Thomas s’arrêta devant une porte et frappa.
- Entrez ! proposa une voix ferme.
Thomas poussa la poignée pour pénétrer à l’intérieur d’une cellule. Syola aurait cru qu’il l’amènerait dans un bureau. Un homme en robe sombre grimaça en s’asseyant dans son lit. Ses cheveux poivre et sel l’annonçaient âgé.
- Haut prêtre Auguste, je vous présente… commença Thomas avant de regarder intensément Syola.
- Syola, je m’appelle Syola Miiun, se présenta la jeune femme morte de honte.
Elle avait oublié de dire son nom. Il connaissait le nom de son père, de sa mère et de ses frères mais pas le sien. Syola s’en voulut énormément.
- Hé bien, Syola, dit le haut prêtre depuis son lit, je suis heureux de vous voir en aussi bonne santé.
- Ce qui n’a pas l’air d’être votre cas, répliqua Syola.
- Je vais bientôt rejoindre Chaak, répondit le haut prêtre. Cela fait déjà pas mal de temps que j’ai mal. Je sens que cette fois, je ne m’en relèverai pas.
Syola fronça les sourcils. Elle s’approcha du haut prêtre et lui demanda :
- Où avez-vous mal ?
- Là, dit-il en caressant tout abdomen rebondi. Ça se produit souvent un peu après mangé. Je n’ai souvent rien pendant des lunes et soudain, je souffre le martyre, comme en ce moment. La douleur est si intense ! J’ai l’impression que mon ventre se déchire de l’intérieur.
- Vous voulez mourir ? lança Syola.
Le haut prêtre écarquilla les yeux et Thomas siffla entre ses dents.
- C’est un blasphème de parler ainsi, grinça Thomas. Notre dieu seul décide du moment de notre mort. Nous ne la désirons pas, mais ne la craignons pas non plus.
- Pourquoi n’y a-t-il aucun guérisseur auprès de votre haut prêtre en ce cas ?
- Aucun prêtre d’Artouf n’acceptera de soigner un adepte de Chaak, répliqua Thomas.
- Je parle d’un guérisseur classique, avec des plantes, rétorqua Syola.
- Aucun acceptera non plus, insista Thomas.
- Moi, je veux bien, assura Syola qui ressentit une douce chaleur l’envahir à ces mots. Par contre, je ne suis pas une experte alors ne vous attendez pas à un miracle non plus !
- Je prends le risque, annonça le haut prêtre.
- Vous voulez bien me ramener au jardin ? J’avoue n’avoir aucun sens de l’orientation. Pas d’huile de millepertuis nécessaire pour votre haut prêtre.
Le haut prêtre ricana avant de cesser sous le regard transperçant de Thomas. Syola trouva tout ce dont elle avait besoin au jardin. Elle dérangea de nouveau les résidents de la cuisine qui la regardèrent faire avec étonnement avant de la suivre jusqu’à la chambre du haut prêtre.
Ce fut sous le regard ahuri d’une dizaine de résidents du temple qu’elle déposa une couronne de verveine sur la tête du haut prêtre.
- Ceci va me soigner de mon mal au ventre, dit-il, clairement peu convaincu.
- N’importe quoi, grommela Thomas.
- Seriez-vous de ceux qui pensent que les herboristes sont des charlatans ? cingla Syola.
Thomas se raidit. Sa mâchoire se crispa et son bout de nez remua. Syola redonna son attention au haut prêtre.
- J'ai l'impression d'être ridicule, maugréa ce dernier.
- Vous l'êtes, répliqua Syola. Préférez-vous avoir mal à la tête ou être ridicule ?
Le haut prêtre capitula d’un geste. Syola versa son mélange de millepertuis et de pyrèthre dans un verre d’eau avant de le tendre au malade.
- Avalez ça, ordonna-t-elle. Je vous préviens, ça risque d'avoir très mauvais goût. J'aurais pu rajouter des ingrédients pour que ça soit meilleur, mais il faut calmer vos douleurs et je n’ai pas trouvé le nécessaire au temple. Aller au marché nous aurait fait perdre un temps précieux.
- J’en conviens aisément, assura le haut prêtre avant d’avaler cul sec le médicament.
Syola récupéra le contenant puis annonça :
- Bien. Maintenant, restez calme, reposez vous et évitez de manger épicé.
- J'adore manger épicé ! répliqua le haut prêtre.
- Ah oui ? s'exclama Syola sur le ton d'un professeur rabrouant un élève un peu capricieux. Hé bien, c'est fini ! Sauf si vous voulez mourir ! Plus rien d'épicé ! Plus jamais !
Le haut prêtre resta un instant les yeux écarquillés tandis que certains résidents du temps ricanaient. Syola poursuivit :
- D'ici deux jours, vous n'aurez plus rien. Évitez de manger gras et épicé, et cela ira mieux, vous verrez. Une chose est sûre : vous n'allez pas mourir. Enfin, pas maintenant, je n'ai fait que retarder l'échéance.
Cette fois-ci, Thomas ricana. Syola sentit de nouveau une douce chaleur l’envahir. C’était tellement agréable ! Elle aurait aimé ressentir tout le temps cela. Syola commença à s’éloigner afin de laisser son patient se reposer mais celui-ci l’interpela :
- Syola !
La jeune femme se tourna vers le haut prêtre.
- Vous pouvez rester au temple autant de temps que vous le souhaitez. Vous êtes la bienvenue.
- Merci beaucoup, répondit Syola, surprise mais ravie.
- Vous ne semblez pas heureuse de cette invitation, fit remarquer Thomas une fois qu’ils furent seuls dans le couloir.
- Je n’ai aucune envie de passer ma vie dans ce temple ! Je ne suis pas adepte de Chaak.
Et même si ça avait été le cas, le couvent n’était pas son truc. Elle rêvait d’une famille, d’un mari, d’enfants jouant autour d’elle. S’imaginer passer sa vie à prier dans un temple la révulsait.
- Vous pourriez entrer en apprentissage auprès d’un herboriste, proposa Thomas.
- Qui voudrait de moi ? répliqua Syola.
- D’une apprentie déjà à moitié formée, sans parents et donc sans horaire, corvéable à merci ? Je dirais : tout le monde.
Syola rit. Il n’avait pas complètement tort.
- Personne ne voudra de moi, insista pourtant Syola. Je n’ai pas de lettre d’introduction.
- Vous pourriez en demander une à monsieur Burley, fit remarquer Thomas.
Syola observa Thomas. Il devait avoir le même âge qu’elle et pourtant, il montrait une débrouillardise et un sens pratique bien plus développé qu’elle. Elle baissa les yeux, un peu honteuse de sa maladresse. Elle ne savait rien et lui, il avait tant vécu ! Il avait voyagé à travers tout le pays. Elle l’admirait tant !
- Les Burley vivent en dehors de la ville, rappela Syola d’une petite voix misérable. Jamais je n’oserai m’y rendre seule. Les risques qu’il m’arrive malheur sont…
- Que voulez-vous qu’il se passe ? répliqua Thomas.
Syola leva un regard entendu sur lui. Déjà, Godo n’arrêtait pas de la mettre en garde. Marguerite en rajoutait souvent une couche. Les derniers événements n’avaient fait que confirmer Syola dans ses craintes.
- C’est plus dangereux de sortir de la ville que de s’y déplacer ? rétorqua Thomas.
Syola frémit. Elle se souvint de ce virage au bout de cette ruelle. Elle percevait déjà les bruits du marché. Une main sur sa bouche. Une sensation chaude sur son cou. Un froid intense. Le hurlement sauvage de cette femme près d’elle alors qu’elle était pieds et poings liés, nue, à la merci d’un fou qui l’avait marquée.
À son réveil dans le bain, dès les deux hommes sortis, Syola avait caressé ses blessures, sans pouvoir les voir, celles-ci se trouvant sur ses fesses et en haut de son dos. La brûlure était nette et formait un dessin simple que Syola aurait été incapable de refaire, ne parvenant pas à bien le voir, sa cellule ne proposant aucun miroir.
Pour Syola, cela ne faisait aucun doute : Teflan Stylus l’avait marquée, comme une vache, faisant d’elle sa propriété. Le salopard ! Syola s’expliquait moins qu’il l’eut laissée partir. Pourquoi agir de cette manière puis permettre à sa victime de regagner sa liberté ?
Syola constata que Thomas la regardait intensément. Depuis combien de temps s’était-elle perdue dans ses pensées, revenant sur son agression traumatisante ?
- À l’intérieur ou dehors, je suppose que c’est pareil, murmura-t-elle. Je serai tout de même plus rassurée d’être accompagnée.
- Je viendrai avec vous mais à une condition.
Syola leva un regard interrogateur sur le jeune homme.
- Qu’on se tutoie, précisa-t-il gravement.
Syola explosa de rire avant de hocher la tête.
- Comme tu veux, Thomas.
- Allons retrouver monsieur Burley, dit le prêtre en partant vers la sortie.
Quel enthousiasme ! Quelle énergie ! ne put s’empêcher de penser Syola. Elle devait admettre apprécier beaucoup le jeune homme.
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- Vous m’avez demandée, haut prêtre ? s’enquit Syola en entrant dans le bureau d’Auguste, petite pièce bien agencée proposant une table, une chaise simple mais confortable, des étagères remplies d’encre et de papier ainsi qu’une bibliothèque.
- Syola ! Je me porte comme un charme ! s’exclama Auguste.
- Vous m’en voyez ravie, assura-t-elle.
- Vous avez eu une réponse, annonça le haut prêtre en lui tendant un parchemin.
Syola le déplia et lut. Une herboriste dénommée Adeline acceptait de la rencontrer. Certes, elle ne promettait pas que l’entretien déboucherait sur quoi que ce fut mais le geste était là. Ne restait plus qu’à Syola de faire bonne impression.
- Merci, haut prêtre.
- De rien. Syola ?
La jeune femme, qui s’apprêtait à courir rue Soufflon, où se trouvait l’herboristerie, s’arrêta net.
- En trois jours, vous avez rendu le sourire à une dizaine de résidents de ce temple, moi y compris. Vous serez toujours la bienvenue.
Sous-entendu : nous serions heureux que vous veniez nous soigner de temps en temps. Message compris, pensa Syola.
- Je m’en souviendrai, promit Syola avant de partir en courant, se sentant débordante d’énergie.
La rue Soufflon était propre et lumineuse. Très proche du quartier central et du palais impérial, ses rues pavées et ses égouts la rendaient très accueillante. Syola était devant l'unique herboristerie de la rue. La boutique était petite et jolie. Elle entra.
Des centaines d'odeurs agressèrent ses narines. Elle reconnut des parfums de menthe, de thym, de laurier et de romarin mais fut incapable de nommer les centaines d'autres flagrances qui l'avaient assaillie. La pièce était vide mais nul doute que quelqu'un viendrait, alerté par le carillon qui avait sonné lorsque Syola avait poussé la porte d'entrée.
Sur des étagères des pots, parfois en verre, parfois en métal, parfois en bois ou en argile s'amoncelaient. La plupart portait des étiquettes mais certains n'en avaient aucune. Syola supposa que la propriétaire connaissait par cœur le contenu de chacune de ces jarres.
Derrière le comptoir de bois très simple, un siège attendait que le vendeur, fatigué, l'utilise. Une boîte en métal fermée par un cadenas contenait probablement quelqu'argent. Syola sentit un mouvement dans son dos. La propriétaire venait de sortir de l'arrière boutique. Elle se tourna en souriant, se composant le visage le plus avenant possible. Elle tenait à faire bonne impression dès le départ.
Devant elle se dressait une femme en pleine force de l’âge vêtue d'une robe rouge simple. Ses épaules étaient recouvertes d'un châle de laine rouge et vert. Sur sa ceinture pendaient nombre de petites bourses et une aumônière. Elle souriait et posait sur Syola un regard doux et accueillant mais non moins scrutateur.
- Bonjour, madame, dit poliment Syola en effectuant une petite courbette.
- Ta lettre de recommandation est impressionnante. Un peu trop. J’aimerais vérifier par moi-même. Tu le comprends, n'est-ce pas ?
Syola n’ignorait pas que certains apprentis bénéficiaient d’un piston pas toujours très réaliste.
- Bien sûr, madame, répondit Syola, ayant du mal à croire que cette conversation fut réelle.
Elle avait l'impression de vivre un rêve. Comment pouvait-elle être là, dans cette boutique impressionnante, devant une herboriste qui allait peut-être la prendre en apprentissage ? Jamais Godo ne l’aurait permis. Dire qu’elle devait d’être là à Teflan Stylus. Sans lui, elle serait en train d’être mariée à un artisan en échange d’une affaire lucrative pour son père.
Elle repoussa cette idée. Teflan Stylus était un salopard à qui elle ne devait rien.
Soudain, la propriétaire lui mit un pot contenant de la poudre sous le nez et demanda :
- Qu'est-ce que c'est ?
L'odeur était très caractéristique.
- De la mauve, madame.
- À quoi cela sert-il ?
- Sous cette forme, cela guérit la toux et les bronchites légères.
- On peut s'en servir sous une autre forme ? demanda l'herboriste.
- En salade, c'est un puissant laxatif.
La femme hocha la tête puis lui désigna une plante séchée déposée sur une étagère.
- Et ça ?
Syola regarda attentivement la plante puis admit misérablement :
- Je l'ignore, madame.
La femme hocha la tête, son visage n'exprimant aucune émotion puis elle lui désigna une autre plante et lui reposa la même question. Sur les dix plantes que la vendeuse lui désigna, Syola ne fut en mesure que d'en identifier trois de manière sûre et une quatrième sans certitude. Les autres, elle ignorait ce dont il s'agissait. Pour ceux dont elle était sûre, la vendeuse lui avait demandé leurs effets et Syola avait répondu, sans jamais savoir si ses réponses convenaient car la dame conservait un visage totalement impassible. Enfin, la femme se plaça devant Syola et annonça :
- J'aime les gens qui avouent facilement leur ignorance. La plupart des jeunes gens répondent n'importe quoi plutôt que de dire clairement qu'ils ne savent rien des plantes dont je leur parle. J'apprécie de savoir qu'avec toi, ces choses seront claires. Il semblerait que ta lettre de recommandation ne mente pas. Tu es effectivement douée en plantes. Te sens-tu prête à travailler dès demain ?
- Oui, madame. Par contre, serait-il possible que vous m’offriez le gîte et le couvert ? Je n’ai nulle part où aller.
Adeline fronça les sourcils puis ses lèvres s’étirèrent. Pas d’horaire, se souvint Syola. Thomas avait raison. Adeline comptait bien profiter de cette manne.
- Volontiers, dit-elle en accompagnant ses mots d’un geste de la main vers l’arrière. Il y a une petite pièce, une réserve, dont je ne me sers pas, à l’étage. Tu pourras t’y installer. Ce n’est pas grand-chose mais…
- C’est parfait. Je vous remercie. À demain alors !
- Sais-tu où dormir cette nuit ? s’enquit Adeline, le front plissé.
- Oui, madame, assura Syola avant de disparaître.
Elle n’allait certainement pas lui dire qu’elle dormait au temple de la mort. Elle lui aurait claqué la porte au nez si elle avait su. Syola rejoignit le temple, profita de son dernier repas en l’agréable compagnie des prêtres et des adeptes, passa une excellente nuit avant de dire au revoir au haut prêtre qui lui souhaita tout le bien.