CHAPITRE 50

CHAPITRE  50 

Les épaules de Greg sont nouées. Assis à mes pieds, bien calé entre mes deux jambes, le dos appuyé contre notre lit sur lequel je suis assise, il ferme les yeux tandis que je passe mes mains sur toute la région de ses épaules, omoplates, nuque, ou la contrariété et la souffrance semblent s'être infiltrées dans la fibre même de ses muscles.

- Tu avais raison… marmonne-t-il soudain.

Il ajoute quelque chose que je ne discerne pas. Il répète plus distinctement :

- Je n’aurais pas dû lui pardonner. Retirer ma plainte.

- Ça n’aurait rien changé ! Elle était libre ! Ses parents ont payé la caution, tu le sais bien ! Tu serais en train de te dire “Si j’avais fait ce geste, elle n’aurait pas accumulé toute cette amertume !”

Greg soupire.

- Peut-être…

- Moi, je n’arrive pas à comprendre comment elle peut décider de telles actions… Mentir pour que tu retournes en prison… Tirer sur Jackson - si c’est bien elle… Qu’est-ce qui se passe dans sa tête ? Elle a l’air… je veux dire, souriante, normale… C’est une conduite de cinglée, quand même !

Greg hoche la tête.

- Je n’aurais pas pu imaginer ça d’elle. Elle a un côté vindicatif, c’est vrai. Mais ce point-là !  Ses parents travaillaient dur, c’est pour ça qu’elle était confiée si souvent à leurs amis. Ils voulaient pouvoir lui offrir tout ce qu’elle voulait. C’est ce qu’ils disaient… Elle, elle se sentait abandonnée. Elle m’a dit une fois “en fait, ils sont ambitieux, ils veulent réussir, moi je suis le prétexte.” Ce qui est sûr, c’est qu’ils se sentaient coupables de la voir si peu quand elle était petite. Alors ils la couvraient de cadeaux ! Elle trouvait ça parfaitement normal. Plus d’une fois, je l’ai entendue dire “ils me doivent bien ça…” C’est ce qu’elle a dû se dire quand ils ont payé sa caution. Mais de là à préméditer des vengeances pareilles… Tu crois qu’elle a été manipulée par… ces types ? Ils l’ont convaincue de tirer sur Jackson ?

J'interromps mon massage en poussant un soupir.

- C’est très possible, ça correspond à leur façon d’agir. Mais si c’est Bergaud et ses… associés, ça veut dire que quelqu’un les a engagés pour tuer Jackson, et ils ont trouvé Carol pour l'exécuter. On en revient au point de départ : qui est ce “quelqu’un” ? Qui voudrait le voir disparaître ?

Greg émet un murmure méditatif et je reprends mon travail sur les surfaces d'épiderme à ma portée. Il se penche pour embrasser ma main gauche et sursaute. Il se tourne vers moi, effaré.

- Ta bague ! Tu as retiré ta bague de fiançailles ? Pourquoi ? Tu l’avais encore tout à l’heure ! Tu l’as perdue ?

Son désarroi me touche.

- Mais non, regarde, elle est là !

Je lui montre ma main droite. Il me regarde en silence. J’explique.

- Nous sommes toujours ensemble, la bague est là, mais je ne suis pas prête à me marier. Et je ne le serai sans doute jamais ! Ce n’est pas un hasard si je ne l’ai été qu’une seule fois, en tant de siècles.

- C’est quelque chose que j’ai dit ? Ce matin ? Quand je t’ai posé des questions ?

Il se remet sur ses pieds pour s’asseoir sur le lit près de moi. Je fais un geste comme pour diluer mes paroles, mes intentions.

- Ce n’est pas… ce n’est pas toi. C’est normal que tu me poses des questions, surtout si quelque chose t'inquiète où te déplaît. Je ne veux pas qu’on marche sur des œufs autour de moi. Mais - c’est lié à mon histoire. Avoir l’impression que je suis sous le contrôle de quelqu’un, que je lui dois des explications, ça me… ça me met en rage. Ça passe vite, mais c’est simplement impossible à vivre. J’ai besoin de rester libre. Alors…

Je porte la main à ma bague, je la sens comme une présence étrangère, alors que ma main gauche l’avait tout de suite intégrée. Greg pense-t-il que je vais la retirer? Il serre mes deux mains dans les siennes.

- Attends, attends, attends, attends, répète-t-il. C’est un problème de communication, c’est tout. Nous pouvons surmonter ça. Par exemple… Si l’un de nous vit mal ce que l’autre demande, il peut… tu vois, simplement dire “carton rouge” comme au soccer, enfin, vous, vous dites football en France. Attention, zone sensible, cesse immédiatement ce que tu es en train de faire, de dire. Tu vois ? Et ensuite, on peut parler du pourquoi c’est un carton rouge, ou pas.

Son visage me scrute, plein d'espoir guettant ma réaction. J'hésite.

- Mais pourquoi est-ce si important qu’on se marie ? Si vite ?

- Je sais…

Il cherche ses mots en regardant autour de lui, notre petite chambre qu’il a si bien transformée, notre repaire. Fury est en plein sommeil au bout du lit. Il pose la main sur son flanc puis se tourne à nouveau vers moi.

- Tant de choses sont arrivées depuis que je suis libre. C’est comme un tourbillon… Toutes mes certitudes ont été bouleversées. Ma petite amie d’alors est une ennemie. Ma sœur est ma mère. Ma mère est ma grand-mère. Mon père est un inconnu. Je ne peux pas mourir. Et toi, au milieu de tout ça. Ta présence me rassure. Tu m’inspires, tu m’ancres dans ce qui est le meilleur de moi. Je ne sais comment dire. Quand j’ai réalisé que j'étais en train de te perdre…

Il est brusquement saisi par l'émotion et nous restons silencieux un moment. Puis il prend ma main droite.

- Est-ce que tu crois que je peux…. ? Arrête-moi si…

Lentement, il retire la bague. Je le regarde faire avec un petit sourire. Puis, il la glisse sur l’annulaire de ma main gauche. Je hausse les épaules.

-  Bon, elle peut rester là, à gauche, dans le fond… dis-je. On a le temps d’y penser, de toute façon…

- Voilà, on a tout le temps.

Puis il me serre contre lui et murmure des mots tendres à mon oreille, avant de rester songeur un moment, perdu dans ses pensées.

- Je n’aurais pas dû dire ça… murmure-t-il.

- Dire… quoi ?

Je le regarde, amusée, car je sais qu’il ne s’agit pas des choses si douces qu’il vient de chuchoter. Il se penche vers moi - je crois qu’il visait mon front mais j’ai bougé et il embrasse mon nez. Il redevient sérieux.

- Je n’aurais pas dû dire : ‘j’ai eu tort de lui pardonner, retirer ma plainte’. Mon erreur a été de lier les deux choses. Lui pardonner, oui. Mais j’aurais dû aussi insister pour que l'action pénale suive son cours. Elle est dangereuse. Mettre autant d’effort dans le mensonge pour me renvoyer en prison… Et pour un motif si futile ! Quelque part, j’ai minimisé, je me disais que je l’avais cherché. J’ai contribué à lui laisser croire que tout ça n'était pas bien grave. Je l’ai encouragée à recommencer, cette fois avec une arme.

Une raison de plus pour qu’il se sente responsable de la mort de Jackson. Je veux prendre sa main pour le réconforter mais il vient d'attraper un carnet et un crayon et il griffonne déjà le déroulement de ses pensées pour son livre.

 

2.

Joie fiévreuse. Greg et moi avons fait un ménage approfondi, changé les draps du grand lit, j’ai disposé des fleurs fraîches un peu partout dans la maison. A distance, Akira s’est occupé du dîner : il a passé une commande abondante auprès d'un restaurant japonais de Tacoma, le préféré de Katsumi, et fait livrer le repas chez nous.

Greg est aussi impatient de leur retour que moi, ce qui me va droit au cœur. Il a grandi au milieu de ses frères, il se sent à l'aise sous le même toit de ceux qui sont devenus des amis.

Voilà, ils viennent d’arriver. Nous allons au-devant d’eux. Akira sort de la voiture, côté passager, et me serre contre lui. Un moment de joie intense, à la senteur de tabac et de… je ne sais quel parfum d’homme à peine perceptible qu’il sait si bien choisir, court-circuite toute autre émotion. C’est dangereux, dans un sens… Pourrai-je désormais m’habituer à vivre loin de lui ?

Akira sourit mais ne dit rien. Son regard est éloquent, en revanche. Il me prévient d’une surprise et me demande de bien réagir.

Katsumi s’avance vers nous, souriant, le bras de Greg autour de ses épaules. Quelque chose a changé dans son apparence - son visage semble étrangement lisse et plat. Ses sourcils ont disparu.

 

3.

- Il ressemble à un extra-terrestre, souffle Akira.

Nos conjoints se sont engouffrés dans la maison, nous les suivons sans nous hâter. Akira murmure à mon oreille :

- Il a réalisé deux jours après notre arrivée que c’était l’anniversaire de la mort de sa mère. Vingt ans tout rond. Et comme il est sa seule famille, personne n’ira sur sa tombe allumer des bougies, de l’encens, et disposer des fleurs… Il me disait “c’est comme si elle n’avait jamais existé !” Ça l’a déprimé sévère. Alors on a trouvé des façons créatives de lui rendre hommage … Mais hier matin, il est sorti de la salle de bains comme ça, sans sourcils.

Il secoue la tête, accablé, puis se ressaisit.

- Bon, on a quand même passé de bons moments, il faut s’attendre à tout avec Katsumi. Et toi ? Tu es remise ? Ta main ?

J’agite mes doigts devant son visage.

- Comme neuve. Mais il faut que je rencontre Bergaud à nouveau et j’ai besoin de toi pour me préparer…

Le dîner japonais va-t-il être empreint de tristesse funéraire ? Pas du tout. Mis en joie par le fait que, à ma suggestion, Greg porte désormais la bague aigue-marine, Katsumi raconte avec enthousiasme les activités de leurs journées. Sorties en bateau pour voir baleines et loutres de mer, promenades à vélo, survol de la région en Cessna (je jette un regard oblique vers Akira. A-t-il eu du mal à se retrouver dans ce petit avion qui ne peut que lui rappeler Iain et sa fin tragique?)... Et Katsumi, posant le bras sur celui de son mari, exprime sa gratitude pour l’imagination avec laquelle celui-ci a proposé des célébrations symboliques pour la mère disparue.

- Je pensais à sa tombe, isolée, si loin de moi… Mais Akira m’a dit : nous sommes à l'endroit des Etats Unis le plus proche du Japon. L'océan Pacifique entre les deux, c’est tout. Alors, à la nuit tombée, on a fait flotter des lanternes, sur des petits bateaux en papier, c’était très beau. Avec des fleurs. J’ai pris des photos… Je veux peindre beaucoup de ces souvenirs. Ça m’a inspiré… Et Akira aussi ! On va peindre tous les deux.

Les deux hommes échangent un regard complice. Ce regard me montre le lien qui existe entre eux, par-delà l'exaspération que Katsumi provoque parfois : une vie commune pleine de la joie de créer ensemble. J’en suis toute réconfortée. Akira se donne tant de mal !

Mon frère me rejoint dans la cuisine ou je nettoie rapidement et range ce qui doit l’être. Greg va s’asseoir près de Katsumi sur le divan. Il examine de plus près son visage trop lisse, se penche pour montrer son crâne sans cheveux.

- Oui, moi aussi, une façon de marquer mon deuil, explique Katsumi. Ça m’a pris d’un seul coup dans la salle de bains. Je me trouvais… un peu trop heureux, un peu trop joli. Et ma mère, si seule, si loin, dans l'obscurité de son petit cercueil…

Greg lui parle de la tradition Native de couper ses cheveux quand on perd un proche.

- Ensuite, on les met ensemble, les mèches de toute la famille et on les brûle dans le jardin avec une prière et un chant dans notre langue Cherokee… Enfin, c’est ce que nous faisons, nous…

Katsumi l'écoute avec attention. Puis, quand Greg lui propose un marché (tu laisses repousser tes sourcils, je fais pareil avec mes cheveux) il éclate d’un rire qui l’emporte dans les coussins du divan.

Akira sourit, attendri.

- Il n’a pas ri avec cet abandon depuis longtemps ! Tu vois, c’est l’effet Greg, ça. Il a une façon de comprendre Katsumi… Comprendre quiconque est mal dans sa peau, malheureux, en fait…

Mon frère me jette un regard malicieux.

- Si tu ne l’épouses pas, je m’en charge !

- Tiens ! Apres des siècles de célibat, tu tombes dans l’excès inverse, la polygamie!

- Polyandrie, s’il te plaît.

Il pointe un index vers moi.

- Je suis sérieux. Vous avez votre licence de mariage ? Parce que je sais où il faut aller, et je suis prêt à faire la course ! Plaisanterie mise à part, cette maison dans le North End pour tous les quatre ? Il faut qu’on la trouve !

De nouveau, cette vision de bonheur me paraît presque irréelle, trop belle pour être possible. Si accessible, raisonnable pourtant.  Mais l’ombre des assassins et malfaisants autour de nous m'oppresse soudain.

 

4.

- Alors, tu en penses quoi ?

Bergaud guette ma réaction. Il prend un air dégagé, se plonge dans la contemplation de la vue superbe sur le Puget Sound et le port de Tacoma, en face, qui fait de Stanley & Seafort’s une destination recherchée pour les grandes occasions.  Les lieux sont spacieux, avec une moquette épaisse, les plafonds ornés de moulures. Les serveurs évoluent d’une table à l'autre avec une efficacité feutrée. Les autres tables sont à une distance suffisante les unes des autres pour que nous puissions parler librement.

Un apéritif se trouvait déjà près de mon assiette à mon arrivée.

- C’est un cocktail maison, a prétendu Bergaud. Ils l’offrent à tout le monde.

Il avait une flûte pleine de la même boisson colorée à la main. Mais les autres tables en sont dépourvues, ce qui rend son affirmation suspecte. Je n’y ai même pas trempé mes lèvres. Je peux imaginer Bergaud ajoutant une drogue avant que je n’arrive. La prudence la plus absolue est de rigueur dans cette rencontre.

Bergaud pose alors sur la table, devant moi, une statuette en bois sombre : une vache de la taille d’un jeune chat. Elle est grossièrement sculptée mais expressive.

- J’ai compris, à demi-mots, que les fleurs ce n’était pas trop ton truc, explique Bergaud avec un sourire goguenard. Alors, voilà.

La vache a un fier aplomb. Sa tête, le mufle levé comme pour prendre la mesure d’un défi, appelle mon attention. Je contemple une créature qui embrasse une attitude arrogante face à un danger mais dont la peur est aussi perceptible.

- C’est du cèdre rouge, originaire de Colombie Britannique, commente Bergaud. Un arbre ancien. Old growth, comme ils disent ici.

Le bois est lisse et dégage une odeur de forêt humide. 

- Où as-tu trouvé ça ? C’est très beau.

A ma surprise, il rougit et bredouille quelque chose.

- Ne me dis pas… C’est ton œuvre ?

Il regarde à nouveau par la fenêtre, il essaie de rester impassible mais ne peut cacher son contentement devant mon incrédulité. Finalement, il se tourne vers moi.

- Tu ne t’attendais pas à ça, hein ? Oui, je fais des choses comme ça, tu vois, quand j’ai le temps… Là, j’attendais que tu m’appelles….

- Tu viens de le terminer ?

Je pensais à une trouvaille provenant d’un antiquaire voire un marché aux puces. Avec un sourire malin, il sort un plastique transparent de sa poche qui contient des copeaux de cèdre et un couteau de petite taille à la lame courbe.

- C’est ton passe-temps ? Où as-tu appris ?

- Je fais ça depuis toujours… tu sais, il y a quelques siècles… enfin, avant que je ne rencontre Ronan. Bon, j'étais un tailleur de pierres, j’ai travaillé avec les équipes qui ont construit les cathédrales, notamment… on allait dans les carrières et on taillait des blocs de pierre. On était sous terre, il faisait froid mais on se réchauffait vite, je peux te le dire ! On taillait les blocs avec des scies, il fallait se mettre à deux… la pierre était tendre.

- Tendre ? Pourtant, pour faire tenir les cathédrales debout…

- Oui, tendre, c’est ça le truc ! Une fois sorti à l'air libre, le bloc durcit… Il faut faire vite.  

Il rit d’une voix qui monte vers l’aigu, grisé par mon intérêt.

- C’est comme ça que j’ai développé cette musculature….

Il fait un mouvement avantageux des épaules. Un aperçu de la vie avant la rencontre funeste avec celui qui l’a entraîné sur la voie du crime. Je saisis l’opportunité.

- Sur quelles cathédrales as-tu travaillé ? J’ai plusieurs fois cuisiné sur les chantiers.

- J'étais à Amiens, puis à Cologne et à Freiburg. Et retour sur Paris… J’ai souvent circulé d’un côté à l'autre du Rhin.

Helmut de la Gestapo se rappelle à mon souvenir. Lui est resté au Moyen Age.

-On était peut-être au même moment sur le même monument ! s’extasie-t-il.

Il est parvenu à cette conclusion sans que j’aie même besoin d’insister.

- C’est très possible ! dis-je feignant l'étonnement.

- Si je t’avais rencontré à ce moment-là… tu crois que tu aurais pu… me trouver intéressant ?

Je montre du doigt l’animal que j’ai posé sur la chaise à côté de la mienne.

- Si je t’avais vu sculpter quelque chose comme ça, oui, sans doute !

Il reste songeur un moment. Le serveur approche pour prendre notre commande.

 

5.

- Pourquoi tu n’as pas choisi quelque chose de bon, de consistant ? Je t’invite!

Bergaud attaque son entrecôte et se désole que mon assiette ne contienne qu’un potage. Mais je suis si tendue que rien de solide ne passerait.

Il mange vite et, une fois le contenu de son assiette englouti, alors que j’ai peut-être avalé trois cuillerées, il la repousse et dit, songeur :

- Tu vois, si je t’avais rencontré avant Ronan… Je suis à peu près sûr que ça aurait tout changé. Tu restes toi-même, toi. Tu n’es pas influençable…

Je suis surprise de ses paroles - les Semblables sont en général souples d’esprit et prêts à s'adapter aux circonstances, moi la première. Il baisse la voix et poursuit :

- Quand tu vivais avec Victoric…  Un jour, on était en campagne, et il nous a demandé conseil.

“En campagne”. J’avais oublié cette expression, qui désignait leurs expéditions de rapines et de vols.

- Il nous a dit que tu voulais aller au marché du village pour vendre tes produits. Il se demandait s’il devait te donner la permission. On lui a dit : laisse-la aller ! Tu l’as matée, elle ne se sauvera pas. Et si elle est maligne, elle ramènera avec elle quelques petites mendiantes orphelines qui trainent toujours dans ces endroits publics. Elle les dressera à cuisiner et à nous amuser. Ça aurait été tout bénéfice pour tout le monde. Moins de travail pour toi, et on t'aurait laissée en paix… Tu serais devenue l’une des nôtres, d’une certaine façon. Bon, évidemment, tu n’as jamais ramené qui que ce soit. Je me demandais pourquoi, ça t’aurait protégée…

Il me jette un regard et ajoute aussitôt :

- J’ai compris, depuis. J’ai compris que tu ne voulais pas devenir comme nous, justement. Pas influençable.  Si je t’avais rencontré plus tôt, avant Ronan…

J’avale un peu de soupe pour me donner le temps de réfléchir sans que mon silence ne pèse. Ce que m’apprend Bergaud me choque. Comment aurais-je pu asservir des enfants, les soumettre à ce qui me faisait tant souffrir ?  C’est, au sens propre, inimaginable. Au contraire, quand Victoric est revenu avec Emilie, c’est l’inverse qui s’est produit : elle m’a libérée. Emilie… Visiblement, Bergaud ne connaît pas son existence. Sa question sur mon évasion me revient en mémoire. Encore aujourd’hui, il se demande si j’ai attaqué Victoric ou si d’autres brigands sont intervenus. Je comprends soudain que Victoric n’est plus de ce monde. Semblable ou pas, je l’ai bel et bien anéanti. Sinon, il aurait répondu aux questions que Bergaud se pose toujours.

Cette réalisation me fait du bien. Même si, objectivement, Ronan est plus dangereux, Victoric est celui qui inspire la terreur. Encouragée, je pousse de côté le malaise qui m’a envahie à l'évocation de ma captivité. Retourner à l'offensive.

- Maintenant que je vois ce que tu peux créer, ce talent, j’ai envie de te dire : pourquoi justement ne pas revenir au temps qui précédait ta rencontre avec Ronan ? As-tu vraiment besoin de rester avec ces assassins ? Change de vie !

Mal à l’aise soudain, Bergaud bouge la tête et les épaules pour exprimer l’incertitude d’une idée aussi folle.

- Ce n’est pas difficile, dis-je en baissant la voix pour créer une atmosphère de complicité entre nous. Tu vas t’installer dans un autre pays, en Europe peut-être, en Allemagne pourquoi pas, tu t’inscris dans une école d’art. Non pas que tu aies besoin d’apprendre, mais c’est une bonne façon de créer des liens, un réseau d’admirateurs. Et tu commences à approcher des galeries avec tes statuettes. Rien que ta vache, là, tu trouverais preneur ! Et…

- Mais ce n’est pas une vache ! interrompt Bergaud, stupéfait.

Je regarde l’animal.

- Ce n’est pas une vache ? C’est quoi, alors ? Un bison ? Un cochon ? De l’art abstrait ?

Il rit et prend un air ostensiblement embarrassé.

- Ce n’est pas une vache, une vache, ça a des pis. C’est un taureau !

Je soulève l’objet. Pas de pis, c’est vrai, mais des attributs mâles de belle taille. Je souris et admets :

- Pardon, je n’ai pas fait très attention. Je n’ai pas vu que ta vache avait des couilles.

Ça nous fait rire, un rire spontané qui tombe bien. J'ajoute :

- Moi qui trouvais qu’elle te ressemblait…

- Arrête de l’appeler “ma vache”.

Après un moment, Bergaud reprend :

- Si je partais… Si je recommençais ma vie, en laissant tout le reste derrière moi… est-ce que tu viendrais avec moi ?

Il me jette un regard par en dessous et je sens l’importance de la réponse que je dois apporter. Rester crédible, proche de ce que je ressens. Il n’est pas très malin mais il est roué….

- Partir avec toi, là maintenant, non. Je ne suis pas disponible et puis… le passé est toujours là, j’ai besoin de temps. Mais (et là je détache les mots, comme je l’ai fait avec Guillain) si tu changes de vie, on restera en contact. On se parlera souvent. Tu me diras comment les choses se passent. Ce sera le début de quelque chose de nouveau entre nous. Qui sait, je viendrai peut-être te voir ….

Moment de silence. Sans me regarder, il ronge l’ongle de son pouce comme je l’ai souvent vu faire quand il est préoccupé. Notre serveur approche et, sans le regarder, Bergaud le chasse d’un revers de la main.

- Et… si je ne pars pas… Tu crois qu’on peut malgré tout devenir amis ? On passe un bon moment, non ?

Je fais une petite grimace.

- Je ne sais pas… Tu vis au milieu de gens qui font beaucoup de mal. J’ai parlé à Guillain, enfin Pierre, comme tu le voulais. Il m’a dit ce que tu… ce que vous faites, toi et tes amis. Pourquoi veux-tu rester avec eux ? Je ne sais si j’ai envie d'être l’amie d’un meurtrier…

- Je ne tue personne.

- Ne joue pas sur les mots. Tu organises… Enfin vous organisez la disparition de gens qui n’ont rien fait. Ce n’est pas toi… Ce n’est plus toi, ça. Enfin, c’est l’impression que tu me donnes aujourd’hui. Je me trompe peut-être. Mais pourquoi te donner le mal de me recontacter, dans le cas contraire ?

Lentement, il hoche la tête et murmure.

- Je suis prêt à changer de vie. Je ne m’en rendais pas compte mais… c’est vrai. Tu vois, c’est pour ça que j’ai besoin de toi.

- Si tu te lances, je serai avec toi à chaque étape. Pas directement à tes côtés, mais on communiquera à tout moment. Si tu restes, je ne peux pas. Regarde, un petit jeune est mort dans le duplex voisin du mien. Tu en as entendu parler, sans doute ? C’était le fils de ma propriétaire. Une amie de la famille a été arrêtée. Et je me demande : est-ce Bergaud et sa bande ou pas?

Il soupire bruyamment et met de la distance entre sa chaise et la table. Je reviens à la charge.

- C’est vous, la mort de ce petit jeune ?

Il fait un geste du bras.

- Selon ce que je te dis, tu ne voudras pas…

- J’ai besoin de savoir - mais ça ne changera rien à tes projets et mon engagement. Tu changes de vie à partir d’aujourd’hui. Tout ce que tu as fait avant, ce sera...amnistié, en quelque sorte. De toute façon, je le connaissais à peine, ce garçon. Mais j’ai besoin de savoir.

Alors que je pense qu’il ne dira rien, et en suis quelque part soulagée - je veux que cette conversation, ce déjeuner se terminent - il prononce, en hésitant sur le choix de ses mots :

- C’est un contrat qui a mal tourné. La cible, ce n’était pas lui. C'était son oncle. Tu le connais, son oncle, n’est-ce pas ?

Je reste impassible. Que sait-il exactement ? Il n’insiste pas et poursuit :

- Bon, je vais tout te dire, autant que tu saches. Tu décideras en connaissance de cause. Souviens-toi que tu as parlé d'amnistie. Son oncle, j’avais de bonnes raisons de le faire disparaître. C’était moi, le commanditaire. On a des clients, c’est vrai. Mais parfois, on règle nos histoires personnelles. L’oncle, il s’est très mal conduit avec moi dans le passé, et d’une. Et il couche avec toi. Deux raisons de l’effacer. Tu vois, je te dis tout. Bon, notre équipe a trouvé cette petite conne qui n’avait qu’une envie, se venger. On a cru qu’elle voulait se venger de son ex-boyfriend, l’oncle. Ce qu’on n’a pas compris, c’est qu’elle voulait se venger du neveu. Complet malentendu. On l’a équipée, préparée mais au final, ce n'était pas la bonne cible.

J’ai envie de prendre sa fourchette et de la planter dans la paume de sa main, dans son œil. Je lutte pour rester immobile. Un grand froid se répand en moi. La phrase “Comment dire ça à Greg” flotte dans mon esprit.

- Tu as encore envie d'être mon amie ? demande Bergaud d’un air lugubre.

Je le regarde droit dans les yeux. Curieux, le nombre de mensonges que j’ai pu prononcer dans ce qui ressemble à un grand élan de sincérité.

- Oui. Plus que jamais. Et tu sais pourquoi ? Ce n’est pas toi, ce tueur. Ce n’est pas que toi. Et ça, je l’ai senti depuis le début, malgré tout ce que tu m’as fait subir. Il y a un mec bien, en toi. Un artiste. Et tu l’as étouffé, pendant tous ces siècles. C’est le moment de le libérer, de lui permettre de vivre. Il a assez souffert comme ça.

Le visage de Bergaud s’empourpre et il est incapable de parler pendant un moment. L’homme qui a voulu tuer Greg, qui a assassiné Jackson, est en face de moi. De fortes émotions se croisent en moi comme des courants sous-marins : répulsion, envie de convaincre, haine et volonté d’atteindre, où qu’il soit, caché dans les replis de cet homme arrogant et roublard, la trace de l’être vulnérable qui me confiera les secrets dont j’ai besoin. Toute cette adrénaline et ces énergies contrariées me propulsent plus avant dans le rôle que je suis en train de jouer.

Je pose la main sur la sienne - cette main qui m’a souvent maltraitée, que je voudrais arracher - et j’ajoute, le regardant avec conviction.

- Et tu sais, ce que j'apprécie, c’est que tu m’aies dit la vérité. C’était courageux… Tu aurais pu inventer, nier, me dire n’importe quoi. Mais non, tu as été sincère.

Le fait est, je suis consciente qu’il aurait pu me mentir et j’éprouve une certaine gratitude.

- Je ne vais pas commencer une vie nouvelle avec des mensonges, dit-il d’une voix étranglée. Surtout si ça te concerne. (Il me jette un regard rapide). Tu m’en veux d’avoir voulu tuer ton mec ?

- Oui, je ne vais pas te mentir. En même temps… j’ai l’impression que ce n’est pas toi, que ce n’est plus toi. L’homme que j’ai en face de moi, aujourd’hui, il n’aurait pas pris cette décision, n’est-ce pas ?

Bergaud respire profondément et répond :

- Non. Justement parce que ça te concerne. Ce qui était une raison pour moi d’agir contre cet homme, est à présent quelque chose qui me motiverait pour ne pas le toucher. Maintenant, nous sommes amis… n’est-ce pas ?

Il tourne sa main pour qu’elle repose sur la mienne. Je frémis mais mon expression reste ferme.

- C’est la direction que nous prenons, c’est vrai. Un pas après l’autre, sans précipitation.

- Un mec bien, en moi, ce que tu disais… c’est exactement ça. Je l’ai étouffé si longtemps. Grâce à toi, je vois les choses autrement, comme elles sont vraiment. Ronan s’est servi de moi pendant tout ce temps…

Je cherche à dégager ma main imperceptiblement mais il l’attrape et la serre. Toute ma volonté est nécessaire pour ne pas crier et le repousser.

- Je vais te dire, poursuit-il. Je vais te dire exactement ce que je ressens, ce que j’ai ressenti pour toi depuis le début. Tu es présente, dans ma vie, dans mes pensées… dans mon cœur… depuis que je te connais.

Il pose son autre main sur sa poitrine. Veut-il éviter toute ambiguïté sur le lieu où se trouve le cœur en question ? 

- Et maintenant, aujourd’hui, je te fais allégeance. Mon cœur t’appartient. Tout le reste, tout ce que je suis, t’appartient. Mes organes… (il a un sourire gouailleur) de taureau, enfin toute cette zone, ça t’appartient. Tu comprends ce que je dis ?

- Euh… Je ne sais pas trop quoi dire, dis-je avec un petit rire forcé. C’est un peu intense tout ça.

- Je ne te demande rien en retour. Tu me donneras ce que tu auras envie de me donner, quand tu le voudras. Les gens comme toi et moi, nous avons tout le temps, hein ! Je vais faire ce que tu m’as dit, commencer une vie nouvelle.

Il se lève brusquement, fait un geste vers le serveur pour demander l’addition, s'assoit à nouveau. Une inquiétude me traverse.

- Ça ne va pas poser de problème ? Ils vont te laisser partir, tu crois ? Tu connais tous leurs secrets…

- Aucun problème, assure-t-il. Ils se doutent bien que je ne dirai rien à personne. Ça m’incriminerait aussi, forcément. Sauf toi. Toi, tu me demandes ce que tu veux. Je te dirai tout.

J’aurais pu aussi bien être traversée par un courant électrique.

- Justement, j’ai une question…. Une amie de longue date, dont je n’ai plus de nouvelles. Aemouna.

En quelques mots, je la décris. Il me regarde en silence. Il sait de qui je parle, évidemment. Après un moment, il sort de sa poche un petit carnet et de quoi écrire puis déchire une page.

- Bon, c’est une situation complexe et difficile à décrire. Embarrassante aussi, on ne sait pas trop quoi faire…

Il dessine une forme - un sorte de haricot sec- et trace une croix à ses côtés.

- La croix, c’est là où Aemouna se trouve ?

Il lève la main pour m’interrompre.

- Oui et non. En fait…

Une trompette retentit près de nous. Je lève les yeux.

- C’est mon téléphone, soupire Bergaud en saisissant l’objet et en regardant l'écran. Il faut que j’y aille.

- Attends… Dis-moi juste…

Déjà, il se lève et je le suis, la vache sous le bras. Nous nous retrouvons dans le parking. Le désarroi me gagne : où est l’homme qui déclarait fièrement son autonomie ? Bergaud obéit promptement à l'ordre qu’il vient de recevoir, sans me donner la réponse qui me conduirait à Aemouna. Il se tourne vers moi.

- Je te dirai tout, en détail, la prochaine fois, avant que je ne quitte la région, promet-il. Cette fois, tu choisiras l’endroit.

Il va s'éloigner. Comment le convaincre de me dire, là, tout de suite, ce qu’il n’a pas encore révélé ? La consternation me gagne. Mon esprit est vacant, sans initiative. Je me contente de bredouiller :

- Sois prudent !

Il sourit avec confiance.

- Evidemment !

Je poursuis, plus bas.

- Tu es entouré de monstres. Sois prudent. Tu crois que Ronan va accepter d'être privé de son homme de confiance ?

Il émet un petit rire sarcastique.

- Homme de confiance ?? Je ne suis que son homme de main. Il en a d’autres. Mais c’est gentil de t'inquiéter. Appelle-moi.

 

 

 

 

 

 

 

 

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Aryell84
Posté le 15/01/2024
Coucou !
Me revoilà après une longue absence désolée j'ai commencé à travailler et c'était INTENSE! En tout cas trop heureuse de retrouver Max et Greg!
J'ai pas grand-chose à dire (c'est très bien haha) à part que Bergaud me dégoûte et que je ne sais pas comment Max a fait pour garder son sang-froid. Bon et sa réflexion sur le fait que Max n'était pas influençable comme lui, alors que les Semblables sont tous très adaptables, ça montre bien que, fondamentalement, il n'a pas trop de principes et de volonté, donc certes il a fait de mauvaises rencontres, mais il cherche surtout à se dédouaner!
Voili voilou, bon courage, je m'en vais lire la suite de ce pas !
Edouard PArle
Posté le 27/09/2023
Coucou Annececile !
Excellent chapitre, vraiment !
Avant d'en venir au coeur du sujet, je dois dire que j'ai eu un peu de mal à faire une croix sur le chapitre précédent en lisant les scènes Greg / Max. Tout a l'air d'être revenu dans l'ordre, un peu comme avant. J'ai du mal à comprendre que ça ne bout pas en Max, qu'elle ne sois pas plus en colère que ça contre Greg. J'ai l'impression qu'elle devrait l'être plus que ça. J'avoue que j'attendais une scène un peu plus musclée après leurs retrouvailles, j'espère qu'elle arrivera plus tard.
Sinon, les scènes en question fonctionnent bien prises à part, ça fait plaisir de retrouver Greg.
Mais le coeur du chapitre, c'est bien sûr la scène avec Bergaud. Je la trouve excellente de bout en bout et pourtant c'était pas l'expérience de lecture la plus agréable xD Le double jeu de Max m'a plusieurs fois mis très mal à l'aise, parce que continuer avec certaines des réponses de son interlocuteur c'était wow, très fort et à la fois très bizarre. Tu instaures très bien le malaise et la violence des pensées de Max retranscrit très bien son état intérieur. C'était intense, vraiment très bon !
On a très peu d'éléments en plus sur Aemma mais la réaction de Bergaud confirme qu'il s'agit d'un enjeu important. Curieux de voir où tu vas en venir, donc...
Curieux de voir où tu nous emmènes !
A bientôt (=
annececile
Posté le 28/09/2023
Merci de ton avis ! Oui, le malaise dans la conversation avec Bergaud, ca me fait plaisir que tu l'aies senti aussi.

A propos de Greg, je crois que Max percoit qu'il n'a pas cherche a la faire souffrir pour le plaisir. Il a une estime de lui-meme tres basse compte tendu de son passe. Il n'imaginait vraiment pas qu'il manquait tant que ca a Max, d'autant plus qu'Akira etait avec elle. Et elle-meme, compte tenu de son experience avec des hommes violents, attend peu d'egards. Elle s'excuse presque "Je ne veux pas qu'on marche sur des oeufs autour de moi".

quant a leur avenir... a suivre ! :-)

Edouard PArle
Posté le 28/09/2023
J'avais pas forcément cette analyse, mais c'est intéressant
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