Chapitre 5 : Quand un ange tombe du ciel

Thalion volait librement dans les airs, laissant vagabonder son esprit sur ce qui l’attendait à l’académie. Étrangement, il avait un mauvais pressentiment qu’il s’efforçait de chasser. Il inspira un grand coup. L’air marin qui lui emplissait les narines lui faisait un bien fou, et le vent qui plaquait ses cheveux en arrière en lui fouettant le visage donnait un sentiment de liberté incroyable.

  —  T’es chaud pour jouer les acrobates, Zéphire ?

Son compagnon vrombit avant d’enchaîner une série d’acrobaties dans les aires. Thalion s’amusait à rapper l’eau avec sa main et à réaliser des cascades de plus en plus périlleuses. Tout d’eux s’éclataient.

Malheureusement, toutes les bonnes choses ont une fin.

  —  Eh ! A... attends… S’il te plaît !

Zéphire freina brusquement et Thalion manqua de passer par-dessus bord. Même s’il était aussi surpris que lui d’être interpellé, il pouvait au moins s’arrêter plus doucement !

Le magérien se tourna vers l’individu qui l’avait appelé, et fut frappé par la clarté de ses yeux bleus. Ces derniers reflétaient une insouciance surprenante, et avec ses boucles dorées, on aurait dit un ange. Thalion avait l’impression de rencontrer son opposé : une feuille blanche immaculée, loin d’être froissée et tachée de sang comme lui.

  —  Excuse-moi de t’avoir arrêté si soudainement, mais j’ai perdu de vue les autres élèves en chemin. J’ai repéré au loin un nid d’alcyon malmené pas une mouette donc j’ai voulu l’aider, soigner ses plaies aussi et… Bref, en t’apercevant, j’ai été soulagé de voir que je n’étais plus seul, s’expliqua l’inconnu avant qu’un sourire timide vienne illuminer son visage.

Thalion se retint de plisser les yeux, ébloui par son aura rayonnante. Il souffla, agacé. L’alcyon était un petit oiseau de la couleur de la mer qui faisait son nid sur les flots de l’océan. Couvant les œufs pendant sept jours, leur survie était faible. Pas étonnant qu’il ait tenu à lui porter secours. Mais en s’occupant du nid emporté par le courant, il s’était égaré. Son oiseau semblait avoir calquer l’itinéraire sur le sien.

  —  Si tu étais resté concentré, tu ne te serais pas éloigné, répondit-il avec agressivité, ce qui surpris son interlocuteur.

Le maudit était dure, mais il avait fait exprès de s’éloigner du chemin initial pour pouvoir voler seul en toute liberté, et le voilà avec un ange sorti de nulle part. C’était bien sa veine.

  —  Je sais bien… Désolé… s’excusa-t-il, l’air penaud.

Thalion soupira, exaspéré. Il venait de le rencontrer depuis seulement quelques minutes, et il avait déjà envie de le jeter dans la mer. Sa façon de se comporter lui fit comprendre que le garçon ne l’avait pas reconnu. Le maudit ne voulait pas prononcer son surnom comme si c’était une incantation pour éloigner les esprits, préférant attendre qu’il le découvre par lui-même et s’enfuit. En attendant, Thalion allait devoir le supporter.

  —  Bref. Tu peux me suivre si c’est ce que tu veux, mais ne me dérange pas.

  —  Compris ! s’exclama-il avec ferveur, soulagé à l’idée de finir le chemin en restant accompagné.

Le maudit reprit sa route, suivi par son nouveau compagnon de route qui se posta à ses côtés. Pendant plusieurs minutes, personne ne dit mot. Ce silence était loin d’embêter Thalion, à l’inverse du magérien qui ne cessait de se tortiller sur son balai, mal à l’aise.

  —  Cesse de gigoter comme un asticot, finit par ordonner Thalion, ne supportant plus de le voir gesticuler ainsi du coin de l’œil.

  —  Désolé…

  —  Arrête de t’excuser.

  —  D’accord, désolé…

  —  Tu le fais exprès ?

  —  Non, désolé…

Thalion fusilla du regard le garçon qui pinça ses lèvres, comme pour s’empêcher de s’excuser une nouvelle fois. S’il n’avait pas l’air si coupable, l’adolescent aurait cru qu’il le faisait exprès.

  —  Sinon… Comment s’appelle ton balai ? demanda-t-il nerveusement pour détourner l’attention.

Une question étonnante quand en règle générale on demandait plutôt le prénom de la personne avant, mais Thalion ne s’en formalisa pas. Il était mal placé pour dire quoi que ce soit sur les échanges entre êtres humains. Sa sociabilité frôlant le niveau zéro, le nombre de gens avec qui il discutait se comptaient sur les doigts d’une main. Son balai et son chat faisaient exception.

  —  Zéphire.

  —  Sympa comme prénom. Il est stylé en tout cas !

  —  Ne dis pas ça, il va prendre la grosse tête après, déclara-t-il avant que son balai ne proteste en vrombissant sous sa main.

Thalion ne pouvait pas non plus le contredire. Zéphire était un beau balai avec son manche noir constellé de tâches argentées évoquant les étoiles. Il ne l’échangerait pour rien au monde.

Un silence s’ensuivit et le garçon se gratta la nuque, signe de nervosité évidente. Thalion observa rapidement son balai dont le manche brun était orné de fissures dorées. Il n’avait pas spécialement envie de faire la discussion, mais…

  —  Et toi… ?

Le blond tourna son regard vers lui, heureux qu’il s’investisse dans la discussion, même si Thalion n’avait fait que retourner poliment la question. Il remarqua que son sourire rayonnant faisait ressortir ses fossettes.

  —  Il s’appelle Azrel !

  —  Oh, cool.

Nouveau silence. Cette fois-ci, Thalion ne fit rien pour le briser. Mais le garçon était du genre facilement embarrassé.

  —  Désolé, je ne suis pas doué pour faire la conversation, je…

  —  Écoute-moi bien, le coupa-t-il brusquement, le faisant sursauter. Premièrement, est-ce que je t’ai fait un reproche ? Non. Deuxièmement, est-ce que j’ai l’air de vouloir faire la discussion ? Non. Troisièmement, excuse-toi encore une fois et je te jure que je te jette à l’eau. Compris ?

Thalion avait parlé sèchement sans essayer de prendre de pincettes. Il se fichait bien si ses paroles le blessaient ou pas. Cette manie de s’excuser en permanence comme s’il s’excusait d’exister l’agaçait. Il ne comprenait pas pourquoi ce magérien cherchait absolument à converser avec lui.

Ce dernier déglutit et acquiesça. Il eut au moins l’intelligence de ne pas s’excuser.

  —  Je… je peux quand même te demander comment tu t’appelles ? le questionna-t-il d’une petite voix, comme s’il craignait de se faire houspiller.

  —  Corvus. On m’appelle Corvus, lâcha-t-il l’air de rien, alors qu’au fond de lui, il était soulagé que le magérien connaisse enfin son identité.

Au fond, ça le dérangeait que quelqu’un parle avec lui comme si c’était normal alors que ce n’était pas censé l’être. Pas avec un corbeau.

  —  Corvus… Tu veux dire, LE Corvus ?

  —  Oui ! Le grand méchant corbeau qui va te pourfendre si tu ne le laisses pas tranquille !

Maintenant qu’il savait, Thalion s’attendait à le voir éprouver de la peur à son égard, et non un semblant de sympathie. Le magérien allait sûrement trouver une excuse en bégayant pour déguerpir d’ici ou bien partir sans dire un mot. Une réaction classique, en somme.

À sa grande surprise, le garçon ne bougea pas et se contenta de le fixer sans dire un mot.

  —  Eh bien ? Tu attends quoi pour t’enfuir ? Je ne te retiens pas.

  —  C’est que… Tu n’as pas l’air aussi méchant que ce que l’on raconte, dit-il en réponse avant d’ajouter à voix basse, et il paraît que ta magie est faible alors…

Thalion freina, profondément vexé par ce sous-entendu. Vu les rumeurs exagérées à son propos, il comprenait la différence avec la réalité. Mais faire allusion à ses difficultés blessa son égo.

  —  Dis-moi, tu as envie que j’utilise tes yeux comme sacrifice aux dieux ? Tu crois qu’en voyant tes beaux yeux, ils vont accepter de me rendre plus fort ?

La voix de Thalion était si froide que le garçon en eut la chair de poule.

  —  Ah ah… J’en doute…

Il s’éloigna un peu de Thalion, signe qu’il avait bien compris le message.

Ils reprirent leur route dans un silence uniquement perturbé par le bruit des vagues. L’atmosphère autour d’eux s’était refroidie. Thalion ne pouvait s’empêcher de ruminer les paroles du magérien. Avant, il suffisait d’un regard de sa part pour que n’importe qui s’enfuit en courant. Maintenant, les plus timides ne tremblaient même plus à cause de sa médiocrité devenue flagrante. Or, la peur maintenait les gens à distance. Le protégeait, d’une certaine façon. Si les élèves de l’académie cessaient de le craindre et se rebellaient… La bousculade de tout à l’heure ne serait rien comparée à ce qu’il devrait endurer.

  —  Au fait, moi je m’appelle Nohan…

  —  M’en fiche, répliqua Thalion d’un air bougon.

  —  Désolé…

D’après la façon dont Nohan écarquilla les yeux, ce mot s’était échappé de sa bouche sans le vouloir. Avant qu’il n’ait le temps de réagir, Thalion brandit sa baguette, déterminé à tenir parole malgré le regard implorant du magérien.

  —  Ekvallo !

Le garçon fut propulsé de son balai et tomba dans l’eau comme une pierre.

  —  Bonne baignade ! lui lança-t-il en ricanant. Allez, on y va, Zéphire.

Son balai ne bougea pas d’un poil. Il devait sûrement protester contre son action.

  —  On n’est pas là pour jouer les bons samaritains, Zéphire, et je tiens toujours parole. Son balai le sortira de là. Maintenant on avance, ordonna-t-il à son acolyte.

Au lieu d’obtempérer, le balai n’en fit qu’à sa tête et entama une descente à tout allure vers l’océan.

  —  Zéphire, arrête-toi ! STOP ! hurla-t-il alors qu’ils allaient s’enfoncer dans la mer.

Le balai obéit et freina violemment, à quelques centimètres de l’eau. Sauf que cet arrêt était trop brutal. Thalion ne parvint à s’accrocher au manche et bascula par-dessus le balai pour atterrir dans la mer.

L’eau était glaciale. Le magérien fut pétrifié pendant plusieurs secondes, jusqu’à ce que la froideur de l’eau lui morde la chair. Très vite, ses poumons lui rappelèrent qu’il était incapable de respirer sous l’eau, comme n’importe quel être humain. Il reprit ses esprits et se dirigea vers la surface avant de manquer d’air. Soudain, des mains s’agrippèrent à ses épaules pour s’y appuyer, l’enfonçant davantage dans l’eau. La surface s’éloignait de lui tandis que ses poumons commençaient à lui brûler. Malgré le sel qui piquait ses yeux, le maudit parvint à les ouvrir pour découvrir l’identité du coupable.

Nohan ! Pourquoi tentait-il de le noyer ? Son apparence angélique cachait-elle en réalité un démon assoiffé de haine ? Peu importe les raisons, Thalion devait absolument survivre. Encouragé par l’instinct de survie, il tenta de repousser le garçon, mais il manquait de force, et surtout d’air. Ses poumons réclamaient douloureusement de l’oxygène, et la froideur de l’eau qui engourdissait ses membres ne l’aidait pas non plus. Dans une tentative désespérée, il enfonça sa baguette dans le ventre de Nohan. Un soubresaut le secoua et la pression sur les épaules de Thalion s’allégea, suffisamment pour lui permettre de le repousser et de ressurgir à la surface. Respirer n’avait jamais été aussi salvateur.

Fier de son coup, le balai l’attendait juste au-dessus de lui pour lui permettre de s’accrocher au manche comme si c’était une branche, chose que l’adolescent ne manqua pas de faire.

  —  Mille milliards de gargouilles puantes… jura-t-il en reprenant son souffle. Je vais te tuer, Zéphire !

À ces mots, Nohan surgit brusquement devant lui et s’accrocha autour de son cou comme si c’était une bouée de sauvetage, l’étranglant à moitié. Thalion s’apprêtait à le rejeter et à lui crier dessus pour avoir tenté de le couler, mais en le voyant toussoter et trembler, il comprit que quelque chose n’allait pas.

  —  Ça va ?

  —  ‘Sais pas… nager…

Ah…

Merde.

  —  Et la magie ?

  —  J’ai paniqué…

Thalion eut envie de se gifler. Non mais quel idiot ! Il était persuadé que Nohan s’en sortirait en nageant ou en lançant un sort.

Nohan avait failli mourir noyé à cause de lui.

L'horreur de cette pensée lui coupa le souffle. Son sang se glaça en imaginant l’académie annoncer sa disparition et interroger les élèves, tout en sachant que c’était lui l’unique responsable.

Il avait failli devenir un meurtrier. Il avait failli devenir ce qu’on redoutait de lui.

Cette constatation lui donna envie de vomir, mais il se maîtrisa. Thalion s'obligea à ralentir les battements de son cœur et apaiser son souffle saccadé. Il devait garder son calme. Heureusement, grâce à Zéphire, le pire avait été évité. Mais à l’avenir, il devrait faire plus attention aux conséquences de ses actes et réfléchir avant d’agir.

Quelques instants après, Thalion était toujours pendu à son balai, le corps à moitié immergé dans l’eau, attendant patiemment que Nohan reprenne ses esprits. Une fois sa respiration stabilisée et ses tremblements disparus, le maudit prit la parole.

  —  Je suis désolé.

Nohan tourna la tête vers lui, surpris.

  —  Quoi ? croassa-t-il comme si ses oreilles venaient de lui faire faux bond.

  —  Tu as très bien entendu, ne me force pas à le répéter, s’énerva-t-il en évitant son regard, ne voulant pas laisser entrevoir sa culpabilité.

  —  Tu viens de t’excuser ?

  —  Oui.

  —  Toi qui détestes les excuses ?

  —  La ferme. Soit déjà content que je m’excuse.

  —  J’ai failli mourir à cause de toi. S’excuser est le minimum, renchérit-il, toute timidité envolée après avoir frôlé la mort.

Aïe. Nohan n’avait pas tort. C’est bien pour ça que Thalion mettait sa fierté mal placée de côté pour présenter ses excuses. À sa façon.

  —  C’est vrai… Mais tu m’as aussi coulé en retour, alors on est quitte maintenant.

Nohan le fixa sans rien dire avant d’éclater de rire, ce qui le mit mal à l’aise. Était-il en train de se moquer de lui ? Devait-il se fâcher ? Ou bien le manque d’oxygène lui avait grillé trop de neurones ?

  —  Décidemment, tu n’as rien à voir avec ce qu’on dit de toi.

  —  Tu veux dire que je n’ai pas l’air d’être quelqu’un qui mange des enfants la nuit ?

Nohan rigola de nouveau et l’ombre d’un sourire apparut sur le visage du maudit. Quand le silence revint, les deux adolescents prirent soudain conscience de leur proximité. Avant que ça ne devienne gênant, Thalion interpela le balai de Nohan resté en hauteur.

  —  Eh, le balai à chiotte ! Viens chercher ton pote !

Le balai frissonna comme s’il venait de se réveiller et réalisa que son propriétaire se trouvait dans l’eau. Il se précipita vers lui en tremblotant, l’air de se confondre en excuses.

  —  C’est bon, Azrel. Tout va bien. Et respecte-le s’il te plaît. Tu aimerais que je parle à Zéphire comme ça ?

  —  Non, évite pour ta propre survie.

  —  Je sais bien.

Les deux jeunes magériens remontèrent sur leur balai et se dépêchèrent de suivre leurs oiseaux respectifs pour rejoindre l’académie.