Chapitre 5, Prisonniers de la toile

            Willy respirait l’odeur salée de la mer. Les embruns lui arrosaient le visage, l’obligeant à plisser les yeux pour distinguer au loin le port de New York qui s’éloignait.

— Hé gamin ! lui lança un matelot. Fais gaffe où tu mets tes pattes !

Willy enleva ses pieds d'un rouleau de corde qui se tendit soudain, il aurait pu être propulsé par-dessus le bord.

— Il faut toujours être attentif sur un bateau, dit un homme en s’approchant.

— Oui, monsieur.

Robert, dont les larges vêtements brodés d’or ne parvenaient pas à masquer l’embonpoint, posa une grande main chaleureuse sur le petit crâne de l’enfant. Il eut un regard tendre.

— Tu dois m’appeler Père, maintenant, tu te rappelles ?

Willy hocha la tête.                                                            

— D’accord, Père.

La moustache fine de l'homme repoussa de chaque côté de sa bouche ses imposantes joues dans un sourire bienveillant.

— Dites Père… commença Willy d'une voix timide.

— Oui ?

— Comment se fait-il que vous n’ayez pas d’enfants ?

Père éclata d'un rire pareil à un son de cloche.

— Quelle curiosité dis-moi !

— C’est mal ?

— Non, au contraire c’est très bien. La curiosité est le meilleur des défauts. Nous sommes sur cette terre pour apprendre, pour découvrir.

Willy sourit pour la première fois depuis longtemps, il se sentait rassuré en présence de ce gros bonhomme. Voilà pourquoi il avait accepté de le suivre lorsque celui-ci lui avait proposé de devenir son fils.

Soudain, le bateau se coucha sur le flanc et Willy fut expédié par-dessus bord avec un cri d'effroi.

La curiosité est un vilain défaut, susurra une voix dans sa tête alors qu’il atterrissait sur un tapis de velours.

Alexander se releva dans la chambre fantomatique du dernier étage de la tour nord, en face de lui se tenait Will, les yeux brillant dans la pénombre.

Il ne faut pas réveiller les enfants… ils dorment…

À ses paroles répondit le croassement d’un corbeau, suivi d’un concert de cris d’enfants. Alexander vit des mains pâles l’agripper pour l’enfoncer dans la terre. Il voulut se débattre mais toutes les techniques martiales qu’il avait apprises ne lui servirent à rien. Il ne put que voir la Comtesse se dresser devant lui et lui souffler triomphalement, avant qu’il ne disparaisse complètement :

La curiosité est un vilain défaut.

 

***

 

Alexander sursauta et ouvrit brusquement les yeux. Une main chaude vint caresser son épaule.

Il se retourna vers la Comtesse, se rendant compte qu’il était trempé de sueur.

— Vous avez encore fait un cauchemar, souffla-t-elle dans le noir cotonneux de la chambre.

Il fronça les sourcils, se sentant exposé.

— Vous avez marmonné des choses…

— Quoi donc ?

— C’était vague… Mais j’ai entendu plusieurs fois le mot « père ».

Il sentit des doigts délicats venir effleurer les contours de son visage.

— Il parait qu’il est décédé il y a quelques mois

— Comment le savez-vous ? siffla-t-il.

La main qui le caressait disparut.

— Vous n’êtes pas le seul à être curieux, figurez-vous.

— Ma vie privée ne vous regarde pas.

Elle eut un rire moqueur.

— Autant que la mienne. Pourtant, vous fouinez quand même.

Alexander inspira, il devait chasser au plus vite les dernières brumes du sommeil ou il commettrait un impair.

Il perçut un mouvement indistinct, les draps se froissèrent et la chaleur de la jeune femme disparut.

— Je sais que vous avez interrogé mes domestiques, lança-t-elle, plus lointaine.

Le jeune homme se tendit. Elle avait prononcé cette phrase avec une intonation bien trop neutre.

— Je dois vous prévenir, Alexander, vous êtes sur une pente glissante.

Une raie de lumière apparut tandis que la Comtesse sortait de la chambre de son précepteur, sommairement vêtue.

— Vous savez que vous n’êtes pas le seul à risquer de tomber.

Elle referma la porte. Alexander se mordit la lèvre. Une rage sourde grondait en lui. Il ne pouvait pas mener son enquête tranquillement. Il pensa à Will. Oserait-elle mettre sa menace à exécution ?

Il reprit ses notes pour penser à autre chose. Becky servait la famille Adamson depuis cinq ans. Will avait été engagé au moment de la mort du Comte, Meyer et Bill juste après pour compenser le renvoi du personnel. Plusieurs questions lui venaient. Pourquoi la Comtesse avait renvoyé quasiment tous ses domestiques après le décès de son mari, à l’exception de Will et Becky ? L’emploi de Will était-il lié à son veuvage ? Il pouvait dire que le point commun de tous ces domestiques était de porter des particularités physiques et d’être extrêmement dévoués à leur maîtresse. Cela devait sans doute faire partie des critères de la Comtesse. Les autres domestiques avaient-ils été renvoyés parce qu’ils n’étaient pas assez loyaux ?

Des bruits de pleurs dans le couloir le sortirent de sa réflexion. Il ouvrit la porte sur Will qui sanglotait. Ils n’échangèrent pas un mot. Alexander lui fit signe d’entrer et dévoila le dos de l’enfant couvert de marques de fouet sanguinolentes.

Il avait au moins la réponse à une question.

 

***

 

Will revint plusieurs fois se faire soigner. Lorsqu’ils se croisaient dans les couloirs, le petit garçon lui souriait discrètement. Il avait gagné sa confiance, pourtant quand Alexander l’interrogeait sur les circonstances de son arrivée au manoir, le valet demeurait vague. Il se tendait, ou alors son regard se perdait dans le vide. Il y avait là un malaise que le précepteur avait envie de creuser, quelque chose s’y cachait pour sûr. Mais il devait conserver sa mesure s’il ne voulait pas effrayer le garçon. Sur d’autres sujets, sa langue se déliait peu à peu.

— Dis-moi… commença Alexander alors qu’il prodiguait des soins au dos meurtri de l’enfant.

— Oui ?

— Tu as connu tes parents ? Avant que le Comte ne te récupère, tu vivais dans la rue, n’est-ce pas ? Que s’est-il passé ?

Will frémit.

— Ma mère c’était… elle travaillait dans une maison close.

— Oh… elle t’a abandonné à la naissance ?

— Non ! Au contraire, elle s’occupait de moi. Dès qu’elle n’avait pas de clients, elle venait me voir. Elle était très douce et très gentille…

Un court silence s’installa, que le professeur respecta. Will reprit à demi-voix.

— Elle a attrapé la vérole. Quand elle est… morte, le patron de la maison close m’a mis dehors.

— Quel âge avais-tu ?

Le garçon prit le temps de réfléchir. De ce qu’Alexander avait compris, la Comtesse lui avait enseigné le calcul et la lecture.

— Six ans, finit-il par répondre.

— Comment as-tu fait pour survivre ?

— J’ai été aidé par une bande d’enfants des rues. C’était comme mes grands frères et mes grandes sœurs, surtout Riley et Lizzie.

Le précepteur stoppa net son mouvement. Il crut que ces mots étaient une projection de son esprit. Quelle coïncidence…

— Ça va Monsieur ?

— Oui, oui, continue.

— Heu… eh bien ils m’ont aidé jusqu’à ce que… jusqu’à ce qu’un gang de plus grands les… ils les ont tués.

Alexander se força à ne pas réagir.

— Ça, c’était l’année dernière… Il ne restait que moi et Molly. On était les deux plus jeunes. On a eu beaucoup de mal à trouver de quoi manger. C’était encore pire quand le froid a commencé à arriver. On allait mourir de faim quand le Comte nous a récupérés.

— Tu n’as pas été le seul à être sauvé par le Comte ? Et Molly, alors, que lui est-il arrivé ?

Le dos de Will se raidit sous la paume d’Alexander.

— Elle n’a pas survécu, lâcha-t-il.

Le professeur décida de ne pas en demander plus. Le garçon jeta un regard derrière son épaule, ses yeux bleus croisant brièvement les siens, avant de baisser la tête.

— Je sais que vous pensez que c’est mal ce que Madame me fait… Mais c’est pas grave. À part ça, elle me traite bien. J’ai à manger, un toit sur la tête, une éducation, et je suis en sécurité.

Alexander soupira.

— J’ai fini pour aujourd’hui.

Le petit valet se releva, se rhabilla avant de se diriger vers la sortie. Avant d’ouvrir la porte, il tourna un visage doux vers le professeur.

— Merci Monsieur, vous êtes très gentil.

Il referma le battant derrière lui. Alexander resta un instant là, sans bouger. Il avait gagné la confiance de Will, qui lui parlait de plus en plus. Mais s’il n’avait pas été là, le garçon n’aurait pas besoin de son aide.

 

***

 

Le lendemain matin, au petit-déjeuner, la Comtesse arborait toujours son attitude féline et détendue. Elle semblait s’amuser de la situation, tandis qu’il faisait lui aussi mine de rien.

— Bonjour ma chérie, lança-t-elle à sa fille, tu as bien dormi ? 

Dorothy paraissait aux anges.

— Oui, mère ! J’ai même fait un rêve merveilleux !

— Tiens donc, de quoi s’agit-il ? 

— J’étais un oiseau et je volais dans le ciel, je voyais le vrai monde. C’était inouï ! 

Le visage de la Comtesse avait pris la froideur de la glace. 

— Je te l’ai déjà dit, siffla-t-elle, tu ne dois pas parler de partir d’ici.

— Mais… c’était juste un rêve.

— Exactement, donc il n’était pas nécéssaire d’en parler.

Dorothy baissa la tête avec une moue boudeuse.

— Mais moi je veux découvrir le monde, bougonna-t-elle.

Annabeth posa ses couverts d’un geste sec pour considérer sa fille de son regard acéré.

— C’est hors de question. Un mot de plus sur le sujet et tu seras punie.

La frange de la fillette masquait ses yeux. Pendant un instant elle ne dit rien, puis elle releva la tête avec un air de défi.

— Le maître, lui, il est d’accord avec moi ! s’écria-t-elle.

Alexander déglutit alors que la Comtesse le foudroyait de ses iris dorées. Il supplia intérieurement Dorothy de ne pas en dire plus.

— Tais-toi, ordonna son amante.

Ses iris incandescentes appuyaient sur sa fille qui rentra la tête dans les épaules. Les larmes vinrent à ses yeux. Elle sauta de sa chaise en pleurant et courut hors de la pièce, vite suivie par Becky qui avait assisté à toute la scène. Annabeth se leva et se précipita à sa poursuite. Avant de disparaître derrière la porte, elle marqua un temps d’arrêt pour se retourner vers Alexander.

— C’est vous qui lui avez mis ces idées dans la tête ?

Il fronça les sourcils.

— Non, c’est vous-même qui éveillez sa curiosité en la maintenant ainsi dans l’ignorance.

Les prunelles de la Comtesse étaient comme des braises.

— Vous ne me l’enlèverez pas, dit-elle d’une voix ourlée d’orage.

Elle sortit de la salle à manger d'un pas rageur.

 Alexander essuya posément ses lèvres avec sa serviette immaculée, désormais seul à table. Will n’était pas le seul enfant à avoir besoin d’aide ici. Le savoir était la plus belle chose qu’on pouvait offrir à l’homme, et Dorothy en était privé au nom des délires surproducteurs de sa mère.

Il secoua la tête. À quoi pensait-il ? Il devait donner priorité à son enquête.

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Elly
Posté le 29/10/2024
On commence enfin à en apprendre plus sur Alexander ! Son enfance aurait été similaire à celle de Will. Je suppose ne pas trop m'avancer en affirmant que les coïncidences énoncées n'en sont pas vraiment... Le passé de Will et Alexander/Willy pourrait bien être lié.
C'est étrange que la Comtesse n'ait toujours pas renvoyé Alexander. Soit quelque chose l'en empêche (peut-être le contrat ?) soit elle prend plaisir à ce sorte de jeu du chat et la souris.

Mon petit Will... Au moins Alexander a conscience des conséquences de ses actes.
AudreyLys
Posté le 30/10/2024
Je trouve que tu es très clairvoyante ^^
Merci pour cette petite avalanche de commentaires, l'historie a l'air de te plaire ^^
Raza
Posté le 30/08/2024
Ahah! On entrevoit encore une fois que tout est plus complexe qu'il n'y parait. Mon imagination est en branle : voyage dans le temps, magie, boucle, rêves, hallucinations, vaudou, qui est qui, vraiment? La Comtesse va-t-elle le renvoyer? Mon petit doigt me dit non, car elle ne peut pas... merci pour le partage!
AudreyLys
Posté le 30/08/2024
Contente que ce chapitre t'aie redonné de l'enthousiasme ^^
Merci pour ton com' :3
blairelle
Posté le 31/07/2024
Willy, c'est Alexander avant d'être adopté par Robert ?
Donc il était un gamin des rues, comme Will ?
Pourquoi est-ce que trois personnages de l'histoire (Willy, Will et Bill) ont quasi le même prénom ?
Willy connaissait-il lui aussi une Lizzie et un Riley ?

Et Annabeth et Alexander continuent à coucher ensemble, bon si ça leur fait plaisir, c'est pas le détail le plus chelou de l'histoire
AudreyLys
Posté le 01/08/2024
Tu as bien compris dans l’ensemble ^^
La ressemblance entre Will et Willy est importante pour l’intrigue donc tu fais bien de le remarquer. Pour Bill c’est juste que c’est un prénom très commun et que je trouvais que ça lui allait bien.
Haha oui c’est sûr
Merci pour ton commentaire !
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