Chapitre 6 : La philosophie de Chaak

Syola apprit quantité de choses dans la boutique Rue Soufflon et Adeline fut très enthousiasmée par la vigueur de la jeune femme. Toujours prête à travailler et à apprendre, elle ne perdait jamais ni son sourire ni son entrain. Les clients l'adorèrent et certains ne jurèrent plus que par elle. Douée mais n'hésitant pas à accepter son ignorance et à demander de l'aide à Adeline, elle faisait preuve d'un grand professionnalisme.

Syola n'oublia pas les prêtres. Régulièrement, elle passait les voir et soignait ceux qui demandaient ses services. Souvent de simples rhumes mais parfois également des bronchites qui auraient pu tuer si des plantes pourtant simples n'avaient pas été avalées, les maladies étaient monnaie courante.

Les résidents du temple commencèrent à lui faire confiance. Les malades qu’elle voyait guérissaient alors de plus en plus de souffrants osèrent venir la trouver et les demandes, même concernant des problèmes intimes, la firent souvent rougir.

- Vous avez le droit d’avoir des rapports sexuels ? osa demander Syola à Tuty qu’elle venait de soigner pour un mal reçu lors d’une rencontre intime avec une prostituée en ville.

- Bien sûr ! s’exclama Tuty qui remettait sa robe en place. Pourquoi cela ne serait-il pas le cas ?

- J’ai toujours imaginé la chasteté comme obligatoire pour servir les dieux.

- Certains décident de se passer de sexe mais c’est une minorité, assura Tuty.

- Il n’y a pas de femme au temple.

- Les femmes donnent la vie. Elles n’ont aucune raison de se consacrer à la mort.

- Ça n’existe pas, alors, des femmes adeptes de Chaak ?

- Si c’est le cas, elles se cachent, supposa Tuty. Je n’en ai, pour ma part, jamais rencontré.

- Aucun de vous n’a d’épouse ou d’amante, fit remarquer Syola.

- Qui voudrait partager un moment intime avec un homme apportant la mort ? Les prostitués qui acceptent sont rares et nous font payer le triple !

- Sans moi, vous seriez mort de cette maladie, prêtre Tuty. C’est elle qui vous a amené la mort, pas l’inverse.

À ces mots, elle sortit, agacée. Arrivée à la bibliothèque, elle trouva Thomas. Il lisait un ouvrage réservé aux prêtres. Elle l’observa un instant puis son regard fut attiré par un autre grimoire, énorme, trônant tout seul sur un lutrin, comme à part des autres. Elle n’y avait jamais prêté attention mais soudain, sa curiosité fut piquée au vif.

Elle s’approcha du livre proposant une reliure de toute beauté, avec enluminure et gravures et cuir d’excellente qualité. Elle l’ouvrit pour découvrir des motifs colorés et harmonieux, tandis qu’une chaleur douce la parcourait.

- C’est notre philosophie, indiqua Thomas.

Syola se tourna vers lui.

- Celle de Chaak. Notre livre fondateur.

Syola observa l’ouvrage.

- C’est une copie, précisa Thomas. L’original est précieusement conservé au grand temple.

Le copiste ne manquait pas de talent.

- Tu devrais le lire, lui proposa Thomas.

- En quoi la façon de penser des prêtres de la mort pourrait m'intéresser ? interrogea Syola. Je ne désire pas devenir une adepte de Chaak.

- Je sais bien, Syola, mais il parle de la philosophie de la vie. En tant que soignante, tu devrais le compulser.

Syola souleva le grimoire, grimaçant sous son poids et Thomas comprit le sous-entendu.

- Tu as autre chose à faire de plus urgent ? railla Thomas.

À part mater son interlocuteur ? Non. Et puis, lire ce truc lui donnerait une bonne raison de se rendre à la bibliothèque. Syola se racla la gorge puis commença à lire. Thomas se replongea dans son propre livre en souriant.

La routine s’installa. L’apprentissage à l’herboristerie, les soins au temple, la lecture du livre dont l’ouverture lui apportait systématiquement une douce chaleur réconfortante.

Le contenu du grimoire était intéressant. Thomas avait eu raison de le lui conseiller. Chaak expliquait la vie avec une simplicité désarmante et Syola était d'accord sur bien des points. La mort, simple et nécessaire continuité de la vie, n'était pas maléfique. Il ne s'agissait que de la suite logique d'une vie, rien de plus.

Certains passages ne furent pas inconnus à Syola, entres autres lorsque l'auteur expliqua que Chaak n'interdisait en aucune manière qu'un de ses adeptes sauve quelqu'un de la mort, car cela ne faisait en fait que retarder l'échéance, inéluctable.

La plupart du temps, le texte était très bien écrit, clair, limpide. Parfois, l'auteur se lançait dans des tirades purement philosophiques qui ennuyaient un peu Syola mais elle les lut tout de même, sans réellement les trouver intéressantes.

Souvent, Syola pensait à sa famille, surtout à sa mère qui devait la croire morte. En général, elle se forçait à enlever de son esprit ces pensées, surtout parce qu'elle ne voulait pas souffrir. S'il lui était arrivé de vouloir aller parler à sa mère, elle avait vite oublié se rappelant la promesse faite par son père : si elle s'approchait, il la tuerait. Syola ne doutait pas un instant qu'il le ferait. Souvent, ces pensées la rendaient triste et elle se plongeait dans le travail pour oublier.

- Tu as presque fini !

Syola se retourna pour voir apparaître Thomas. Elle regarda l'emplacement du marque-page, à peine à un quart de l'énorme grimoire.

- Thomas, je suis très loin de la moitié ! s'exclama Syola.

- Tu as presque fini la philosophie, expliqua Thomas. Après, ce sont les principaux sacrifices que l'on peut faire à Chaak. Je ne te conseille pas de lire ça. C'est… violent, immonde et… Enfin bref, je ne te conseille pas de te plonger là dedans ou tes nuits risquent d'être agitées…

Elle prit le conseil très au sérieux. Dès qu’elle eut fini la philosophie, elle referma l’ouvrage, certaine de ne plus jamais l’ouvrir. Un froid intense la parcourut, du bout de ses pieds à la pointe de ses cheveux. Ses poumons se remplirent de glace, rendant sa respiration difficile. Elle eut l’impression se retrouver les remous du Chanvre.

Elle rouvrit le livre et son corps tout entier se réchauffa sous une tendre tiédeur, calmant sa frayeur. Elle observa la page suivante intitulée Principaux sacrifices à Chaak. Syola n’avait aucune envie de lire ça mais se retrouver plongée dans un bain glacé ne la tentait pas non plus.

En reniflant, elle commença à découvrir les premières offrandes et la faveur obtenue en échange. « Pour qu’une marmite retrouve sa propreté sans frotter. » Syola ricana.

- Notre philosophie te fait rire ? gronda Thomas.

Syola toussa pour calmer ses nerfs puis lança :

- Non. J’ai commencé la deuxième partie. Une marmite propre sans frotter ? Mais c’est quoi ça ?

- Ce qu’un adepte a demandé et ce que Chaak a réclamé en retour. Pour qu’un sacrifice soit consigné, encore faut-il qu’il ait été demandé et que Chaak ait répondu en retour.

- Il a répondu comment ?

- Les manières sont nombreuses et variées, parfois limpides et parfois incompréhensibles. Les prêtres font de leur mieux lorsqu’ils recueillent les témoignages mais cela reste souvent confus.

- Les prêtres recueillent les témoignages de qui ? Des adeptes qui ont fait des sacrifices ? Mais je croyais cela interdit !

- Lorsqu’un prêtre errant désigne un cultiste – ainsi est nommé quelqu’un réalisant un sacrifice - le coupable est envoyé au grand temple où il est entendu et jugé.

- Pourquoi consigner les sacrifices et permettre à n’importe qui de les lire ? Ce n’est pas offrir le bâton pour se faire battre ?

- Ce livre regroupe les principaux sacrifices à Chaak. Les autres – il y en a trop pour qu’un seul ouvrage les contienne – sont gardés dans l’immense bibliothèque du grand temple de K’Bar, au moins vingt fois celle-ci.

- Il faut se rendre là-bas pour atteindre ces sacrifices-là, comprit Syola. Mais la philosophie de Chaak est proposée à la lecture dans tous les temples.

- C’est ça, confirma Thomas.

- D’où ma question : pourquoi tendre la perche aux cultistes ?

- Les volontés de notre dieu sont sacrées. Tout ce qui vient de lui doit être entendu, conservé et répété parmi ses sujets.

- Comment ont été sélectionnés les sacrifices ayant le droit d’être présents dans cet ouvrage majeur ? Qu’ont-ils de particulier ?

- Ils sont plus communs.

- Je ne saisis pas, insista Syola.

- Ce sont ceux réalisés le plus souvent.

- Forcément, puisqu’ils sont à disposition de tous, répliqua Syola qui trouvait que c’était le serpent qui se mord la queue.

Thomas fronça les sourcils et fit la moue. Il haussa les épaules et Syola comprit qu’il ne s’était jamais posé la question. Elle laissa tomber et se retourna vers le grimoire ouvert.

- Au risque d’insister, précisa Thomas. Je te déconseille de lire ça.

Syola haussa les épaules avant de reprendre sa lecture malgré le front plissé de Thomas. Pour obtenir une marmite propre sans frotter, il fallait de l’huile de millepertuis – ah bon ? - de la farine, une douzaine de grappes de raisin et un panier entier de fraises.

Le sacrifice demandait de se mettre nu sous la pleine lune, de s’enduire le corps d’huile de millepertuis puis de se couvrir de farine de la tête aux pieds, avant de manger l’intégralité des raisins et des fraises. Au dernier fruit ingéré, la marmite serait propre.

Syola dut se retenir d’exploser de rire. Elle se dit qu’après un tel traitement, le cultiste écoperait d’une sacrée chiasse. De plus, se couvrir le corps d’huile et de farine – ce qui nécessitait forcément de se laver ensuite – puis de manger autant de raisins et de fraises valait-il vraiment le coup pour une pauvre marmite ? Y avait-il vraiment des gens pour réaliser ce sacrifice ? Apparemment puisque le fort taux d’utilisation lui permettait d’avoir l’honneur de se trouver dans cet ouvrage.

Précision importante en fin de sacrifice : le résultat dépendait de la qualité de l’huile de millepertuis. Plus elle était bonne, plus la marmite serait propre.

- C’est quoi, de la bonne huile de millepertuis ? demanda Syola, curieuse de connaître les critères du dieu de la mort sur un sujet traitant d’herboristerie.

- Tu vois la référence à côté ?

- HM2ab, lut Syola qui avait ignoré l’annotation incompréhensible.

- Cela t’amène vers un autre ouvrage qui précise. Il se trouve dans ce rayon.

Syola suivit l’indication donnée par le bras de Thomas. Elle trouva aisément l’ouvrage bien référencé et rangé à sa place.

L’ouvrage classait les huiles végétales par ordre de préférence, mettant la palme tout en bas et l’argan tout en haut. Ainsi, pour être d’excellente qualité, une huile de millepertuis devait avoir pour base de l’huile d’argan, proposer au moins une dose de fleur pour dix d’huile et avoir macérée pendant trois lunes. Il fallait être ultra riche pour se payer un truc comme ça. La propreté impeccable de la marmite était à ce prix. N’importe quoi, jugea Syola avant de passer au sacrifice suivant.

« Pour un cirage impeccable de vos bottes préférées. » Sans déconner ? pensa Syola en soupirant. Mais pourquoi lisait-elle ça ? Un frisson glacial parcourant son échine la fit poursuivre. Ingrédients nécessaires : de l’huile de millepertuis – encore ? - et une centaine de pois chiche. Syola se gratta la joue, se demandant si Thomas n’était pas en train de se moquer d’elle. Ils avaient forcément écrit ce truc pour lui faire une blague. Ça ne pouvait pas être de vrais sacrifices demandés par le dieu de la mort !

Le cultiste devait se mettre nu – il y avait une certaine redondance dans les désirs de Chaak – et s’enduire entièrement d’huile avant de lancer les pois chiche dans les bottes à une distance de dix pieds. Le résultat dépendait du nombre de pois chiches présent dans chaque botte mais également de la qualité de l’huile utilisée.

Syola avait l’impression de voir un gamin inventer des trucs plus débiles les uns que les autres. Là encore, Syola aurait préféré cirer les bottes elle-même que faire ça.

- Quelqu’un a demandé à Chaak de cirer des bottes à sa place et a reçu ça comme réponse, mais il a fait le sacrifice ou bien a décidé que c’était trop chiant et qu’il préférait cirer les bottes lui-même ?

- Ça arrive en effet que l’adepte ne mette pas en application le sacrifice et se contente de rapporter les volontés de Chaak. Dans ce cas, cela a forcément été fait – et plusieurs fois – puisqu’il se trouve dans notre ouvrage de référence.

Syola avait oublié ce détail. Elle resta interdite un instant avant de lever les yeux au ciel. Des gens étaient réellement prêts à faire ça pour avoir de jolies bottes bien cirées. Il fallait sacrément s’ennuyer.

Syola reprit sa lecture. Des gens nus, de l’huile de millepertuis, des fruits et des légumes qui n’avaient rien demandé à personne. Syola soupira. La lecture l’ennuyait prodigieusement. À la fin de la journée, elle referma l’ouvrage et retourna à l’herboristerie un sourire aux lèvres. Lire ces sacrifices débiles l’avait amusée, elle devait bien l’admettre. N’avoir personne avec qui en parler – pour s’en moquer – la fit soupirer mais elle fit avec.

Chaque passage au temple, après avoir soigné les résidents malades, était synonyme de lecture de sacrifice sous le regard courroucé de Thomas. Bientôt, les raisins et les fraises furent remplacés par d’innocentes vaches et cochons, puis leurs petits. Le sang se répandait. La mort frappait. Syola plissait souvent les yeux de dégoût. Seule constante : l’huile de millepertuis.

« Être joyeux pour toute la journée » nécessitait, une fois nu et enduit d’huile de millepertuis – mais pourquoi ? - de percer les yeux d’un agneau vivant à l’aide d’une plume de paon puis de le brûler vif en allumant sa toison à l’aide d’une bougie en cire d’abeille. Comme d’habitude, de la qualité de l’huile dépendait le taux de bonheur. Comment pouvait-on espérer être joyeux après avoir réalisé ça ? Syola devait admettre ne pas comprendre.

- Je t'avais prévenue.

Syola sursauta.

- Désolé, dit Thomas, je ne voulais pas te faire peur.

Il posa sa main sur le grimoire puis répéta :

- Je t'avais prévenue que c'était difficile à lire.

Syola ne trouva rien à répondre. Que pourrait-elle dire ? Qu’elle ressentait une intense sensation de froid quand elle le refermait avec la ferme intention de ne plus jamais poser les yeux dessus ? Il l’amènerait directement à l’asile, sans aucun doute. Elle préféra se taire et poursuivre sans rien dire. Les sacrifices devinrent de plus en plus sanglants. Lorsque Syola referma le livre ce soir-là, aucun être humain n’était encore impliqué mais la jeune femme sentait que cela ne tarderait pas.

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