Plutôt que de refaire le trajet en sens inverse, Edna s’était décidée à profiter du calme du monastère afin de tester un pentacle de haut vol : la téléportation. En fouillant un peu, elle avait déniché pas mal de matériel utile, des bougies, de l’encens, de la craie et même quelques jolies pierres sur les autels. Sans compter les restes ectoplasmiques, un conducteur très appréciable en magie.
Tout cela rassemblé, elle s’était lancée dans le traçage du cercle, au centre de la cour extérieure. Très beau cadre, d’ailleurs, elle avait rarement eu l’occasion d’œuvrer dans un endroit aussi serein. Le ciel était à portée de main, les statues surveillaient son avancée, et les bancs tout près des fontaines l’invitaient à s’installer le temps d’une pose, pour savourer le vent et le silence.
Elle était bonne dans ce travail, mais pas assez encore à son gout. Pas assez rapide, pas assez précise, pas assez efficace. Un cercle magique idéal devait avoir été tant tracé, tant répété, tant usé qu’elle pourrait le reproduire les yeux fermés, sans les mains, rien que grâce à la force de sa visualisation. Qui avait édicté cette règle ? Elle. En attendant, elle passait toujours des heures à quatre pattes comme une débutante, ou ce qu’elle considérait comme tel.
Le Pentacle prêt, elle lui avait insufflé le pouvoir bouillonnant dans ses veines jusqu’à ce qu’il s’enflamme. Sa magie avait pris des éclats phosphorescents dus à l’accumulation d’énergie fantomatique, et sous la lune, il resplendissait comme un bijou.
Là où ça s’était compliqué, c’était la dernière étape. Debout au centre de son œuvre, elle avait dû projeter sa magie jusque chez elle, visualiser avec une telle précision son espace qu’elle pourrait tracer par la simple force de sa pensée. Et ça, c’était épuisant. Par chance, le cercle d’arrivée était on ne peut plus simple et elle le connaissait par cœur. La prochaine fois, elle s’assurerait quand même de le tracer avant de partir.
— Bienvenue chez toi, murmura-t-elle.
Personne ne lui répondit. Elle poussa un bref soupir. La solitude était une force chez les sorcières, d’accord, mais parfois, elle avait envie de bruit, de quelqu’un sur qui râler à cause de son désordre, d’une présence chaude pour réchauffer ses draps, d’un adversaire de joute verbale… ou tout simplement d’un ami qui se soucie de son bien-être.
— Oh ! Tu as cuisiné ! C’est tellement gentil ! Je meurs de faim ! plaisanta-t-elle, un peu amère.
Bah… elle en avait assez vu sur les relations pour savoir que même si elle avait eu quelqu’un dans sa vie, il ne se serait pas préoccupé d’elle pour autant. Les humains étaient tous au moins aussi égoïstes qu’elle. Et puis elle était tout à fait capable de s’occuper d’elle comme une grande !
Première étape, manger. Évidemment, le panier de récolte était vide. Et il lui fallait du chocolat d’avance, elle allait en avoir besoin.
Deuxième étape, se laver, et vu la couche de crasse qui la recouvrait, ce fut long. L’artefact du monastère luisait sur sa peau d’une manière à la fois sexy et un brin agressive. Elle devait bien reconnaître qu’elle s’éloignait de plus en plus de l’archétype de la gentille marraine bonne fée… mais elle avait besoin de puissance, tant pis pour son charisme.
Troisième étape, dormir. Elle allait finir par s’effondrer sinon. Les journées étaient si courtes… non. La vie était si courte !
Ensuite et seulement alors, elle rouvrit le grimoire qui l’attendait à l’atelier. Sa traduction lui permit de confirmer ce qu’elle savait déjà : le magnifique collier qui ornait son cou était bien le premier artefact qui lui permettrait d’atteindre son but. Le suivant, il s’agissait d’une clef. Elle était longuement décrite, fine, torsadée, pulsant d’une lueur irréelle. Elle était faite d’une matière disparue depuis longtemps, un alliage à la fois minéral et métallique scellé par le feu glacé d’une comète. Toute la tige était gravée de symboles, tous étaient décrits avec minutie. L’anneau quant à lui, était plus symbolique que magique, rappelant la complexité des branchages d’un arbre, au centre duquel une pierre de lune était enchâssée.
— Ça sent le travail alchimique de longue haleine, murmura-t-elle en tournant la page.
Elle continua sa traduction, prête à lire une recette, mais la longue description se poursuivait par les instructions pour la trouver. Et contre toute attente, ce serait facile. On l’avait laissée à son intention dans un petit sanctuaire de Porgonian, pas très loin au sud de la forêt de Silent Host. Le livre indiquait même les sortilèges nécessaires pour débloquer la porte. Bizarrement, ça s’annonçait trop facile.
Comme elle n’était pas née de la dernière giboulée, elle prit soin de remplir convenablement sa besace, de refaire ses stocks et de vérifier ses équipements de voyage. Alors, elle quitta son château et marcha vers le sud.
La forêt était dense, mais se clairsemait au fil des kilomètres. Moins d’arbres signifiait moins de monstres, mais qui pouvaient l’apercevoir de plus loin. Les striges étaient de sortie, elle dû en poignarder une, mais les autres se laissèrent berner par sa cape.
Porgonian était aussi un bois, mais d’un tout autre genre que Silent Host. L’endroit était ensoleillé même en hiver. Les arbres plus verts et plus accueillants étaient gorgés de fruits. On racontait qu’un peuple de fermiers vivait là autrefois et que la terre qu’ils ont laissée était bénie d’une déesse. En conséquence, les villages qui s’y trouvaient étaient plus forts, plus riches, mieux organisés et mieux défendus. Elle ne s’en était jamais approchée.
Le sanctuaire se trouvait près du lac, le même que celui qu’elle avait contourné pour atteindre les Sandtides, mais pas du même côté. Elle le longea un long moment jusqu’à atteindre les coordonnées indiquées. Cela la menait sur la rive. Elle repéra les signes que le livre lui avait décrits. À sa droite, les pointes des Sandtides montaient à l’assaut des nuages. Sous ses pieds, il restait quelques traces d’un sentier pavé. Il y avait même une statue nichée entre deux troncs très serrés. Tout était là… sauf le sanctuaire.
— Je le savais, murmura-t-elle. J’en étais sûre…
Si elle se fiait à ses points de repère, il aurait dû être juste là, devant elle. Sauf que devant elle… il y avait le lac. Un lac profond, et notoirement malsain…
Des bulles menaçantes remontèrent à la surface comme pour lui donner raison. Elle gémit de frustration.
— Bon sang !
Non… pas ce juron. Elle l’avait en horreur, mais rien à faire, il revenait toujours quand elle s’énervait.
— Pour ta peine, tu iras piquer une tête au fond du lac, tiens ! se morigéna-t-elle.
Avec force soupirs, elle commença à retirer ses vêtements. Il ne faisait pas trop froid, l’ambiance était tiède et humide, façon marais… Nue elle empaqueta ses vêtements dans la cape pour qu’ils soient plus discrets. Il ne lui restait plus que ses bijoux et une dague dans son poing.
Elle fit un pas dans l’eau. La vase lui chatouilla les chevilles.
— Les sorcières ne font qu’un avec la nature. Les sorcières sont proches de tous les éléments naturels. Les sorcières aiment l’eau croupie et les poissons morts… Argh !
Elle venait de marcher sur quelque chose de gluant. Mais tout cela, ce n’était rien. Le pire était à venir, car elle savait ce qui se trouvait sous ces eaux.
La vase lui montait désormais jusqu’aux cuisses. Elle prenait de longues inspirations pour faire le plein d’oxygène.
— Quand faut y aller…
Elle prit une dernière longue goulée d’aire et avec un peu d’élan, elle se jeta à l’eau. Aussitôt, les pierres à ses oreilles et à ses poignets se mirent à luire si fort que le fond du lac, perpétuellement plongé dans la nuit, s’illumina d’une lueur froide et irréelle. L’obscurité s’écarta au profit d’une visibilité claire, révélant des algues immenses et tortueuses, d’étranges sculptures dans les profondeurs, et des monstres gigantesques nageant calmement dans ces eaux traitres.
L’un d’eux, une sorte d’anguille longue comme un rempart de citadelle, tournait lentement sa tête vers elle, ses yeux aveugles captant la lumière, ses sens monstrueux percevant la puissance magique d’Edna.
La sorcière ne croisa pas son regard, elle nageait avec ses bras, avec ses jambes, avec sa force magique, droit vers son objectif. Des poissons se rapprochaient d’elle, l’entouraient et filaient aussitôt. Des algues caressaient sa peau, se mêlaient à ses cheveux.
— Oh… une sorcière, murmura une voix étrange.
C’était un son anormal, presque métallique, granuleux, mais avec des inflexions lascives. Elle s’immisçait directement dans sa tête et s’enroulait insidieusement autour de son esprit.
Elle n’interrompit pas sa descente.
— Nous n’avons pas beaucoup de visite dans ces eaux, poursuivit la voix.
Edna voyait désormais son objectif. Le petit sanctuaire se laissait apercevoir au gré des ondulations des algues, c’était un bâtiment minuscule, un peu comme un cabanon de jardin, mais en pierre brute. Il était encore loin. Elle refusait de se laisser distraire, mais la voix était envoutante.
— Et si tu restais ? Nous aurions tellement besoin d’une femme comme toi, forte et courageuse… Une femme avec le cœur sur la main. Tu pourrais vivre dans un espace sans monstres. Un espace, sans vampire.
Elle tressaillit. Les mots lui allaient droit au cœur. Mais elle connaissait assez bien les sirènes pour savoir qu’il ne fallait surtout pas les écouter.
— Notre ville t’accueillerait à bras ouverts. Nous te donnerions tout ce que tu veux. De l’affection, de l’attention, de l’amour… en échange, tu prendrais soin de nous comme tu sais si bien le faire.
Elle serra des dents. C’était donc à cela qu’elle aspirait ? Les sirènes jouaient sur les désirs pour hypnotiser leurs victimes, mais elle possédait tout ce qu’elle avait toujours désiré. Même la puissance, elle savait où la trouver… Cette créature n’aurait rien pour la tenter.
— Mais ce qui te manque, ce qui te manque vraiment, c’est qu’on t’aime et qu’on te respecte à la mesure de tous les sacrifices que tu fais. Qu’on admire tes victoires, apaise tes doutes et réconforte tes échecs. Qu’on te regarde… Tout cela, tu le trouveras. Rejoins-nous juste… au fond du lac.
Elle ne devait pas gaspiller ses forces, mais elle ne pouvait pas résister à un défi. Alors elle projeta quelques mots télépathiques autour d’elle.
« Rentre chez toi. J’ai une mission. »
— Oh à quoi bon ! rit l’autre. À quoi sert une mission quand on peut vivre heureux et serein ? Quand on peut se blottir dans les bras rassurants d’un partenaire et fermer les yeux. À quoi bon quand on peut se laisser caresser, embrasser, enflammer dans une étreinte torride et sensuelle…
Malgré l’eau de plus en plus froide, elle rougit violemment. D’accord. Elle n’aurait pas le dernier mot. Il ne lui restait plus qu’une alternative. L’ignorer.
Elle atteignait le sanctuaire. Elle s’y accrocha, poussa les algues qui l’entouraient et se rapprocha des portes à la force des bras. L’autre parlait encore, mais elle était face à un problème et n’y fit plus attention. Les portes étaient scellées. Elle connaissait les sortilèges pour les ouvrir, mais sous l’eau, elle n’avait qu’une option : le langage des signes.
Elle n’était pas experte, mais toute bonne sorcière se doit de pouvoir signer au moins ses principaux sorts. Elle commença. C’était plus long, évidemment, et l’air commençait à manquer. L’autre parlait encore, si elle se trompait, cela pourrait avoir des conséquences… concentration ! Elle enchaina les symboles avec ses doigts. Et bientôt, le scellé tomba. Elle ouvrit les portes et trouva un coffret. Elle ne chercha pas à l’ouvrir, elle le serra dans sa main libre, l’autre agrippant toujours son poignard. Puis elle fit demi-tour.
— Reste ! cria la voix. Reste où tu mourras !
Elle l’ignora.
— Tu n’as pas assez d’air pour faire tout le chemin du retour.
Ses poumons se crispèrent, manipulés par l’inconscient de la sorcière.
— Redescends ou ils te dévoreront ! cria-t-elle.
Les monstres marins se tournaient de plus en plus vers elle, elle sentait leurs regards. Une gigantesque pieuvre se retournait déjà dans sa direction. Une carpe énorme arrivait par en dessous.
— Tu aurais dû m’écouter.
La sirène se mit à glousser, avide du carnage qui se préparait. L’attaque était imminente. Déjà l’anguille devenait serpent en dévoilant ses crochets. La pieuvre se rapprocha d’un mouvement qui provoqua un remous tel qu’Edna dévia de sa trajectoire.
— Hahahahahahaha ! Mmh ! Allez, déchiquetez-là ! Oh oui
! Hahahaha !
L’attaque était imminente, elle fit la seule chose qu’elle pouvait faire. Elle se recroquevilla en position fœtale, les yeux fermés, les bras serrés autour d’elle. Elle concentra sa magie au centre de son corps. Des tentacules la frôlèrent, la ballottant dans les remous. Elle sentit approcher l’une des créatures. Une gueule immense la recouvrit toute entière et se referma. Maintenant !
Sa puissance jaillit tandis qu’elle se déployait, déchiquetant la créature autour d’elle, propulsant les autres. La voix dans sa tête s’était tue tandis qu’elle utilisait ses dernières forces pour atteindre la surface.
Elle jaillit hors de l’eau, les poumons en feu. Surprise, elle découvrit le résultat de ce qu’elle venait de faire. Le lac avait baissé de plusieurs mètres, des vagues gigantesques avaient abattu certains arbres sur les bords et transformé les environs en marais. Le serpent géant gisait sur la rive opposée, secoué de spasmes. Quelques tentacules arrachés avaient été projetés au loin, dans les feuillages. Et l’eau… elle était rouge de sang, parsemée de morceaux répugnants.
Elle contempla un moment le désastre. Elle avait honte. Comment les humains pourraient-ils l’aimer et lui faire confiance si elle était capable de tels massacres ? Le lac avait été magnifique avant qu’elle y entre. C’était un endroit de mort à présent. Valait-elle mieux qu’un vampire dans une situation comme celle-là ?
Elle se sentait mal. Elle quitta la berge, glissant dans la vase qui tapissait la terre. Le niveau de l’eau remontait doucement en petits ruisseaux. Elle retrouva sa cape et ses vêtements. Impossible d’enfiler sa robe dans cet état. Elle était poisseuse et collante… Piteuse, elle s’enroula juste dans sa cape et s’assit sur une souche pour sécher un peu. Au moins, elle avait le coffret.
Ce dernier était simple, en pierre brute, mais son couvercle était gravé d’un symbole érodé par l’eau, mais néanmoins reconnaissable. Une clef, l’anneau formant des branches autour d’un joyau, la tige torsadée et gravée, le paneton complexe… Elle ne s’était pas trompée.
Elle l’ouvrit et fronça les sourcils. Il ne contenait pas une clef, mais des pierres lumineuses, des poudres, des flacons, des matériaux bruts…
— Vous vous foutez de moi, les anciens ! murmura-t-elle blasée.
Lui donner la clef en kit… quelle blague ! Mais elle n’était pas effrayée par un peu de bricolage. Elle était loin d’être une débutante dans son art. Elle allait rentrer et créer la clef promise. Le plus dur restait de rentrer. Nue, trempée, et déprimée.