Chapitre 5 : Perte de contrôle

Les deux amis se rendaient chez Maître Sakumo tous les après-midi et s'entraînaient sans relâche. Ils n'avaient pas recroisé Scorpio depuis, ce qui n'était pas plus mal, car aucun d’entre eux ne l'appréciait vraiment. Quant aux jours où leur maître était absent, ils s'entraînaient tous les deux dans l'arrière-cour de l'orphelinat, sous l'œil désapprobateur de la directrice.

Pendant les leçons pratiques de Lundiva, Rena s'efforçait de combler ses lacunes en magie afin de mettre en application les sorts d'invocation et d'illusion de Maître Sakumo. Malgré d'honorables réserves de mana, elle n'arrivait pas très bien à contrôler son flux qui pouvait parfois se montrer capricieux. Ses cercles manquaient souvent de stabilité et de précision, et le résultat n'était pas toujours celui escompté, ce qui ne manquait pas de donner quelques frayeurs à Lundiva.

Rena et Nevra avaient leur petite routine et vivaient tous les deux dans leur bulle, à l'écart des autres enfants. La yôkai, de nature solitaire, ne souffrait nullement de son isolement. La compagnie du jeune vampire lui suffisait amplement, mais son attitude déplaisait à certains qui la trouvaient arrogante et prétentieuse, tant et si bien qu'elle avait volontairement pris ses distances autant qu'elle avait été mise à l'écart par les autres orphelins.

Nevra ne s'en était pas vraiment inquiété, jusqu'au jour de l'incident, quelques semaines après l’arrivée de la yôkai. Ce jour-là, après être revenu d'une course pour Lundiva, il s'était rendu à la bibliothèque pour y rejoindre Rena. Ils s'y étaient donné rendez-vous pour revoir leurs leçons ensemble et travailler sur le tracé de cercles magiques. La main sur la poignée de la porte, le garçon s'apprêtait à entrer lorsqu'il entendit Azilis déclarer sur un ton accusateur :

— Pourquoi t'es toujours collée à Nevra ? Tu peux pas le laisser tranquille un peu ? C'est pas juste ! T'es tout le temps avec lui et il n'a jamais le temps de jouer avec nous ! Il est trop gentil, alors il ne dit rien, mais je suis sûre qu'en vrai il en a marre de toi ! T'es pire qu'un mollusque accroché à son rocher ! Tu ne peux même pas dormir toute seule alors que t'as presque dix ans ! Même Aedion qui n'a que six ans dort tout seul ! En fait, tu veux juste Nevra pour toi toute seule, mais t'as pas le droit ! Il ne t'appartient pas !

— Je suis désolée, s'excusa Rena d'une voix contrite. Ce n'est pas...

— On s'en fiche de tes excuses ! aboya Senya. Tout le monde te déteste ici de toute façon. Depuis que tu es arrivée, Nevra ne nous ramène plus rien du marché !

— C'est parce que la directrice lui a dit d'arrêter de voler ! protesta la yôkai.

— Depuis quand il écoute la directrice ? C'est à cause de toi ! C'est parce que tu es toujours fourrée avec lui qu'il ne peut plus faire ce qu'il veut ! T'es qu'un boulet !

— Et puis t'es même pas comme nous ! lâcha Konan avec mépris. C'est de ta faute si tes parents sont morts !

— C'est vrai ! renchérit Malivan avec un rire mauvais. J'ai entendu la directrice en parler avec Emilia. Elle a dit que tu avais tué tes parents. C'est pas dans un orphelinat que tu devrais être, c'est en prison.

— C'est vrai ça ! T'es qu'une criminelle, et les criminels ça va en prison ! Si tu lâches pas Nevra, on lui dira ce que t'as fait à tes parents ! menaça Senya.

— Elle ne nie même pas, dit Malivan en esquissant un sourire malicieux. Alors, c'est vrai ? T'as vraiment tué tes parents ? Ben, quoi ? Tu ne réponds pas ?

— Arrête, se moqua Hidan. Tu vois bien qu'elle va chialer.

— Bien fait pour elle ! rétorqua méchamment Azilis. Les monstres ne méritent pas de compassion.

Azilis s'empara d'une paire de ciseaux posés sur le bureau.

— Viens-là. Je vais te montrer ce qu'on fait aux monstres comme toi ! Senya, aide-moi.

— Qu'est-ce que vous faites ? s'exclama Rena d'une voix horrifiée.

— Ne bouge pas, si tu ne veux pas que je te coupe une oreille à la place ! Et toi, tiens-là bien !

***

Nevra était fou de rage. Debout derrière la porte, les poings serrés, il tremblait de tout son corps.

— Tu ne rentres pas ?

Le vampire fit volte-face, les crocs découverts. C'était Moira. La banshee, loin d'être impressionnée par la furie du garçon, lui offrit un large sourire dérangeant.

— Laisse-moi m'en occuper. Comme ça, tu ne te feras pas gronder par la directrice, et moi je pourrai m'amuser.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Tu verras bien.

Nevra avait un mauvais pressentiment, mais la colère voilait son jugement. D'un hochement de tête, le regard sombre, il lui avait donné son aval. Moïra poussa gaiement la porte, ses yeux brillants d'une lueur meurtrière. D'un bond, elle se jeta sur Azilis qu'elle désarma prestement, puis sans la moindre hésitation, elle enfonça les ciseaux dans l'épaule de sa camarade, tout en l'enlaçant pour la tenir fermement contre elle, retournant lentement la lame dans la plaie.

— Ça fait mal ? murmura la banshee avec complaisance à l'oreille de sa victime. Dis-moi que ça fait mal.

— Ça fait mal ! hurla la brownie, le visage tordu par la peur et la douleur. 

— Bien. Quand on veut poignarder quelqu'un, il faut savoir à quel point ça fait mal. Histoire d'être sûr qu'on a vraiment envie de le faire. Maintenant que tu sais, tu as le droit de poignarder qui tu veux.

Moïra arracha les ciseaux de son épaule d'une torsion du poignet, lui infligeant une ultime vague de douleur. Les larmes aux yeux, Azilis s'effondra par terre en gémissant tout en tenant son bras ensanglanté qui lui faisait souffrir le martyre, alors que sa blessure commençait lentement à se refermer. 

— Quelqu'un d'autre a envie de goûter à la douleur d'être poignardé ? demanda la banshee en se tournant vers les autres enfants, les ciseaux rouges de sang à la main.

— T'es complètement tarée ! s'exclama Hidan en enflammant sa main. Toi aussi tu n'es qu'un monstre, tu devrais être brûlée vive !

— T'approche pas d'elle, Hidan ! le mit en garde Nevra en montrant les crocs. Azilis n'a eu que ce qu'elle méritait.

— T'es sérieux ? T'as vu ce qu'elle lui a fait ? Tu vas prendre la défense de cette psychopathe ?

— Vous alliez faire la même chose à Rena !

— Elle allait lui couper les cheveux, pas la poignarder !

— Je m'en fous ! C'est pareil. Je ne vous laisserai pas lui faire de mal.

— Pourquoi est-ce qu'il n'y en a que pour elle ? s'écria Senya en pleurs. T'as changé. T'étais pas comme ça avant. Avant t'étais sympa, tu t'amusais avec nous, mais maintenant tu nous fais peur...

— Tant mieux si je vous fais peur. J'ai pas de compte à vous rendre, je fais ce que je veux avec qui je veux.

— De toute façon t'es pas comme nous, toi non plus, lança le yôkai de feu avec colère et mépris. T'es même pas un vrai orphelin. Nous, on n'a pas de famille, mais toi t'as la directrice, c'est ta marraine, et Emilia aussi, c'est presque un membre de ta famille. Et t'es leur chouchou. Quand t'auras seize ans, tu ne seras même pas obligé de partir parce que c'est ta maison. Tu te crois tellement plus fort que tout le monde ! Tu nous prends tous de haut et tu te crois meilleur que nous, juste parce que ton père vient d'une famille noble, alors qu'il a été déshérité comme un malpropre à cause d'une vampire de seconde zone ! En vrai, t'es qu'un sale voleur prétentieux comme ta catin de mère !

— La ferme ! hurla Nevra en lui balançant son poing en plein visage. Retire ce que t'as dit ! Tout de suite !

***

Le vampire s'était jeté sur son camarade et les deux garçons avaient roulé à terre. Les coups de pied et de poing fusaient, tout comme les insultes. Hidan était plus costaud que lui, mais le vampire était plus agile et plus expérimenté en combat. Il n'eut aucun mal à prendre le dessus, mais, aveuglé par la colère, il ne retenait pas ses coups. Il le frappait, encore et encore, jusqu'à ce que Konan se jette à son tour dans la mêlée pour porter secours à son ami. Alors que la situation allait de mal en pis, l'atmosphère se refroidit brutalement.

— Vous trouvez pas qu'il fait super froid tout à coup ? fit remarquer Senya en claquant des dents.

Le vampire se tourna aussitôt vers Rena. Elle était dans un état de transe, comme la fois où elle avait été attaquée par les trois hommes de la Garde.

— C'est quoi ces yeux ? s'exclama Malivan en reculant. Ils sont tout blanc, ça fait trop peur !

— C'est elle qui fait ça ? s'inquiéta Konan, la voix mal assurée.

Les garçons avaient cessé de se battre, intrigués par le comportement de la yôkai. Nevra se remit rapidement sur ses pieds et s'avança prudemment vers son amie.

— Rena, calme-toi ! Ce n'est rien, regarde, c'était juste une petite bagarre, je n'ai rien. Ne t'inquiète pas, tu n'as pas besoin de faire ça. Écoute-moi. Rena ? Rena !

La yôkai était sourde à ses supplications et un cercle de glace commençait déjà à se former autour de ses pieds.

— C'est vraiment un monstre ! Elle va tous nous tuer ! s'écria Azilis avec terreur en se relevant péniblement, une main pressée contre son épaule ensanglantée.

— Fermez-la et foutez le camp ! leur ordonna Nevra avec colère. Tout ça c'est de votre faute ! C'est à cause de vous qu'elle est dans cet état ! Sortez de là ! Maintenant !

Les enfants ne se firent pas prier. Ils s'étaient empressés de quitter la bibliothèque tout en jetant des regards méfiants et haineux en direction de la jeune yuki-onna.

***

Une fois seul avec son amie, Nevra se tourna vers Rena. Il lui parla d'abord doucement, puis avec autorité, mais rien n'y faisait. Elle n'avait pas relâché son pouvoir d'un coup comme la dernière fois, elle devait se retenir inconsciemment, mais la température continuait à baisser et le vampire commençait à se sentir engourdi et somnolent. Il fallait qu'il trouve un moyen de la faire sortir de cet état second. Il songea à la gifler, mais c'était une solution somme toute assez brutale et il ne voulait pas lui faire de mal.

« Si je la mords, peut-être que ce sera suffisant pour interférer avec son pouvoir ? »

Le garçon savait que les morsures de vampire pouvaient perturber la circulation de mana dans le corps des faeries, ce qui avait pour effet de les affaiblir ou de les déstabiliser temporairement. S'il arrivait à paralyser son corps magique, elle ne pourrait plus se servir de son pouvoir pendant quelques instants, et pourrait ainsi recouvrer ses esprits. Il remonta la manche de son amie. Sa peau était blanche et glaciale, mais lorsqu'il plongea ses crocs dans sa chair tendre, le sang qui envahit aussitôt sa bouche était rouge et tiède. 

Il aurait dû recracher, c'était la règle lorsqu'un vampire mordait quelqu'un sans son consentement ou pour se défendre, mais une sensation nouvelle s'était emparée de son corps et de son esprit. Un subtil mélange de plaisir et d'excitation. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. C'était la première fois qu'il ressentait quelque chose d'aussi fort. Il céda à la tentation, mais regretta rapidement son avidité, car les émotions de Rena qui affluaient en lui comme un torrent aussi glacial que violent étaient d’une indicible tristesse.