Les premières gorgées furent plaisantes, mais très vite, un flot d'émotions étrangères déferlèrent sur son esprit : la tristesse, la culpabilité, la solitude, l'angoisse, mais aussi l'espoir et la gratitude. Tout ce que ressentait Rena, il le ressentait en cet instant. C'était à la fois si intense et si intime, que le vampire en avait la nausée. Il retira ses crocs en réprimant un haut-le-cœur.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda Rena, hébétée, en sortant peu à peu de sa torpeur.
Nevra lâcha brusquement son bras comme s'il venait de se brûler au contact de sa peau.
— Je... tu as perdu le contrôle, je n'arrivais pas à te calmer, expliqua Nevra en essuyant ses lèvres d'un revers de manche. Je suis désolé, je ne savais pas quoi faire, alors je t'ai mordue...
La yôkai remarqua alors la glace à ses pieds. Elle écarquilla les yeux, animée par un sentiment de panique.
— Ne t'inquiète pas ! la rassura Nevra. Tu n'as blessé personne, c'était juste un petit accident.
— Ton bras... murmura Rena en voyant la manche calcinée et la peau rougie du vampire, là où Hidan l'avait blessé avec son feu de yôkai.
— Ce n'est rien, je me suis un peu bagarré avec Hidan, ça fait même pas mal, mentit le vampire. Je guéris vite, en plus.
Rena lui empoigna le bras en comprimant la brûlure, arrachant un cri de douleur à son ami.
— Menteur ! s'exclama son amie, les larmes aux yeux. Tu vois que t'as mal ! Les blessures magiques ne guérissent pas si facilement.
— C’est vrai, admit Nevra, l’air contrit. Mais ce n’est rien, je t’assure. Je vais demander à Lundiva de mettre un peu de crème cicatrisante et ça ira mieux, tu verras.
Comme si le simple fait de mentionner son nom avait suffi à l'invoquer, la dénommée Lundiva entra en trombe dans la bibliothèque, l'air complètement affolée.
— Nevra ! Bon sang... Que s'est-il passé ? Qu'est-ce que tu as fait ? s'exclama-t-elle, horrifiée à la vue du sang et de la glace.
— Tout va bien. Il ne s'est rien passé de grave.
Lundiva lui jeta un regard solennel.
— Suis-moi, ordonna-t-elle froidement. Rena, reste ici avec Emilia.
***
Moïra se trouvait déjà dans la pièce, assise sur une chaise.
— Assis-toi, fit Lundiva en désignant une chaise à côté de la banshee.
Ayant pris place derrière son bureau, la directrice posa un regard sévère sur les deux enfants avant de pousser un soupir résigné.
— J'ai entendu la version des faits de tes camarades et celle de Moïra. J'aimerais désormais entendre la tienne, Nevra.
— Et celle de Rena, alors ?
— On verra ça plus tard. Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Pourquoi elle est là, Moïra ?
— Pour déterminer la part qu'elle a joué dans cet incident.
— C'est pas de sa faute, c'est moi qui lui ai demandé de le faire. J'avais pas le courage de leur donner une bonne leçon moi-même, j'avais trop peur d'être grondé, alors je lui ai demandé de le faire.
— Vraiment ? Ce n'est pas elle qui t'a suggéré l'idée la première ?
Nevra secoua la tête.
— C'était mon idée.
— Très bien.
— Je veux bien être puni, mais seulement si les autres le sont aussi ! La seule qui n'a rien fait, c'est Rena. C'est elle la victime.
— Ce n'est pas ce que les autres enfants disent. Ils disent qu'elle les a menacés avec ses pouvoirs de glace.
— N'importe quoi ! s'emporta Nevra. C'est tous des sales menteurs ! Ils voulaient la torturer et ils ont insulté mes parents ! Ils ont eu ce qu'ils méritaient ! Moïra était là aussi, elle a tout vu et tout entendu.
La banshee hocha la tête en prenant un air grave qui ne lui ressemblait pas. Elle jouait son rôle à la perfection, mais Nevra voyait à son regard pétillant de malice que la situation l’amusait.
— Quand bien même, tu ne dois pas résoudre la violence par la violence, déclara Lundiva qui n’approuvait aucunement ces méthodes. Tu aurais dû venir me voir. Regrettes-tu seulement tes actes ?
— Non, déclara le vampire en se renfrognant. C'est bien fait pour eux. Pourquoi est-ce que je regretterais alors que c'est eux qui ont mal agi ? Ils n'avaient qu'à pas s'en prendre à Rena !
Lundiva poussa un profond soupir.
— Moïra, peux-tu quitter la pièce, s'il te plaît ? J'ai quelques mots à dire à mon filleul.
La jeune fille acquiesça, elle se tourna brièvement vers Nevra en formant silencieusement les mots « bonne chance », puis s'éclipsa sans un mot.
— Nevra, reprit sa marraine sévèrement, une fois qu’ils furent seuls tous les deux. Je comprends ce que tu ressens. Ton père était comme toi autrefois. Il était très populaire auprès des femmes comme des hommes, tout le monde l'admirait et le sollicitait, mais il n'avait d'yeux que pour ta mère, et il détestait l'injustice, ce qui lui a attiré pas mal d'ennuis et créé quelques ennemis.
— Je n'ai pas d'yeux que pour Rena ! protesta son filleul en rougissant malgré lui. Je lui ai promis de rester avec elle et de la protéger, et c'est ce que j'ai fait, c'est tout ! C’est si mal que ça de vouloir honorer ma promesse ?
— Non, c'est tout à ton honneur, mais tu n'aurais pas dû boire son sang, objecta Lundiva gravement.
— Je n'ai pas...
— Ne mens pas, le coupa sa marraine, une lueur de colère brillant dans son regard ébène. Je sais très bien que tu n'as pas recraché, je peux encore sentir son sang circuler en toi. Tu sais pourtant qu'on ne doit jamais boire de sang d’un autre sans son consentement explicite.
— Et pourquoi pas ? Qui c'est qu'a inventé cette règle débile ?
— Tu vas tomber malade, répondit-elle laconiquement.
— Je me sens très bien.
— Tu es trop jeune pour comprendre. Tu te sens peut-être bien pour le moment, mais si tu recommences, ta santé physique et mentale va se dégrader. Quand tu seras plus grand, je t’en dirai plus, mais en attendant je veux que tu me promettes que c'est la première et dernière fois que tu bois son sang. C'est compris ?
— Oui, marraine, céda le vampire, la mine bougonne. C'est promis.
— Je vais réfléchir à ta punition et à celle de Moïra. Les autres ne seront pas punis, puisque vous vous en êtes déjà chargés.
— Quoi ? Mais c'est totalement injuste !
— Que cela te serve de leçon. Tu réfléchiras à deux fois avant de te rendre justice toi-même.
***
Nevra avait quitté le bureau en claquant la porte avec rage. Étouffé par la frustration et l'injustice, il s'était rué vers le toit, le seul endroit où il pouvait respirer librement. Il y trouva Rena en proie à sa propre affliction. La tête enfouie dans ses bras, elle ne bougea pas lorsqu'il s'assit à côté d'elle.
— Ça va ? s'enquit-il avec inquiétude après un long silence.
La yôkai secoua la tête.
— Pourquoi ? C'est à cause de tes parents ?
— Tu as tout entendu ?
— Oui, mais ne t'inquiète pas. Je le savais déjà. Lundiva me l'a dit le jour où tu es arrivée.
— Pourquoi tu es devenu mon ami, alors ?
— Parce que je ne crois pas les adultes. Ils racontent n'importe quoi.
— Pourtant c'est vrai. J'ai vraiment tué mes parents.
Nevra se tut.
— Toi aussi, tu penses que je suis un monstre ? demanda alors Rena avec tristesse.
Le vampire secoua la tête.
— Non, répondit-il calmement. Je sais que c’était un accident, c’est ce que l’inspecteur de la Garde a dit, même si je n’ai pas tous les détails. Qu'est-ce qu'il s'est passé exactement ? Si tu ne veux pas en parler, tu n'es pas obligée. Ça ne changera rien entre nous. Tu ne seras jamais un monstre à mes yeux.
Rena hésita un long moment puis, peu à peu, elle parvint à mettre des mots sur ce qu'elle avait vécu il y avait quelques semaines à peine. Son récit, entrecoupé de sanglots, était décousu et, par moment, elle se taisait, incapable d'en dire plus. Nevra ne l'avait pas interrompue et recevait sa confession dans un silence respectueux.
La tragédie qui avait frappé la famille de la yôkai était un mystère inexplicable qui faisait froid dans le dos. Le père de Rena avait perdu la tête. Il était rentré en pleine journée, l'arme au poing et les yeux exorbités. Sans un mot, le sabre levé, il s'était rué sur sa fille. Sa mère s'était interposée et avait tenté de raisonner son mari, en vain. Le yukigami était resté sourd à ses supplications, et son épouse n'avait eu d'autre choix que de faire barrage de son corps pour protéger sa fille, ce qui lui avait coûté la vie.
En voyant sa mère s'effondrer, le dos lacéré par le sabre de son époux, Rena avait perdu le contrôle de ses pouvoirs. Lorsqu'elle était revenue à elle, son père s'était fait empaler par un pic de glace qui lui avait transpercé la poitrine, et sa mère gisait inerte sur le côté. Elle était encore vivante, mais, incapable de se régénérer à cause de la glace qui se formait à chaque fois que la plaie tentait de se refermer, et elle avait perdu beaucoup de sang et d'énergie.
Alors qu'elle agonisait, elle avait trouvé la force de livrer ses dernières paroles à sa fille. Elle l'avait cajolée, en lui assurant que ce n'était pas de sa faute, qu'elle n'avait rien fait de mal. Il fallait qu'elle se montre forte et courageuse, et surtout, il ne fallait pas qu'elle en veuille à son père pour ce qu'il avait fait. Il n'était pas lui-même, et dans le fond, elle était persuadée qu'il les aimait toutes les deux. Elle lui avait demandé d'aller chercher de l'aide au QG, mais quand Rena s'était présentée aux portes de la Garde d'Eel, personne n'avait voulu l'écouter malgré ses supplications. Elle était rentrée chez elle, la peur au ventre.
Entre-temps, sa mère avait succombé à ses blessures. Rena avait enlacé son cadavre et elle avait pleuré jusqu'à l'épuisement, puis elle s'était réfugiée dans un coin de la pièce où elle était restée prostrée de longues heures, le regard fixé sur les corps sans vie de ses parents. Elle ne savait pas combien de temps s'était écoulé lorsque trois hommes avaient fait irruption dans la maison. Rena les connaissait, c'était des collègues et amis de son père qui venaient lui rendre visite de temps en temps. Elle pensait que c’était la Garde qui les avait envoyés, mais elle se trompait.
Les trois hommes avaient commencé par rassurer la fillette, mais lorsqu'elle avait répondu à leurs questions et qu'ils eurent saisi qu'elle était responsable de ce carnage, leur attitude avait brutalement changé. Ils s'étaient montrés plus méfiants et agressifs envers elle. Dès qu’elle eut compris qu'ils voulaient l'arrêter, elle avait pris peur et s'était enfuie. La suite, Nevra la connaissait.
— Tu n'as pas à te sentir coupable, la consola son ami. Ta mère avait raison. Tu n'as rien fait de mal, ce n'était pas de ta faute.
— Ça ne change rien au fait que j'ai tué mon père, répliqua Rena tristement.
— Tu as essayé de te défendre et de défendre ta mère, tu n'avais pas le choix.
— Ce n'est pas ce que pensent les autres. Je ne sais pas contrôler mes pouvoirs, je n'ai même pas conscience de perdre le contrôle, et quand je reviens à moi, je ne me souviens plus de rien. Ils ont raison dans le fond. Je suis un danger pour les autres.
— On s'en fiche de ce que pensent les autres, ils ne savent même pas ce qu'il s'est vraiment passé ! protesta Nevra. Ils sont juste jaloux. Puis je suis sûr que Maître Sakumo pourrait t'apprendre à contrôler tes pouvoirs. Tu as besoin de t'entraîner, c'est tout.
— Tu crois ?
— Mais oui ! Et si les autres ont peur de toi et te détestent, tant pis pour eux. Moi je t'aime ! Enfin, pas dans ce sens là, hein ! Je t'aime bien, en tant que petite sœur, c'est ce que je veux dire, corrigea le vampire en rougissant malgré lui.
— Les autres aussi sont tes frères et soeurs, ce sont tes amis.
— Pas vraiment. Je ne les vois pas comme ça. Ils sont bêtes et méchants, je n'ai pas besoin d'eux. Tant que je t'ai toi, ça me suffit.
Il déposa un bisou aussi furtif que sincère sur la joue de la yôkai. Se sentant soudain embarrassé par l'audace de son propre geste, il s'empressa de pincer les joues de son amie pour l'obliger à sourire, espérant ainsi lui faire oublier cet élan d'affection un peu trop osé.
— Allez, arrête de faire ces yeux de chien mouillé. Faisons un pacte.
— Un pacte ?
— Oui ! Faisons la promesse de rester amis jusqu’à la fin de notre vie, et quoi qu'il arrive, de toujours nous protéger l'un l'autre.
Paume contre paume, les doigts entrelacés comme pour joindre le geste à la parole, les deux enfants récitèrent à l'unisson cette comptine bien connue des enfants d'Eldarya :
Parole d'Humain,
Promesse d'un jour.
Parole d'Elfe,
Promesse de toujours.
Si j’ose mentir,
Mon âme à jamais sera condamnée
À errer sur les sommets du Mont Shǐzhě.
C'est quand-même assez triste l'injustice qu'à subit Nevra, même si terriblement réaliste. Il fallait bien empêcher Rena de se faire potentiellement mutiler et ils n'allaient pas gentiment accepter.
Rena est assez badass quand-même. Elle fait un peu penser à Elsa en vrai. J'imagine que l'antagoniste est probablement responsable de la folie du père de Rena. Un acte de jalousie envers le mari de sa cousine. Si c'est le cas alors ce mec est un bon gros détraqué mental.
J'espère au moins que lundiva fera la morale aux autres enfants ( et que la banshee ne les tortureras pas plus ). Vraiment cette petite sadique était en ébullition.
J'ai adoré ce chapitre, et j'ai adoré détester la décision de Lundiva de ne pas punir les gamins en tort. C'est assez radical, mais c'est efficace, et on comprend sa décision quand même.
Et on a la révélation du passé de Rena !! On sait enfin ce qu'il s'est passé. Je serais prêt à parier que son père est devenu fou par la faute de l'antagoniste? Après tout, il était jaloux de lui et aimait la mère de Rena. D'un autre côté, si c'est bien de sa faute, j'espère qu'il regrette la mort de la mère de Rena (j'en doute un peu, mais on connait rien de cet antagoniste ahah !).
C'est peut-être pas Rena qui remet Nevra à sa place vis-à-vis du consentement (c'est pas une règle débile, petit vampire), mais heureusement que Lundiva le fait !!
Pour les faeries, les humains c'est vraiment le fond du panier. xD
Alors je t'avoue qu'à ce moment-là, j'avais pas encore réfléchi à tous les tentants et aboutissants de cette affaire concernant les parents de Rena. x) Mais ça commence à se concrétiser. Pour ce qui est de l'antagoniste, il est un peu du genre "si t'es pas avec moi, t'es contre moi, et si tu te mets en travers de mon chemin, je t'élimine", et il est du genre à blâmer les victimes, donc ouais, je pense qu'il se dit qu'elle a eu ce qu'elle méritait. ^^' (Il dit la même chose à Rena dans la forêt d'ailleurs quand elle refuse son offre, qu'en gros la prochaine fois qu'ils se verront, ils seront ennemis, et il hésitera pas à la tuer.)
Cette fois-ci non, Rena a pas trop relevé le truc, déjà elle est trop jeune pour comprendre les implications, en plus elle y connaît rien en vampire, puis là elle avait d'autres préoccupations donc c'est pas ça qui l'a perturbée le plus. x)
On va dire que pour Nevra c'est un peu pareil, à son âge il se rend pas bien compte de ce que ça signifie pour un vampire de boire le sang de quelqu'un d'autre (même avec son consentement d'ailleurs), et comme pour le moment on lui dit juste "fais pas ci, fais pas ça, c'est pas bien", il est un peu en mode enfant turbulent et rebelle qui brave l'autorité qu'il juge trop vague et donc forcément injuste. À ses yeux, c'est pas si grave que ça, ça passe, sauf que bon... y a un moment où ça risque de casser ! x)