— Je t'ai dit que c'était Eileen, Yash !
— Je m'en fous. T'as oublié cette raquette.
Assis sur l'estrade entourant les murs intérieurs du gymnase, tel un rapace surveillant les alentours à l’affût de son gibier, Yash désignait le sac de frappe en forme de goutte délaissé sur le tatami à une Samira débordée.
— C'est mon amie, c'était important que je la voie ! Ragea cette dernière.
Elle abandonna les ballons de baskets qu'elle venait tout juste de rassembler dans une caisse près des vestiaires et courut dans l'autre sens pour récupérer l'objet oublié sous le regard inquisiteur du jeune homme.
Pour son plus grand malheur, Yash l'avait attendue à l'entrée du gymnase. Droit comme un « I », ne se penchant uniquement pour saluer d'un high-five les enfants en tenue de kimono qui quittaient leurs cours, son ami l'avait hélé d'une voix d'outre-tombe. Samira, ainsi acculée, n'avait eu d'autres choix que d'aller à sa rencontre sous les rires taquins des élèves qui la connaissaient bien.
— Sam, va encore se prendre un savon ! Avait murmuré l'un d'eux.
Pour toute réponse, elle s'était contentée de leur tirer puérilement la langue.
Mais, ils avaient tapé dans le mille : Yash n'avait pas hésité une seule seconde à la sermonner de son départ précipité. Car, face à son absence inexpliquée, Pépé Wiu et lui-même avaient dû préparer le repas du soir. Pourtant, le vieil homme, en la croisant à la sortie du gymnase, s'était montré indulgent avec elle. À l'inverse de son petit-fils qui dégaina une liste de corvée à son intention.
“Quel grincheux, celui-là !” marmonna-t-elle entre ses dents.
Néanmoins, Samira se laissa persécuter par son ami sans broncher. S'occuper les mains lui permettait d'évacuer les émotions toutes fraîchement vécues. Elle avait quitté Lauryne avec un sentiment de malaise. L'expression de sa mère, cette femme maigrichonne aux grands yeux tristes, flottait encore dans sa mémoire tandis qu'elle parcourait de long en large le gymnase. D'ailleurs, il lui semblait étrange de s'être rapprochée ainsi de cette fille. Étaient-elles devenues alliées ? Elle ne savait plus quoi penser de cette situation. Eileen, comme à son habitude, lui avait parue particulièrement sereine.
Alors qu'elle songeait devoir faire un peu plus confiance à son jugement, Yash se leva enfin de son poste d'observation et l'autorisa à sortir du gymnase, un air satisfait sur son visage. Samira se laissa tomber sur les nattes rembourrées en poussant un long soupir de soulagement.
— J'ai cru passer ma nuit entière entre ces murs !
— Ne me donnes pas d'idées. Lui dit Yash en l'observant par-dessus son épaule. Dépêche-toi de sortir, Sam. Je dois fermer.
Il se tenait devant la lourde porte en métal à double battant, fouillant dans ses poches à la recherche de clés. Il faisait nuit noire, dehors. La seule source de lumière provenait d'un luminaire détecteur de présence situé sur le mur extérieur laissant une bonne partie de la cour dans l'obscurité.
Samira sauta sur ses pieds et sortit derrière le jeune homme, la bouche étirée dans un long bâillement. Elle regarda d'un œil endormi son ami vérifier le verrou de la lourde porte en appuyant plusieurs fois sur la large poignée. Le voir aussi maniaque et précautionneux, elle ne put s'empêcher de l'imaginer en propriétaire des lieux. Ce serait sûrement la route que prendrait le jeune homme d'ici quelques années. Peut-être. Peut-être pas. Yash se confiait très peu à ce sujet. À se demander s'il ne la considérait pas assez mature pour se livrer à elle. Cette pensée la vexa. Elle le toisa en croisant les bras.
— Tu vas courir demain matin, je peux venir ? Lui demanda-t-elle sans crier gare.
Elle vit Yash se détourner pour la regarder. Son visage était en partie dissimulé par l'obscurité. Cela la dérangea.
— Tu ferais mieux de dormir si tu as cours. Répondit-il d'une voix douce.
Avant qu'elle puisse protester, il lui tourna le dos et se dirigea vers le portail en fer forgé. Douchée, elle alla dans le sens opposé en direction du studio en traînant des pieds. Dans son dos, le grincement familier de la grille métallique suivie du tintement des clés troubla le silence de la nuit. Qu'elle avait hâte de finir le lycée et commencer sa vie d'adulte. Elle aurait plus de liberté et pourrait suivre sa propre routine au lieu de subir cette mascarade qu'était la vie scolaire.
Aveuglée par le manque de clarté, elle sortit son téléphone dans la poche de son sweat-shirt pour activer la lampe de torche. Mais, Samira n'eut pas le temps de déclencher quoi que ce soit, car, derrière elle, la voix menaçante de Yash interrompit son geste.
— Qui va là ?
Samira fit aussitôt volte-face.
— Yash ?
Elle crut le voir scrutant les ténèbres par-delà la grille. Quelque chose n'allait pas. Elle ne pouvait voir son expression mais sa voix lui avait paru anormalement tendue. Qui croyait-il avoir vu ? Elle revint sur ses pas, cette fois, le détecteur de présence s'alluma et elle put découvrir Yash le bras levé en sa direction lui intimant de rester là où elle était, les yeux rivés sur un point que lui seul semblait voir. Les traits de son visage étaient contractés dans une angoisse inhabituelle. Pendant l'espace d'une seconde, elle eut l'idée folle que la bande à Enzo serait venue prendre leur revanche. Son cœur se mit à battre, en alerte.
— Sam, rentre immédiatement. Gronda Yash.
— Mais-
Une autre voix vint soudain percer l'obscurité les faisant tous deux tressaillir.
— Je t'ai connu bien plus audacieux, Yashun.
Rauque, grave, sensuelle. Une voix de femme.
Elle provenait de l'autre côté du portail. Des bruits de pas claquèrent, monotones, se rapprochant tel un sinistre compte à rebours. Puis, les contours d'une silhouette se dessinèrent aux extrémités du halo lumineux que projetait le réverbère de l'autre côté de la rue.
L'inconnue s'arrêta, prenant soin de garder son visage dans l'ombre. Ni Samira, ni Yash se permirent de bouger. Leurs instincts les induisaient à rester immobiles. Perplexe, Samira sentit un changement d'attitude chez son ami. Une profonde surprise avait remplacé la méfiance de ses traits. Avant de réellement comprendre ce qui se déroulait sous ses yeux, les mots franchirent ses lèvres :
— Yash, tu connais cette personne ?
Sa seule réaction fut de déglutir, manifestement mal à l'aise, ce qui ne manqua pas d'accentuer le trouble de l'adolescente. Au même moment, la voix de l'inconnue retentit de l'autre côté de la grille, pénétrante et moqueuse.
— Aurait-on omis d'informer ma venue ?
Maintenant agacée, Samira se détourna afin de mieux se concentrer sur la silhouette mystérieuse. Comme si elle l'avait pris pour un signal, celle-ci s'avança et Samira crut qu'elle allait enfin dévoiler son visage sous la lumière grésillante du lampadaire. Hélas, l'inconnue portait un manteau la recouvrant entièrement laissant uniquement deviner les talons de ses bottes. Seul constat possible était sa taille intimidante, et c'était peu dire venant d'elle. Le port de ce manteau, néanmoins, lui parut grotesque. Okay, il faisait froid. Mais, on n'était pas au Piton des Neiges5, non plus ! Bouillonnante de frustration et nullement impressionnée, Samira lui tint tête.
— Le complexe est fermé. Repassez un autre jour.
La femme fit claquer sa langue, preuve de son impatience.
— Yashun.
Menace ? Ordre ? Et comment ça “Yashun” ? La froideur de ses intentions était palpable. Samira sentit l'atmosphère s'alourdir imperceptiblement. Elle jeta un coup d’œil à son ami, dont le manque de réaction l’énervait graduellement. Son expression à lui était indéchiffrable. Une main agrippant fermement une barre de la grille, il dévisageait l'inconnue. Qu'attendait-il pour la renvoyer ? Si c'était une connaissance, pourquoi se mettre dans cet état ? Samira décida de faire un pas vers lui.
Cette action sembla réveiller Yash qui reprit possession de ses moyens. Il s'empara du trousseau de clés et l'enfourna dans la serrure du portail. Alarmée, interdite, la jeune fille observa le profil de son ami qui portait à présent un masque résigné. Pour seule déclaration, il réitéra son précédent avertissement d'une voix blanche.
— Sam, rentre.
— Non. Elle reste.
Définitivement un ordre. Samira n'en crut pas ses yeux. L'inébranlable Yash courbait l'échine face à une parfaite étrangère.
La grille s'ouvrit dans un redoutable crissement. Yash s'avança bloquant l'accès à l'intruse.
— Parlons ailleurs. Dit-il durement.
— Ce n'est pas à toi d'en décider. Écarte-toi.
Pendant une minute qui lui parut longue, Samira, confuse, les observa mener une guerre silencieuse. Finalement, la femme murmura des paroles au jeune homme qu'elle n'entendit pas. Yash se décala tête baissée, non sans lui avoir jeté un coup d’œil désemparé, avant de laisser entrer l'inconnue. Le bruit des talons se mirent à résonner dans toute la cour.
Puis, enfin à l'intérieur, l'étrangère souleva sa capuche révélant ainsi son visage anguleux aux pommettes hautes et au front bombé. Sa peau noire captivante aux reflets auburn contrastait avec le violet de ses longues tresses tel un rideau de perles encadrant sa silhouette. Ses yeux sombres tranchants comme des rasoirs recelaient d'une lueur glaciale et hostile.
La dévisageant intensément à son tour, Samira estima qu'elle ne devait être à peine plus âgée de Yash. Tout chez cette jeune femme respirait la suffisance et l'autorité. Sous la cape, elle devinait aisément un corps souple façonné par l'entraînement. Instinctivement, l'adolescente se mit sur ses gardes.
La femme s'exprima alors d'un ton ferme dépourvue de chaleur :
— Je suis venue mettre fin à ta mission, Yashun.
Samira se contenta de contempler son interlocutrice d'un air idiot. Yash fut le premier à réagir. Il se plaça nerveusement entre elles et déclara la voix hésitante :
— Je croyais la mission abandonnée.
La femme leva un sourcil.
— Il a été, en effet, convenu de faire passer ta mission pour un exil. L'idée te serait-elle, également, montée à la tête ? As-tu réellement cru que l'on t'avait abandonné hors de la cité durant toutes ces années ? Je te savais rebelle, mais pas naïf.
Samira sentit Yash se braquer. La jeune femme avait visiblement touché un point sensible. Frustrée de ne pas voir l'expression sur son visage en cet instant, Samira empoigna son bras d'un geste brusque et obligea son ami à lui faire face. Ce dernier garda obstinément les yeux rivés au sol.
— Pourquoi cette fille continue à t'appeler Yashun ?
— Il ne t'a pas dit son nom en entier ? Fit la voix moqueuse de l'intruse ce qui finit par irriter considérablement l'adolescente. Pour le bien de tous, elle décida de l'ignorer.
— Je pige que dalle, d'accord ? S'emporta-t-elle secouant vigoureusement le bras de Yash. Parle-moi, je t'en supplie !
Surprise de retrouver des accents implorants dans sa voix, elle cessa de le secouer. Alors, comme extirpé d'une inexplicable torpeur, Yash releva lentement sa tête et osa enfin croiser son regard. Malgré la pression qu'elle appliquait sur son bras, il ne fit rien pour se dégager et se contenta de la dévisager. Sa mine torturée la dérouta. Les pupilles vertes le transperçaient fouillant dans ses yeux à lui, dans ses traits, sa respiration à la recherche d'un indice, n'importe quoi qui pourrait lever le voile sur ce malentendu.
Ils étaient tellement concentrés l'un sur l'autre qu'ils sursautèrent à la voix de la femme qui s'était rapprochée :
— Bien qu'inutile, je note que tu t'es admirablement bien rapproché de la cible. Je t'en félicite tout de même, Yashun. Cela facilitera la tâche.
À cela, Samira perdit à nouveau le contact visuel avec son ami. Yash se détacha d'elle d'un coup sec, et détourna le regard, l'enterrant dans une confusion plus grande.
L’inconnue s'avança vers Samira qui, une fois n'est pas coutume, dut lever la tête pour lui faire face. Une de ses mains gantées glissa à l'intérieur de son manteau et ressortit, brandissant ce qui semblait être une enveloppe. Elle déplia le papier et commença à lire d'un ton monotone :
“Le sujet, Samira..., fille de Hakim..., est sous l'obligation de suivre les ordres de l'Élite Royale sans résistance, et ce jusqu'à leur arrivée à la Cité de la Genèse. Signée Sa Majesté.”
Elle plaça la lettre sous les yeux de Yashun.
— Reconnaissance du sceau royal.
— Confirmé. Marmonna-t-il après un coup d’œil las sur le papier.
Telle une simple formalité, la jeune femme replia la missive et le rangea dans son manteau d'un geste méthodique.
Derrière le voile d'hébétude qui marquait maintenant son visage, Samira les dévisageait tour à tour sans vraiment les voir. Elle ouvrit la bouche, dut s'y reprendre plusieurs fois tant elle avait du mal à articuler.
— Que viens-tu de dire ? ... De qui suis-je la fille ?
À présent, un masque de tourmente empruntait le visage du jeune homme. La mâchoire contractée, le regard penaud, il ... recula. Ou plutôt, il vola. Sans s'en rendre compte, le corps de Samira s'était mis à projeter des ondes incontrôlables provoquant chaos autour d'elle.
Dans la confusion la plus totale, elle vit la femme et Yashun atterrir contre la grille telles des poupées de chiffon.
Samira ouvrit la bouche et ne reconnut pas sa propre voix :
— Yash, tu... connais mes parents ?
— Idiote ! Explosa l'inconnue qui s'était relevée avec une agilité déconcertante. Tes parents sont morts bien avant qu- !
— Junee ! L'interrompit soudain Yashun.
Vrillant la femme d'un regard noir, il lui fit comprendre de ne plus ajouter un mot. Il se releva lui aussi promptement et n'osa plus se rapprocher de Samira.
Hélas le mal était fait. S'infiltrant sournoisement en elle tel un venin pernicieux, Samira frissonna. Sa vue se brouilla, ne discernant ni Yash et l'étrangère. Elle avait mal au cœur et sa tête lui tournait. Elle souhaitait se mettre en colère mais elle n'y arrivait pas, devenue soudain trop atone pour cela. Ils avaient réussi à percer une brèche dans son impénétrable carapace.
Avant de s'en rendre compte, ses joues devinrent humides. Celle qui ne s'autorisait jamais une faiblesse, était en train de verser des larmes. Le masque de la Furie s'était brisé dévoilant tout ce qu'elle a toujours été : une adolescente fragile et sans racines.
Faire le deuil de parents qu'on n'a jamais connu était un concept ridicule. Et pourtant, la vie de Samira ne s'était résumée qu'à ça : Tristesse, colère, dépression... Toutes ces émotions aussi absurdes les unes que les autres. Si absurdes, qu'elle les a repoussées, tassées puis enfermées à double tour en fin fond de son inconscient. Elle avait fait une croix sur ses origines, se persuadant qu'elle deviendrait ce qu'elle choisirait. Peu importait son début d'histoire, la fin sera griffée de sa signature. Mais voilà, qu'une main de mauvais augure lui tapotait l'épaule et lui intimait un regard en arrière...
Dans le brouillard de ces pensées, elle crut entendre la sonnerie lointaine de son téléphone. Le regard éteint, elle décrocha d'un geste machinal. La voix d'Eileen lui arriva de l'autre bout du fil, anormalement angoissée. Son état cotonneux ralentissait considérablement sa concentration. Elle mit beaucoup de temps à comprendre les paroles de son amie qui, dût se répéter à plusieurs reprises, d'un ton de plus en plus pressant.
— Sam ! Lauryne est en danger !