoir, je suis sur un coup énorme, là ! Putain, mais pour qui vous prenez-vous ?! Vous pensez peut-être que je suis à vos pieds comme n’importe quel autre branquignol ?! Et ensuite, Camille ! Stop ! Trop de choses à la fois, là ! Paul, un whisky ! Je sens qu’on va me faire chier ce soir !
Alors que Paul se hâtait d’obéir, Nathan décida de tenir tête au chef des Espions, qui ne décolérait en rien.
– Michaël, je te rappelle que c’est toi qui nous as chargés de surveiller Camille en septembre, lança durement le jeune homme, et de te prévenir au moindre problème.
– C’est une raison pour venir à l’improviste ? répliqua l’intéressé avec mauvaise foi, car il savait que sa jeune recrue avait raison.
– C’est assez grave pour qu’on se le permette. Camille n’est pas franche avec toi, avec nous, avec tout le groupe.
– Allons bon, ironisa Michaël. Paul, rajoute-moi un second verre. Je vais en avoir besoin.
L’Espion se leva de son bureau et alla s’asseoir sur son fauteuil préféré. Une fois installé confortablement avec ses deux whiskys et son paquet de cigarettes, il fit signe aux deux garçons d’approcher.
– Je vous écoute. Faites vite. Je ne vous accorde pas plus de dix minutes.
– Hier, il s’est passé quelque chose qui nous a alertés, Eddy et moi. Tu dois savoir que le corps du concierge a été découvert au lycée, que tous les élèves l’ont vu et que les flics sont venus l’embarquer.
– Oui. Le préfet de Police a même fait un discours aujourd’hui à ce propos, ajouta Michaël. Et alors ? Où est l’ennui ? Tu veux empêcher les flics de faire leur travail, mon pauvre Nathan ?
– Camille et Joël nous ont échappé à ce moment-là, continua l’Espion, ignorant les sarcasmes du chef.
Michaël se redressa un peu plus dans son fauteuil, intrigué, et cessa de faire tourner les glaçons dans son verre de whisky. Il attendit la suite.
– Nous avons pu nous mettre à leur poursuite à temps. Ils ont pris deux chemins totalement opposés.
– Où sont-ils allés ?
– Eddy a suivi Ajacier jusqu’à chez lui.
– Et Camille ?
Peut-être à cause d’un mauvais pressentiment, la voix de Michaël tremblait légèrement. Nathan baissa la tête, embêté. L’Espion en chef sentit son cœur s’accélérer et craignit le pire.
– Elle m’a semé en chemin.
– Quoi ?! Nathan, espèce de bon à rien !
Devant les hurlements de Michaël, Eddy jugea bon d’intervenir en faveur de son ami. Il s’avança à son tour et s’adressa, non sans crainte, à son supérieur.
– Je suis resté toute la matinée caché devant la maison des Ajacier. Vers 11 h 30, j’ai vu Camille qui rejoignait Joël chez lui.
– Qu’a-t-elle fait entre temps ? C’est ça qui m’intéresse. Elle n’est pas censée le quitter d’une semelle.
– Nous l’ignorons, continua sérieusement Eddy. Il n’y a qu’une certitude, Michaël… Ce matin, Joël Ajacier portait à nouveau sa gourmette.
Le verre s’écrasa sur le carrelage dans un éclatement de cristal et les fit tous bondir, hormis Michaël qui restait pétrifié par une telle nouvelle. Tous se turent, attendant une réaction. Or, le premier geste que fit Michaël fut de se lever et boire d’une traite le second whisky. Paul se précipita pour ramasser les dégâts, pendant que son maître faisait les cent pas dans le salon, tourmenté. Sous l’effet de l’anxiété, une veine ressortait même sous sa tempe et faisait craindre aux deux Espions une fureur dont personne ne se remettrait.
– Non, ce n’est pas possible… marmonna Michaël pour lui-même. Elle n’aurait jamais osé faire ça. Non. Jamais.
– Les filles sont trop sentimentales, souligna Nathan. On t’avait prévenu qu’une fille dans le groupe n’était pas une bonne idée.
– Camille n'est pas sentimentale.
– Tu devrais la voir au lycée, Michaël… Elle le dévore des yeux.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Michaël passa instantanément de la contrariété à une colère noire, d’une ampleur bien plus considérable que la première qu’il avait ressentie à l’arrivée des deux Espions. La statue d’une déesse grecque, non loin de là, se retrouva brisée en mille morceaux à son tour.
– Dehors ! aboya Michaël à l’attention de toutes les personnes présentes autour de lui. Je ne veux voir plus personne !
Sa fureur retomba d’un coup, et d’une voix trop calme pour être vraie, le chef des Espions leur assura :
– Je dois prendre une décision.
« Et moi je vis ma vie à pile ou face, toutes mes émotions à pile ou face, chaque sensation à pile ou face, sans hésitation… un coup je passe, un coup je casse ! »
Extra Deux : Elle et Lui
« Elle m’a touché, c’est foutu… »
En fait, il n’avait pas pu la rater. Il revenait du Sénat, suite à une petite infiltration personnelle, et avait choisi de se balader dans les Jardins du Luxembourg pour profiter de cette belle journée.
Il aurait pu ne pas la voir, et sa vie serait alors restée « normale ». Mais Michaël était un fin observateur, et le rouge pétant de ses cheveux ne lui avait pas échappé. Elle était assise sous un arbre, le regard vide, les doigts dans le gazon, le dos arrondi par le vécu, et il l’avait remarquée, elle, cette fille invisible. Il avait tout de suite été fasciné.
Cette adolescente de quatorze ans lui avait tapé dans l’œil, et il ignorait encore à quel point sa vie allait changer. Michaël l’épia toute l’après-midi, intrigué, n’hésitant pas à annuler ses rendez-vous de jeune terroriste. Pas une seule fois elle n’avait bougé d’un pouce. Il ressentait toute la tristesse qu’elle éprouvait et souhaitait ardemment connaître la cause de son malheur.
Pour satisfaire sa curiosité, Michaël l’espionna pendant plusieurs semaines. Bien entendu, elle ne se douta de rien. Au bout d’un certain temps, il apprit qu’elle s’appelait Camille Laurier et qu’elle arrivait tout droit d’un petit village du sud de la France, Saint-Rémy de Provence. Son père avait demandé sa mutation à Paris. La mère de Camille était frappée par une grave maladie, et il était persuadé qu’elle recevrait des soins de meilleure qualité dans les hôpitaux de la capitale.
Hélas, elle mourut près de son mari et sa fille peu de temps après. Le chagrin de Camille était si intense que son père, lui-même dévasté, ne parvenait pas à lui redonner le sourire et le goût de vivre.
Il lui offrit pourtant un chiot labrador pour lui tenir compagnie. Michaël apprit qu’elle l’avait baptisé Douceur, et vit que Camille l’éduquait sévèrement. L’Espion avait été fort étonné devant l’obéissance de l’animal, et n’avait pu qu’admirer l’autorité de la jeune fille. Cependant, il la surprit une fois à serrer fort Douceur dans ses bras. La chienne représentait son seul soutien devant le deuil et le mutisme de son père.
Enfin, elle était une bonne élève, bien que renfermée sur elle-même et sans amis.
Oui, la malheureuse Camille Laurier était seule et ignorait totalement qu’un illustre inconnu partageait sa peine, désirant plus que tout l’aider. Mais que pouvait-il faire, lui, chef d’un réseau d’espionnage encore jeune et méconnu ?
Un jour de forte pluie sur Paris, Michaël prit son courage à deux mains et décida d’aller à sa rencontre. Il était un peu nerveux à l’idée d’entrer officiellement dans la vie de Camille Laurier, et ne voulait pas échouer dans ce qu’il s’était promis.
Armé d’un parapluie, il sortit de l’ombre et s’approcha d’elle. Assise sur un banc du Jardin du Luxembourg, le parc où elle avait ses habitudes, elle ne prêtait pas attention à la pluie qui s’abattait sur elle.
Lorsque le parapluie de Michaël recouvrit le haut de sa tête et dériva la trajectoire de l’eau, elle n’eut aucune réaction. Pourtant, elle avait bel et bien remarqué la présence derrière elle d’un inconnu.
– Ce n’est peut-être pas le meilleur temps pour se promener sans parapluie, lança-t-il gentiment, tout en s’asseyant à ses côtés.
– Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour m’aborder, répliqua la jeune fille.
Si elle était plus âgée, il en serait tombé amoureux rien que par sa façon de le saluer. Mais ce n’était pas l’amour qui avait frappé Michaël ce jour-là. C’était une opportunité. Cette petite, torturée par la vie, avait l’âge d’être sa sœur. Il nourrissait l’envie de lui apprendre à se battre, à retrouver une existence, devenir une autre personne, et voir dans l’avenir. S’il la prenait sous son aile, il la protégerait et elle aurait quelqu’un à qui se rattacher.
– Excuse-moi, Camille.
– Comment connaissez-vous mon nom ? demanda-t-elle, intriguée, tournant pour la première fois le visage vers lui.
– Oh. J’ai tendu l’oreille.
Elle n’était qu’à moitié convaincue et décida de ne plus lui adresser la parole. Michaël resta autant de temps qu’il le fallut. Aucun des deux ne voulait partir. Après une demi-heure à être assis à ses côtés, Michaël ne résista pas à la tentation de faire glisser une mèche de ses cheveux acajou derrière son oreille. Camille fit un bond, surprise, et interrompit le silence qui s’était établi entre eux.
– Qui êtes-vous ? fit-elle, troublée comme elle ne l’avait jamais été de sa vie.
– Je m’appelle Michaël… et l’État, c’est moi.
– Ben voyons, vous êtes Louis XIV ? ironisa la rouquine, devant l’air mutin de l’inconnu.
– Non.
– Vous parlez comme lui, et vous parlez comme les Espions. M’étonnerez pas que vous en soyez un…
Michaël, émerveillé par tant de perspicacité, hocha la tête. Son cœur battait de plus en plus fort pour cette adolescente. S’il la prenait sous son aile, elle irait loin. Très loin.
– Comment tu connais l’existence des Espions alors que personne ne s’en soucie ?
– Je me renseigne, répondit très sérieusement la rouquine.
– Camille, tu es une jeune fille très étonnante. Beaucoup de mes hommes sont loin d’être aussi intelligents que toi. Ce que tu découvres aujourd’hui, l’auraient-ils découvert, eux, s’ils avaient été dans la même situation ?
– Je ne connais pas l’équipe de branquignols qui vous sert. Je sais juste que Peter Pan disait que les filles sont bien trop intelligentes pour tomber de leur berceau.
– Il n’avait pas tort. Elles sont bien trop intelligentes pour tomber des toits aussi.
Cette conversation étrange avec Michaël, qui ne menait à nulle part, resterait gravée à tout jamais dans la mémoire de Camille. Elle se demandait bien comment deux êtres comme lui et elle pouvaient s’entendre à merveille.
– Vous n'avez pas peur de le crier dans la rue ? demanda Camille, curieuse.
– Quoi donc ?
– Que vous êtes un Espion. J'aurais pourtant pensé que les Espions étaient bien plus discrets…, voire surnaturels à des moments. Vous êtes bien imprudent.
– Camille, regarde autour de nous. Les gens sont égoïstes. Ils ne regardent plus personne, ils font la sourde oreille à tout. Moi, je vois tout, et j'entends tout. Leur faiblesse est ma force.
– Ce monde est pourri.
– Camille, je veux t'aider.
– Je suis votre homme.
Camille n’avait pas l’âge pour participer aux missions de Michaël et ses hommes, ne serait-ce que pour une infiltration. Le chef des Espions la conservait précieusement au chaud, et loin de l’activité terroriste de son groupe. Cette exclusion ne plaisait guère à la rouquine, mais elle s’était très vite rendu compte que son protecteur n’était pas du genre à changer ses plans pour une si infime personne et qu’elle devait mieux se faire oublier. Jusqu’à ce que ce fût son tour, tout du moins.
Camille n’était Espionne que par le statut qu’elle portait. Pour les hommes de Michaël, elle n’était qu’une fantaisie, un divertissement pour le patron, un passe-temps dont il se lasserait bientôt. Ils refusaient de croire à une « Camille sur le long terme », surtout qu’elle ne pouvait pas s’investir dans les activités du groupe. Le seul qui l’avait également prise sous son aile, et s’était lié d’amitié avec elle, n’était autre que Tonio, le second de Michaël.
Les rares fois où elle le voyait, il faisait tout son possible pour l’amuser et l’intégrer dans le clan – en vain. Camille avait appris chez les Espions à ne jamais accorder sa confiance, et c’était une leçon qu’elle appliquait avec tout le monde, même avec Michaël. Seul Tonio avait réussi à transpercer ce barrage invisible et demeurait le seul auquel Camille mettrait sa propre vie dans ses mains.
Tous les Espions reconnaissaient que la jeune fille n’était pas utile, mais tous savaient également que Michaël la prenait parfois avec lui pour la former. Et c’était plutôt ce fait qui dérangeait bon nombre d’entre eux. Car qui disait formation voulait forcément dire mise à l’œuvre, opérationnalité, ou encore pire : intégration.
Pendant des mois, Camille parcourut les toits de Paris avec Michaël. Elle apprit tous les raccourcis, toutes les cachettes, toutes les portes et tous les escaliers qui menaient à ces toits si convoités par les Espions. Elle y découvrit toutes ces beautés qu’elle ne connaissait pas, et s’amusa à les arpenter avec Michaël, de long en large et en travers.
Il lui apprit aussi, toujours sur ces toits, les valeurs des Espions, mais aussi à se défendre. À attaquer. À viser. Rien n’était omis dans l’éducation de Camille, qui oubliait au fil des jours son chagrin et s’impliquait à fond dans sa nouvelle vie. Elle continuait à supplier Michaël de lui laisser une chance de faire ses preuves, de lui offrir une mission faite pour elle ou n’importe quoi qui pourrait la responsabiliser. Il refusait. C’était trop tôt.
Enfin, arrivèrent parmi les Espions, deux jeunes hommes motivés, qui se nommaient Nathan et Eddy. Michaël aimait l’ambition du premier, et la discrétion du second. Il appréciait d’autant plus ces deux nouvelles recrues que celles-ci étaient jeunes, inséparables, et faisaient du bon travail en équipe tant ils se complétaient. Ils étaient à peine plus âgés que Camille, et à un an de la majorité. La rivalité entre les trois personnages s’installa dès leur première rencontre. Tous trois étaient encore jeunes pour se charger de missions, mais ils aspiraient dans un futur proche à faire leurs preuves. Michaël avait aussi enseigné quelques rudiments à Nathan et Eddy, et Camille était persuadée qu’il leur avait donné déjà des petites responsabilités « gentilles » au sein du groupe. Elle n’avait toujours rien. Elle était là avant eux, et n’avait toujours rien fait.
Aussi, quand Michaël avait le dos tourné, menaces, disputes, coups de gueule, et bagarres éclataient entre les trois jeunes Espions. Bien évidemment, Camille perdait à chaque fois et essuyait coup après coup, sans broncher, et jurait de se venger un jour ou l’autre.
Jurer. Celui qui donnait sa parole d’Espion la tenait toujours. Camille appréciait énormément les valeurs de ce groupe peu banal. C’était un combat tous les jours, c’était des terroristes contre la société, certes… mais c’était avant tout des gens loyaux, très attachés à leurs rituels et leurs superstitions. Le poignard de Michaël était d’ailleurs le plus connu d’entre tous.
Camille avait entendu beaucoup d’anecdotes à ce sujet, sans jamais être témoin du spectacle le plus sanglant que Michaël pouvait donner. Néanmoins, elle l’acceptait. Elle acceptait qu’il soit parfois sans-cœur. Car avant tout, Michaël était un homme juste. Et comme tout homme qui voulait rendre la justice à sa matière, il tuait uniquement les personnes qui le méritaient : les assassins, violeurs, traîtres, ou encore les petits curieux qui se mêlaient de ce qui ne les regardaient pas et qui en savaient trop. Et la justice, c’était là l’une des premières valeurs des Espions, que partageait totalement la jeune fille.
Être Espion, ce n’était pas un métier ou une vocation. C’était un mode de vie, des habitudes du quotidien, des valeurs. En fait, on était Espion ou on ne l’était pas. C’était une nature même.
– Et ben alors, pourquoi tu tires cette tête ?
– Camille déménage à Bobigny. Son père a trouvé du travail là-bas.
– Bobigny, carrément ? Non mais Michaël, t’as vu tout ce qu’il y a comme agressions dans ce bled ? Tu ne peux pas la laisser y aller ! Ils ont encore cramé un bus il y a deux jours, et cette fois-ci, ce n’était pas Nathan !
– Et tu veux que je fasse quoi, Tonio ? Que j’aille mettre un couteau sous la gorge de son père en le menaçant : « Restez à Paris, parce que j’en ai pas fini avec votre fille ! » ?! Non. Ce ne sont pas les dangers de la banlieue qui m’embêtent. Si un gars cherche à faire du mal à Camille, elle lui fera amèrement regretter.
Silencieux, Tonio s’assit sur la table de la salle de réunion et observa son ami faire les cent pas devant lui. Michaël était soucieux. Il était encore trop tôt pour que Camille volât de ses propres ailes, sans lui. Beaucoup trop tôt.
– Elle est encore fragile. Psychologiquement, je veux dire.
– Oh que c’est mignon.
Le chef des Espions s’arrêta devant lui et lui jeta un regard noir. Tonio ne s’en formalisa pas pour le moins du monde.
– Je sais comment ça va se passer. Elle aime son père, il l’aime aussi, mais il n’a plus rien à lui donner. Cet homme est à bout, usé par la vie. Il a trop souffert. Camille ne supportera pas longtemps le désespoir de son père. Elle rechutera à coup sûr. Et si, en plus, je l’ai moins à portée de mains, elle pourrait se sentir délaissée.
– Responsabilise-la, suggéra l’Espion, tout sourire.
– Quoi ?
– C’est de toi qu’elle se lassera si tu ne lui donnes pas une mission. Elle n’en peut plus d’attendre, tu le vois bien.
– Elle n’est pas encore prête.
– Arrête, Michaël ! Elle est prête pour n’importe quoi ! T’as déjà vu une fille aussi bien formée pour accomplir la plus impossible des missions, aussi motivée pour obéir à tes ordres, que Camille ?!
– Il lui manque une chose.
– Et quoi donc ? Quoi, Michaël ?! Qu’est-ce qui lui manque, bordel ?!
Tonio s’énervait rarement. Mais là, il ne comprenait réellement pas pourquoi Michaël se bornait à couver Camille. En fait, il n’avait aucune idée des projets de son ami la concernant, et cela le contrariait assez. C’était la première fois qu’il se sentait mis de côté.
– C’est pas une femme ! répondit alors l’Espion en chef, agacé.
– Hein ? Mais t’es con ou quoi ! Camille est une véritable petite femme, ne viens pas me dire le contraire, t’as vu comme tu la regardes ?!
– Non, tu ne comprends pas. Camille n’a pas l’esprit d’une femme. Il faut qu’elle développe sa féminité, sinon, elle n’est bonne à rien.
Le regard de travers que lui lança Tonio le fit rouler des yeux, et l’obligea à s’expliquer plus précisément sur ce qu’il attendait de sa petite protégée.
– On n’a jamais eu de femmes, chez nous. Marie ne compte pas, tu penses bien. Mais Camille, tu vois, elle a un énorme potentiel dont elle n’a pas encore conscience. Elle est encore jeune, elle s’en fout. Moi, ce que j’attends, c’est quand elle aura compris que les femmes, et donc elle, ont quelque chose de plus que les hommes. Et ce quelque chose, Tonio, c’est la séduction. Avec ça, elles peuvent mettre n’importe quel homme au tapis. Alors oui, Camille est déjà une très bonne Espionne, intelligente, rusée, pleine de ressources… Mais imagine, Tonio, lorsqu’elle sera plus âgée... Elle sera la plus redoutable et la plus manipulatrice d’entre nous !
– Excuse-moi de te contrarier, très cher ami, lança l’Espion, ironique, mais je n’arrive pas à imaginer Camille en Lara Croft. Déjà, Camille n’atteindra jamais la moitié de la poitrine de Lara. Et jamais elle ne portera de débardeur décolleté et petit short assorti…
– Ça viendra, Tonio. Avec elle, je m’attends à tout. Il lui faut juste du temps… et un peu d’expérience. Et je pense finalement que tu as raison. L’expérience, elle l’aura si je la mets sur un coup rien que pour elle. Je vais me renseigner, et je te tiendrai au courant.
Plusieurs semaines passèrent après cette discussion privée entre les deux associés. Camille avait finalement déménagé à Bobigny, dans un HLM, de plus en plus amère par la tournure que prenait sa vie. Pour ne rien arranger, Nathan et Eddy logeaient dans la même ville, et elle irait au même lycée qu’eux. Louise Michel, s’appelait-il. D’après les recherches de la rouquine, il s’agissait d’une enseignante révolutionnaire, très active, déportée, et maintes fois emprisonnée. Sa vie passionnait Camille. Elle aurait voulu être comme elle.
Un jour, au beau milieu du mois d’Août, Michaël la convoqua à la Place des Vosges, à Paris, son nouveau quartier général. Il disait avoir quelque chose spécialement pour elle. Une telle annonce provoqua une lueur d’espoir dans le cœur de la jeune fille, espoir qui se confirma lors de ce rendez-vous, où l’attendaient Michaël et Tonio.
Après son entrée, les deux jeunes hommes l’avaient détaillée de la tête aux pieds. Ils avaient échangé un regard affirmatif et décrété que le moment était venu, pour elle, de commencer sa première mission.
– Non, c’est vrai ?! s’écria Camille, stupéfaite.
– Hélas, répondit Michaël. Mais j’ai confiance en toi.
– Ce n’est pas une grosse mission comme tu en rêves, ajouta Tonio sérieusement, mais c’est un début.
– Détaille ou je fais un malheur.
Michaël prit le temps de s’asseoir dans son fauteuil en cuir, à côté de son associé appuyé sur l’accoudoir, et croisa les jambes très sérieusement. Arrête de te la péter et crache le morceau, avait très envie de dire Camille. Mais cela n’aurait probablement pas plu à son patron.
– Je me suis renseigné sur les politiciens habitant à Bobigny. Il n’y en a qu’un, assez taré pour aller crécher là si tu veux mon avis, et c’est Pierre Ajacier.
– Qui c’est ? demanda la jeune fille, intéressée.
– Un sénateur, et pas n’importe lequel. Il a le bras long, peut-être même plus que moi, et c’est l’un des plus écoutés et des plus influents parmi les siens. Ce serait intéressant, très intéressant même, d’avoir la main dessus. Ce serait comme avoir une voix au Sénat, tu visualises ?
Camille hocha la tête, silencieuse, et attendit la suite. Tonio semblait lui aussi guetter les explications de Michaël, même s’il savait déjà de quoi il en retournait. En fait, seule la réaction de la jeune Espionne l’intéressait. Mais non. Le grand patron paraissait soudainement contrarié et n’avait pas l’air de vouloir reprendre la parole.
– Et alors ? finit par insister Camille, qui sentait son cœur battre à tout rompre sous l’intensité de la curiosité. Qu’est-ce que je dois faire pour que tu aies ce type à ta botte ?!
– Il a un fils, répondit Michaël avec beaucoup de mauvaise foi. De ton âge. Et qui, coïncidence ou pas, est scolarisé dans le même lycée où tu vas te retrouver en septembre.
– Il est simplement en train de t’expliquer qu’un gars va rentrer dans ta vie, et que ça l’emmerde grave, traduisit Tonio, moqueur.
Camille ouvrit de grands yeux, stupéfaite. Michaël cachait mal sa frustration, et son associé avait de nouveau mis le doigt là où ça faisait mal. Le chef des Espions avait beaucoup de difficultés à accepter de prêter sa protégée à un jeune garçon, fils de sénateur de surcroît. Comme parler de Joël Ajacier lui écorchait la gorge, Tonio trouva plus judicieux de prendre la relève.
– Il s’appelle Joël, il est fils unique, et c’est, dans l’ensemble, un bon garçon.
– Un p’tit con, oui, marmonna Michaël.
– Ne l’écoute pas, Camille. Son père le destine à un brillant avenir…
– Il ne fout rien en classe, continua le patron, qui semblait se consumer de l’intérieur.
– Il y arrivera s’il se bouge un peu, on va dire. Ce garçon est assez intelligent, mais il le cache. Il subit une ambiance politique à la maison, à cause de son père, et c’est lourd à porter. D’où le relâchement au lycée. Il a l’air simplet comme ça, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il ait un sacré caractère derrière son visage de poupon. C’est pourquoi, moi, je le vois très bien avocat.
– Et moi, je serai Président de la République.
Camille suivait la conversation avec beaucoup d’intérêt, mais passait outre les sarcasmes de Michaël au sujet de Joël. Une vague idée sur le profil de ce garçon flottait dans son esprit, mais il lui fallait encore plus de précisions, sur lui, sur sa mission, pour qu’elle pût réfléchir à un plan d’action.
– Cette année, il sera en Terminale ES, comme toi.
– Qu’est-ce qui te fait dire que nous serons dans la même classe ? demanda la jeune fille.
– Rien du tout, assura Tonio, toujours aussi souriant, mais tu as une chance sur deux de te retrouver avec lui. Nathan et Eddy l’ont d’ailleurs eu deux années de suite comme camarade, c’est te dire à quel point ils se connaissent bien.
– J’ai les ai d’ailleurs chargés de te surveiller, histoire qu’il n’y ait pas de problèmes, ajouta Michaël, un soupçon de fierté dans la voix. Et ne me regarde pas comme ça, Camille, c’est moi qui décide.
La rouquine ravala sa colère, bien malgré elle. Si le conflit entre les deux jeunes Espions et elle s’étendait au quotidien, elle n’y survivrait pas. Physiquement parlant. Elle cachait encore un hématome énorme le long de son dos qui refusait de partir, et dont Michaël ignorait tout (du moins, le pensait-elle).
– Et mon véritable rôle à moi, dans la vie de Joël Ajacier, c’est quoi ?
– J’y viens, répondit Tonio. Joël est tout le temps entouré. Il a quelques amis, mais qui sont de très bons amis, dont un certain Martin. Hormis ses opinions sur la politique qui s’opposent à celles de son père, il n’a aucun problème avec ses parents.
– Pourri gâté, grogna Michaël.
– Et aucun problème avec les filles également. Loin de là.
Ici, alors que Camille arquait un sourcil sceptique, Michaël se passa de commentaire et sortit aussitôt son paquet de cigarettes avec un briquet de la poche de son jean. S’il ne fumait pas, là, maintenant, tout de suite, il s’arracherait les cheveux et se damnerait pour avoir jeté sa chouchoute dans la gueule de Joël Ajacier.
Silencieux, Tonio et Camille écoutèrent la flamme jaillir du briquet et le crépitement du feu sur le bout de la cigarette. La première bouffée passée, le chef des Espions se sentait déjà beaucoup mieux.
– T’es pas sentimentale, tu ne risques rien, rassura alors Michaël, plus pour lui-même que pour la jeune Espionne.
– Tu veux que je drague Ajacier, si je comprends bien ? s’exclama-t-elle, choquée.
– Ouais. Non. Pas vraiment, en fait.
– Stigmatise-le d’abord, précisa Tonio, venant à la rescousse de son associé. S’il est seul, s’il n’est plus entouré de ses amis, il n’aura plus que toi avec qui parler. Il faut que dans quelques mois, il puisse avoir une confiance inébranlable en toi, et là, on pourra agir. Et si, en plus, il devient dingue de toi, c’est dans la poche.
– Je n’y arriverai pas.
Les deux Espions sursautèrent, surpris. Ce n’était pas dans les habitudes de Camille Laurier de baisser les bras devant un défi. Mais là, la jeune fille semblait tout à fait convaincue de son inefficacité.
– Vous m’avez vue ? s’écria-t-elle, en se désignant. Je suis trop asociale pour faire ami-ami avec Joël Ajacier. Et qu’il tombe amoureux de moi, c’est encore plus impensable. En plus, il ne doit regarder que les plus canons, comme tous les mecs. Une fille insignifiante comme moi, et moche comme un thon, il l’ignorera à tous les coups. Je n’ai aucune chance.
– Cam’, tu as un don naturel pour fasciner les gens, confia Tonio. Le reste est à travailler, c’est vrai, mais si nous pensons que tu peux faire tourner la tête de Joël Ajacier, c’est que tu en es réellement capable. Quand tout ça sera fait, on déterminera une date, et tu nous l’amèneras.
– Deviens simplement sa seule et unique amie, ça arrangera tout le monde ! conclut fermement Michaël, qui était déjà à la fin de sa cigarette. Tu voulais des responsabilités, Camille, tu les as. Si tu refuses, ne viens pas te plaindre par la suite.
– Je ne refuse pas.
– Bien. On est d’accord, alors.
– Une dernière chose, fit Camille, soucieuse. Qu’est-ce qui attend Joël Ajacier ?
Tonio lui-même ne le savait pas. La réponse n’appartenait qu’à Michaël, qui n’avait pas encore arrêté une décision définitive sur le sort d’Ajacier junior.
– Tu le tueras ? insista la jeune fille.
– Enfin, Camille, réfléchis un peu, il ne serait plus bon à rien si je le tuais, répondit sévèrement le chef des Espions. S’il me contrarie, bien entendu, un malheur pourrait vite arriver. Mais je pense plutôt à le garder comme moyen de pression sur son pauvre papa… pour le moment. Voilà. Ai-je bien répondu à toutes tes questions ?
La jeune fille hocha la tête, et promit de faire de son mieux pour remplir sa mission.
– Tout se passera bien, assura-t-elle, mais elle ne réussit pas à détendre son protecteur.
– Tiens, Cam’, voici ta victime.
Elle prit la photo que Tonio lui tendait et fit un bond en découvrant Joël Ajacier, virant à toute vitesse sur un skateboard, casquette enfoncée de travers sur la tête, en baggy délavé et T-shirt large aux couleurs pétantes.
– Mon Dieu ! s’écria la rouquine, horrifiée. C’est ça, votre futur avocat ?! Putain, mais c’est pas du tout mon genre ! Vous êtes franchement salauds de me faire ça !
Il n’en fallut pas plus pour rassurer Michaël.
Camille venait de partir. Paul avait refermé doucement la lourde porte derrière elle et enclenché les verrous. Il était l’heure pour Tonio de taquiner Michaël, tous deux restés dans le grand salon, au milieu des cartons causés par le récent déménagement des Espions.
– Son corps s’achève sous des draps inconnus, et moi je rêve de gestes défendus, c’est comme ça…
Michaël ignora totalement son associé qui chantait à tue-tête, et ouvrit son ordinateur portable pour y consulter ses mails. Il savait que s’il lui accordait de l’importance, Tonio ne se priverait pas pour lui faire la morale sur la relation ambiguë qu’il entretenait avec Camille.
– Un peu spéciale, elle est célibataire, le visage pâle, les cheveux en arrière, et j’aime ça…
Il y avait juste un petit ennui avec Tonio, qui empêchait le patron de se concentrer totalement sur sa tâche… Le chant de l’Espion n’était pas aussi juste et clair que Florian, le chanteur du dernier groupe de rock en vogue, les Rescapés, dont Michaël avait beaucoup entendu parler.
– Tellement si belle quand elle dort, tellement si belle, je l’aime tellement si fort…
– Je t’en prie Tonio, tu ne peux pas te taire deux minutes… Pourquoi tu restes le seul qui ne m’obéisse pas, ici ?!
Il connaissait pourtant la réponse. Ils étaient intimes depuis des années, et ce projet de groupe dit terroriste était le leur. Son associé avait apporté autant que lui lors de la naissance des Espions. Sur le plan financier, ce n’était pas faux, mais surtout sur l’idéologie qui faisait des Espions un groupe très particulier.
– Elle a les yeux revolver, elle a le regard qui tue, elle a tiré la première… elle m’a touché, c’est foutu…
– Tonio, bordel ! rugit soudainement Michaël.
L’Espion s’arrêta alors et le fixa sérieusement. Il sauta de la table qui lui servait d’habitude de chaise et s’approcha de son ami pour poser une main amicale sur son épaule.
– Je sais que je te saoule parfois, mais plus ça va, plus je m’inquiète. Tu joues un jeu dangereux, là. Freine, freine, parce que sinon, c’est le mur qui t’attend.
– C’est bien aimable à toi, répliqua l’Espion, pète-sec, mais je gère tout ça, je t’assure.
– Bien. Puisque c’est comme ça, je vais arrêter d’en parler – enfin, je vais essayer, je ne te promets rien. Mais n’oublie pas une chose, Michaël, si tu continues comme ça, tu finiras par être victime d’une de tes propres conneries.
– Elle a l’âge d’être ma sœur.
– Elle n’aura pas toujours dix-sept ans.
– Ça ne changera rien.
– Vous avez dix ans de différence, c’est rien du tout. Il suffit de pas grand-chose, et ça peut aller très loin ensuite. Je te préviens, Michaël, tu veux faire de Camille une femme redoutable, mais fais bien attention parce qu’un jour, elle pourrait user de toutes ses ressources, comme tu dis si bien, sur toi. Et là, tu resteras con.
Michaël regretta l’absence humaine dans la pièce où il se trouvait. L’ambiance vide, que seules les paroles raisonnables et vraies de Tonio coupaient, lui paraissait très lourde.
– J’aime beaucoup Camille, continua Tonio. C’est la moins conne et la plus mâture de tous ceux à ton service. Mais s’il y en bien un, entre nous deux, qui la considère comme sa sœur, c’est moi. Parce que toi, ce que tu ressens pour elle, ce n’est pas de la fraternité. C’est un sentiment beaucoup plus malsain, que je ne saurais définir exactement. Sur ce, Michaël, je te laisse avec toi-même. Je vais sur le terrain. Je reviendrai dans trois mois, mais tu sais où me joindre en cas de problème, dac’ ?
« J’ai peur souvent mais toi qui passes, je t’en prie reste un peu avec moi sur la place, nous ne serons plus jamais perdus »
C'était une lecture passionnante, je ne me suis pas ennuyée une seconde. Entre la mort de ce pauvre concierge, la tactique de Camille et l'extra... bien plus qu'un petit extra sans conséquence, il apporte quand même un sacré poids à l'histoire !
Camille est... effrayante, parfois, et pourtant terriblement attachante. Je suis en train de regarder "MI-5" et elle n'a vraiment rien à envier aux femmes espionnes qu'on voit dans cette série. Tête froide, calculatrice, excellente menteuse, et pourtant vulnérable sous son professionnalisme...
À côté, Joël paraît un poil plus effacé, plus "faible". On en vient presque à se dire qu'il ne la mérite pas, à geindre tout le temps alors qu'elle, elle se bat à chaque instant.
Le duo "Nathan & Eddy" a un côté un peu comique, j'ai dû déjà te le dire... J'aime la façon dont ils fonctionnent en duo, tu as le don de caractériser par petites touches innocentes des personnages qui marquent et restent en tête.
Et le final... le final ! Enfin, on prend réellement la mesure de la fascination de Michaël pour Camille... enfin on comprend sa propre vulnérabilité à lui, ce qui peut faire basculer l'histoire à tout instant... Il joue un jeu dangereux avec Camille, Tonio l'a parfaitement compris. J'ai l'impression désagréable que ça ne va rien donner de bon, tout ça... :-/
Encore bravo pour ce chapitre, ça a été une lecture vraiment passionnante ! :)
C'est vrai, Camille peut faire peur... Après tout, c'est une méchante, hein, même si elle reste le personnage principal de Polichinelle. :) C'est un personnage très complet, et avec tous les retours positifs que j'ai sur elle, je me sens vraiment fière d'avoir réussi une mauvaise fille aussi fascinante que Camille. :) Evidemment, elle a ses faiblesses, mais tout ce qui ne tue pas rend plusfort. ^^
Pour Joël, il est extrêmement impuissant dans cette première partie de l'histoire. C'est un ado tout ce qu'il y a de plus naïf, et cet épisode lui aura permis de grandir beaucoup et de prendre conscience de ce qui se passe dans la société. Mais attention, il est faible POUR LE MOMENT. Il n'a pas dit son dernier mot ce garçon, et il compte bien prendre sa revanche et montrer qu'il en a dans le ventre. ;)
Nathan et Eddy me font souvent penser à un duo très cliché... L'un qui mène, l'autre sous influence...
Et le final, lors de l'extra... hmmhmm, c'est exactement une partie des dessous de Michaël ! lol Il sous-estime beaucoup trop sa petite protégée, et c'est également cette relation ambiguë qui peut chambouler l'intrigue n'importe quand... Pour ce que ça donnera, il faudra être patient avant de le lire, mais on en a un petit avant-goût dans cette première partie de l'histoire. :)
Bon, je répondrai demain à tes autres commentaires. En tout cas, je te remercie du fond du coeur d'avoir pris le temps de lire et de commenter, et je suis toute émoustillée à l'idée que cette lecture ait été passionnante pour toi. T_T Merci !!! Bisoudoux !
Tout commence par la mort du concierge, la volonté de Michaël de compliquer la vie de Joël, celui pour qui Camille a demandé trois mois supplémentaire. Michaël ne serait-il pas jaloux du jeune homme ? C'est la question qui vient à l'esprit au début, et qui se confirme avec ton extra...
Michaël aime beaucoup Camille. Trop. Il en serait presque tomber amoureux, si elle n'était pas si jeune... sauf que la nana que l'on considère comme sa petite soeur, quand on la voit grandir, quand on l'abandonne à un autre mec, c'est souvent là qu'on prend conscience de l'amour que l'on ressent pour elle... même si on continue à se voiler la face. Le fait est que ce détail a son importance, que j'ai bien peur que Michaël passe sa colère sur Joël, lui fasse payer son erreur... parce qu'en fait c'est lui qui l'a jeté dans ses bras. Il aurait pu continuer de la préserver...
Il avait de bonnes raisons de recruter Camille. Une femme pouvait être utile à sa cause, mais il a oublié qu'il était un homme lui aussi. Et je pense que Tonio est sans doute celui qui était le plus dans le vrai, que Marie a sa manière avait raison...
Et qu'aussi beau soit le geste de Camille envers Joël, elle risque de payer le prix fort...
Un chapitre captivant ma ptite Clo ! Bravo :)
Les sentiments de Michaël sont en effet ultra-ambiguës : elle a une place particulière dans son coeur. Il a été attirée par elle dès qu'il l'a vue, s'est tué à la tâche pour la former et en faire une Espionne redoutable, l'a aidée à se relever de la mort de sa mère... Il a toujours été présent pour elle, comme un grand frère, mais sans le savoir, elle l'a charmé, assez pour le faire ronchonner lorsqu'il la prête à Joël. ^^" Et tu as raison : si Camille avait quelques années de plus, Michaël en serait vraiment tombé amoureux. Tonio et Marie sont tous deux dans le vrai (ce sont des petits indices pour la suite).
Tout ce que je peux te dire, c'est que les années passent et nous font vieillir, et que tout peut arriver. =D
Honnêtement, je ne t'en veux pas du tout pour tes commentaires ; au contraire, ils sont parfaits, et je t'en suis très reconnaissante ! *_* Je t'avoue que là, tu m'as complètement gâtée ! Je suis très touchée par tes compliments, mais c'est bizarre en même temps, parce que ce qu'écrivent les auteurs de PA dans le SFFF, j'en suis totalement INCAPABLE et je suis toujours admirative devant eux (à mes yeux, le réalisme est la solution de facilité... ça me prend pas trop la tête, en fait xD).
Béééh oui, le concierge n'aura pas eu de bol cette nuit-là... =D Comme à peu près tous ceux qui ont eu le malheur de prendre Michaël et ses sbires en flag'... ^^"
Quant à l'extra, ravie également qu'il t'ait plu (je me suis bien éclatée à l'écrire ^^). Les sentiments de Michaël à l'égard de Camille sont assez particuliers. Je n'ai pas encore réfléchi si j'allais les développer un peu plus tard, mais je peux te dire qu'il y a une scène, au début de la deuxième partie, qui a justement un gros rapport avec ces sentiments-là... :D Mais je garde la surprise.
Scrogneugneu, c'est vrai, j'avais oublié... t'as lu le 36, où j'avais glissé quelques clins d'oeil... T_T Voilà comment péter le suspense (j'étais loin de penser que j'allais réécrire Popo à l'époque...). Bravo Clo ! >_< Mais bon, Sej, avant d'en arriver à la promenade au bord de la Seine avec la gamine dans le landeau, il s'est passé beaucoup, beaucoup, beaucoup de choses, et pas des plus roses ! ^^ (Puis qui te dit que j'ai pas ramené Camille à la vie ? =D (et c'est là que je regrette de pas faire du SFFF... faire revenir les morts, il n'y a que là que c'est possible... notre médecine à nous n'est pas encore assez évoluée pour arriver à ce miracle xD)).
Enfin bon... je me faufile à ton dernier commentaire et je te prépare le bisoudoux du siècle. ;)
Polichinelle compte vraiment parmi les histoires phares de Plume d'Argent, à l'instar des Graines de Comédiens et du Quai des Orfèvres qu'il faut absolument que je continue (*p* Valentiiiin). Elle compte parmi mes préférées aussi. Il en faut vraiment des auteurs comme toi, qui arrivent à écrire de telles histoires dans la plus pure veine réaliste : des histoires qui se passent dans notre monde, dans notre société, dans notre réalité, avec des personnages que nous pourrions très bien croiser au coin de la rue. Je suis formidablement épatée de cette capacité que tu as à rester dans ce registre et à en faire quelque chose de passionnante, d'irresistiblement attachant, tout en l'auréolant de mystère et d'un suspense qui fait qu'on se demande à chaque chapitre quelle va être l'issue de cet engrenage de psychologies !(reprend son souffle)
Ce n'est pas souvent que je rentre dans une histoire au point de m'animer comme ça devant mon écran : j'ai porté la main à ma bouche au coup de couteau de Michaël, je me suis exclamée "elle est géniale !" quand Camille a écrit le post-it, je me suis écarquillée à n'en plus finir en lisant ton extra.
Ce chapitre a révélé une faille dans la mécanique de Michaël, et par conséquent dans toute l'organisation : il y a une partie de Camille qui est en train de lui échapper, et toute l'intensité de ton intrigue en a pris une sacrée flambée !
Je suis fascinée par Camille, dont le visage m'apparaît comme un masque mouvant, pouvant passer facilement de l'impassibilité à l'inquiétude, des larmes au sourire diabolique. Elle est vraiment hors-normes.
Joël est un peu plus en retrait dans ce chapitre, laissant la part belle à Michaël.
Aaaah, Michaël ! Je crois que ce personnage compte lui aussi parmi les plus belles réussites de tout ce que j'ai pu lire jusqu'à présent. Il y a en lui un mélange d'intelligence et de candeur, de sang-froid et de perte de contrôle qui le rend à la fois terrible et... attendrissant. Sa relation avec Camille est très ambiguë, mais je n'arrive pas à la trouver malsaine car tu as eu une façon de la raconter qui ne tient pas du tout de la perversion. C'est beaucoup fin et plus subtil que ça.
Je te tire franchement mon chapeau : il faut y arriver, à mettre sur pieds des personnages aussi ambivalents, à double-tranchants et aussi attachants, malgré leur part d'ombre inquiétante. Fortiche.
Bref, ce chapitre est probablement mon préféré xD (j'ai l'impression de dire ça à chaque chapitre !)
Le style est impeccable, l'histoire est haletante, les personnages ont un relief incroyable. Pour moi, c'est du professionnalisme.
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Bonjour Cricriii ! Je suis vraiment désolé de...hmm... prendre la place de ma maîtresse, mais comment dire ? Clo est à peine tombée dans les pommes, tu vois, et elle n'a pas l'air de vouloir se réveiller. ^^" Je prends donc temporairement la relève, avec mes maigres connaissances de Polichinelle (je n'étais pas forcément sur ses genoux quand elle écrivait). *Clo reprend aussitôt consciente et bondit pour enlever Jazz du clavier*
Faut pas le laisser répondre à des choses aussi sérieuses !
Bref, ma Cricri. Et bien pour toute la première partie de ton commentaire, je ne sais pas quoi répondre, écoute. J'en reste baba. Je suis bien consciente d'être une petite particularité de PA car je ne fais rien comme les autres (fantastique, style...), mais je crois que je n'ai jamais eu affaire avec une lectrice aussi passionnée que toi. O_O C'est pour ça que je suis très très très touchée par ton commentaire, et par les termes que tu emploies ("professionnel"... O_O" alors que je reste parfois à la simplicité sujet-verbe-complément !)
Et sinon, tu as tout à fait raison : Camille grandit, et grandira encore, et comme elle est/deviendra plus ou moins l'égal de Michaël... et ben forcément, ce dernier risque sérieusement de s'en mordre les doigts selon la voie qu'elle choisit !
Joël aura largement la possibilité d'être sur le-devant de la scène dans la seconde partie de l'histoire, quand Michaël lui, sera quasi inexistant. ALors, profite Cricri, parce qu'il a tendance à se volatiser sans que personne ne s'en aperçoive ! XD Mais franchement je persiste et signe : il pourrait te décevoir encore plus selon ses actes (mais dans ton cas, est-ce que tu ne l'aimerais que davantage, s'il faisait quelque chose d'encore plus horrible que d'assasiner le concierge de Louise Michel ?). Dans tous les cas, c'est pas moi la responsable, je t'aurai prévenue !
Hmm... C'est vrai qu'avec du recul, je n'ai probablement pas écrit assez de scènes entre Camille et Michaël, donc faire ressortir une perversion, autre que de la bouche de Tonio, qui connait bien Michaël, c'est pas trop facile... En fait, je ne veux pas développer les sentiments de Michaël. Je ne sais même rien de lui, et je ne veux rien savoir (et rien inventer, en fait). Mais je suppose que s'il considère Camille comme une petite soeur, une chouchoute et une favorite... il peut peut-être cacher, derrière toute la fascination qu'il a pour elle, des envies assez particulières... hmm ? non ? En fait, je ne sais pas, j'ai pas vraiment imaginé cette partie-là de Michaël... Mais ça viendra peut-être dans la seconde partie, parce qu'un truc dans ce genre est prévu. ;)
Bref, Cricri, merci sincèrement pour ton commentaire. Je me sens très émue et toute émoustillée. Super motivée pour écrire un chapitre encore plus noir. Merci, merci, merci ! LOVE YOU
Bien jazzement tienne,
Clo ^^