Un genou sur la banquette, une main sur le rebord de la fenêtre ouverte, Eileen fixait le bleu de la nuit, une ride d'inquiétude barrant son front.
Entre le souffle du vent et les cris intempestifs de margouillats se faufilant sur la façade de la maison, le silence l'entourait. Son regard tomba sur la silhouette singulière du félin se mouvant tel un funambule sur la gouttière du toit et se demanda où il pouvait bien aller à cette heure. Si d'autres n'y voyaient là qu’un simple chat allant chasser, pour Eileen, la situation lui était bien étrange. Car, ce chat n'était pas vraiment le sien.
Il était apparu, le mois dernier, grattant, avec une insistance désarçonnante, la vitre de sa fenêtre. Elle l'avait laissé entrer dans sa chambre, aussi surprise qu'elle pouvait l'être en le découvrant là. Son pelage si peu commun l'avait enfoncé dans une confusion plus grande encore que son mutisme troublant. Depuis, il avait pris l'habitude de s'installer sur sa banquette avec pour seul loisir de l'observer tranquillement. Par pur réflexe, Eileen avait cherché dans ses croquis des contours félidés pour s'assurer que son inconscient ne lui avait pas encore joué des tours. Elle s'était, cependant, rendue à l'évidence : elle ne l'avait jamais dessiné. C'était bien la première fois qu'elle se faisait surprendre de la sorte. Sa famille détestant les animaux, il était devenu son petit secret à elle... Enfin, en plus de l'autre.
Elle referma la fenêtre et vit son écran de smartphone s'allumer. C'était Samira. Apparemment, elle se mettait en route. Pour une raison qu'elle ignorait, Samira n'avait pas semblé disposer à l'écouter tout à l'heure. Elle soupira, impuissante. Il n'était pas rare que le désir d'une omniscience totale la prît, plutôt que de subir la contingence de ses visions. Cette attaque au port, par exemple, ne lui disait qui vaille. Or, Eileen s'en voulait déjà bien assez de n'avoir rien vu à ce sujet. Heureusement que les réseaux sociaux palliaient son manque de rigueur. En l'espace d'une heure, les images des victimes avaient fait le tour d'internet. Peu d’entre elles semblaient encore conscientes. Les rares témoins de la scène avaient le même mot sur les lèvres.
“Foudre.”
Ils avaient tous aperçu plusieurs éclairs frapper la berge qui longeait le port de Terre-Sainte. Personne ne les croyait. Évidemment. On était en plein hiver austral et la saison était connue pour être sèche. Eileen avait parcouru les vidéos avec le même sentiment de malaise. Quelque chose lui disait que ce n'était que le début. L'image de Lauryne avait frappé son esprit comme une claque. Ce qui l'avait fortement ébranlé sur le moment. Certaines visions étaient beaucoup plus violentes que d'autres à supporter. Ainsi, elles avaient décidé, Samira et elle, de se retrouver devant la résidence de Lauryne. Au moins, pour s'assurer que tout allait bien pour elle. La prochaine fois, elle s'assurerait de prendre son numéro !
Eileen devait faire vite, cependant. Ses parents allaient bientôt rentrer. Bien qu'en règle générale, ils se montraient plutôt indifférents quant à ses allées et venues. Mais, moins elle avait de compte à leur rendre, mieux, c'était.
Elle alla ouvrir sa vieille armoire en bois à la recherche d'un pull-over quand les volets de la fenêtre se mirent à grincer derrière elle. “Décidément, ce chat.” Elle enfila son pull en laine d'un geste vif avant de se retourner, prête à gronder. Mais, il n'y avait personne. Aucune oreille pointue ni de pupilles dorées, à l'horizon. Elle se figea, confuse. Était-ce le vent ? Puis, le plancher craqua, la faisant sursauter. Eileen retînt son souffle. Quelqu'un se trouvait dans sa chambre.
— Lauryne ?
C'était impossible, bien sûr. Mais à qui d'autre pouvait-elle penser à ce stade ? Ses yeux papillonnèrent tant que bien mal dans la pénombre de sa chambre. Passées quelques secondes, alors qu'elle sentait son cœur se détendre, un petit rire fantomatique ricocha jusqu'à elle. Surprise, Eileen vit la porte de sa chambre se refermer toute seule et découvrît, camouflée par derrière, la plus insolite des poupées.
La poupée portait un manteau ne laissant apercevoir que le bout de ses chaussures plates. L'étrange petit être, qui n'était en réalité qu'une fillette coiffée d'un double chignon, s'avança d'un pas dévoilant ainsi son visage imprégné de malice.
— Je t'ai trouvée, l'usurpatrice !
Un sourire mauvais barrait son minois alors qu'elle regardait Eileen d'un air étrangement triomphant. Gardant son calme, l'adolescente prit le temps d'observer la petite plus en détail. Dans la pénombre de la chambre, on ne pouvait distinguer que le brun de sa peau et la couleur rubis si peu naturelle de ses pupilles que le clair de lune reflétait. Passées les premières secondes de choc, le visage de l'intruse lui parut soudainement familier. Eileen s'efforça alors de se visualiser mentalement les dessins de son carnet, page par page. Et puis, ça la frappa. Elle avait dessiné cette fillette autrefois. Ainsi, cette rencontre était supposée arriver...
Sa sérénité apparente sembla agacer la fillette, car son sourire s'effaça.
— À partir de maintenant, tu es ma prisonnière ! Clama-t-elle de sa voix fluette.
Les yeux d'Eileen s'écarquillèrent.
— Je vois. répondit-elle sur un ton sincèrement désolé. « Mais, j'ai un truc à faire avant. »
La poupée parût s'offusquer de son impertinence. Elle tapa du pied et un long bâton cuivré sortit mystérieusement de son manteau. Elle le pointa aussitôt sur la jeune fille, d'un geste menaçant. Eileen, quoiqu’impressionnée, fit un pas en arrière.
— Je ne pense pas que tu réalises ce qu'il est train de t'arriver, usurpatrice.
— Non, je ne sais pas. Dit simplement Eileen en se demandant pourquoi la poupée continuait à l'appeler ainsi.
Au même moment, la porte d'entrée de la maison claqua et Eileen entendit le reste de sa famille se ruait dans le hall. Oh oh.
Un coup d’œil à la fillette lui fit comprendre qu'elle n'avait pas prévu cette interruption.
— Je dois réellement y aller. Lui chuchota Eileen.
— Ne bouge pas ! Grinça l'intruse entre ses dents en la voyant se décaler.
Au rez-de-chaussée, c'était la cacophonie. Entre la voix autoritaire de sa mère qui ordonnait à sa sœur de se laver les mains et son père qui donnait l'impression d'être dans une de ces conversations téléphoniques pompeuses avec l'un de ses collaborateurs, l'ambiance de sa chambre paraissait d'une grande douceur en comparaison. Eileen jeta un coup d’œil à sa fenêtre, puis à sa porte fermée et enfin revint sur le visage de la fillette, qui ne la lâchait pas des yeux. La situation semblait réellement sans issue.
— Tu viens avec moi. Lui menaça de nouveau cette dernière.
— D'accord.
Eileen haussa les épaules devant son expression méfiante.
— Je dois sortir de toute façon. S'expliqua-t-elle. Je te suivrai si tu me laisses aller à mon truc avant.
— Quoi ?! Et puis quoi encore ?! S'indigna la fillette.
Eileen leva un doigt à ses lèvres, lui intimant de baisser d'un ton. Elle allait attirer l'attention de sa mère et c'était bien la dernière chose qu'elle souhaitait.
— Je te propose de passer par la fenêtre. Après tout, c'est bien par-là que t'es passée, je devine ? Demanda Eileen
— Oui, mais-
— Super, allons-y. L'interrompit l'adolescente en se dirigeant vers la fenêtre qu'elle ouvrit sans cérémonie.
L'intruse la regarda prendre appui sur la banquette puis passer entre les volets ouverts. Maintenant accroupie sur le toit, Eileen lui lança un regard équivoque.
— Ou peut-être souhaites-tu rencontrer ma mère ? Lui dit-elle alors de l'autre côté de la vitre. Je préfère te prévenir, elle n'est pas facile à gérer.
Prise au dépourvue, la fillette rangea son bâton aussi mystérieusement qu'elle l'avait fait sortir et se décida à prendre sa suite. Arrivée à ses côtés, son air menaçant avait disparu. À la place, elle la dévisageait d'un air suspect.
— T'es bizarre, comme fille. Lui dit-elle finalement.
Le clair de lune éclaira momentanément son visage. Eileen remarqua pour la première fois ses cils particulièrement longs. Elle était jeune, certes. Mais, une aura particulièrement lourde couvait derrière ses yeux inquisiteurs.
Eileen lui sourit :
— Ma soeur me le répète souvent. Comment tu t'appelles ?
La petite prit un peu de temps avant de répondre à contre-cœur :
— Mohini. Je connais déjà le tien. Ajouta-t-elle aussitôt en la voyant ouvrir la bouche. On t'a déjà dit que tu étais bien trop calme, pour être normale.
— Là, tu parles comme ma mère. On devrait y aller, Mohini, avant que tu te mettes à imiter mon père. Pouffa Eileen.
L'adolescente avait l'habitude de ces escapades par le toit, bien que la dernière fois remontât à quelques mois. La manœuvre était plus simple avec de l'entraînement et si on n'était pas sujet au vertige, comme elle. Il suffisait de longer la gouttière à quatre pattes jusqu'à l'extrémité du toit où on retrouvait le mur du portail qui venait s'agencer en perpendiculaire à la façade juste en-dessous. Ensuite, elle n'avait qu'à poser son pied sur le mur et se laisser tomber en prenant appui sur la gouttière.
Eileen marqua une pause avant de commencer sa descente. Elle regarda par-dessus son épaule pour voir si Mohini n'avait pas malencontreusement glissé. À son grand étonnement, elle ne la vit pas. Avant même de pouvoir réagir, la voix fluette de la fille l'interpella en contre-bas :
— Tu es bien trop lente ! Dépêche-toi !
Eileen crut que ses yeux lui jouaient des tours : Mohini, nonchalamment adossée au tronc du vieux palmier de son jardin, l'attendait bras croisés. Par quel miracle était-elle descendue si vite et sans bruit ?! Accusant le coup, Eileen s'assit sur ses talons afin de mieux analyser la scène qui se dévoilait sous ses yeux. Force était de constater : Mohini n'avait rien d'une gamine ordinaire. Comme Lauryne. Comme Samira... Comme elle.
Ainsi, songea-t-elle le cœur battant, elles n'étaient pas les seules à posséder d'étranges capacités. Voilà qui répondait au moins à l'une des questions qu'elles se posaient. Mais que lui voulait une gamine comme Mohini ? Pourquoi ses menaces de la faire prisonnière ? D'où venait-elle ?
S'il y avait bien une chose qu'Eileen pouvait comprendre à ce stade, c'était que pour une raison ou pour une autre, quelque chose s'était mise en route depuis le retour de Lauryne.
— Tu te dépêches, oui ? Insista la voix de Mohini en contre-bas.
Eileen la regarda. Elle ne saurait dire si c'était le vent ou la lueur qui brillait alors dans ses yeux, mais la jeune fille se surprit à frissonner.
Se préparant à descendre, elle attrapa ses cheveux d'une main et les noua dans une longue tresse. Elle n'était pas du genre athlétique alors ce qu'elle s'apprêtait à faire lui paraissait particulièrement audacieux. Mais bon, elle n'avait qu'une vie après tout.
Habituellement, la descente lui prenait beaucoup de temps entre se laisser glisser du toit en prenant appui sur la gouttière, puis placer son pied sur le mur qui se trouvait à environ un mètre en dessous. Mais, là tout de suite, Eileen se dit qu'il lui fallait être un peu plus rapide. Elle analysa une dernière fois les environs. Mohini se trouvait dans l'arrière-cour sur sa droite. Le mur du portail se situait juste en dessous du toit. À sa gauche, de l'autre côté du mur, l'allée des graviers qui menait vers la rue. Eileen se leva précautionneusement et, après une brève inspiration, elle sauta.
Ses pieds atterrirent sur le bord du mur dans un choc qui la fit grimacer. Elle se vit perdre l'équilibre mais se repositionna de justesse avant de sauter de nouveau cette fois dans l'allée des graviers. Sa réception fut également maladroite, néanmoins elle ne se laissait pas le temps de constater les dégâts. Se mettant aussitôt à courir en direction du sud dans l'espoir de semer Mohini, restée dans l'arrière-cour, Eileen pria le ciel d'être assez rapide.