Il régnait dans la cabine de Freyr une obscurité presque totale. Dans cet espace encombré, Sygn progressait sans savoir ce que le pas suivant lui réserverait, sans savoir ce que toucheraient ses doigts transits. Sous sa semelle, le clapotis d'un liquide renversé, le gémissement grinçant du verre qui s'émiette ou seulement celui, plaintif, du plancher. Son souffle laissait une empreinte dans le noir. Sur quoi venait-elle de glisser ? La peur lui faisait implorer une présence, mais la peur lui faisait aussi craindre de la trouver.
Pour seul guide, la sorcière n’avait qu’un spectre, projetant sous sa lueur glacée les ombres mouvantes d'une scène terrible. Enchevêtrement flou de membres brisés, à moins qu’il ne se soit agît des articulations brisées d’une créature difforme. La poussière captée par les faisceaux d’azur restait en suspens. La respiration bloquée dans les poumons de Sygn ne pourrissait pas. Un sort mystérieux enveloppait le temps, l'espace, la réalité, emprisonnant le souvenir d'un instant que les ombres démentes rejouaient encore et encore.
L’origine de la lumière se dissimulait sous la fibre élimée d’un linge, roulé en boule sur une étagère au fond de la cabine. Une boule grossissait dans la gorge de Sygn à mesure qu’elle s’en approchait. Des larmes brûlantes qui refusaient de couler gonflaient ses yeux. La tension croissante dans ses muscles raidissait ses mouvements. La souffrance maculait chaque particule de la cabine. Elle la ressentait dans sa chair, dans ses os qu’elle jurait sur le point de rompre ; et pour autant, une douce chaleur tendait à la réconforter. A l’obliger à accepter le mal qui ruisselait dans ses veines en échange de ses caresses. D’une main peu assurée, elle souleva finalement le linge.
La lumière se répandit alors dans la cabine, mais elle demeurait la prisonnière d’un bocal sous la forme d'un petit astre follet. Elle s'agitait furieusement en dessinant des silhouettes confuses, se chevauchant, se confondant, explosant avant de se refondre. Sygn la contempla sans réellement la comprendre. Il lui semblait assister à la naissance et à l'évolution d'une pensée, accumulant, modifiant, réinterprétant en un complexe processus.
« Où êtes-vous ? demanda-t-elle dans un murmure. Où êtes-vous, Loki ? »
La lumière se figea à l'appel de son nom. Elle mit subitement à enfler, à grossir, à remplir le modeste dôme en irradiant les moindres recoins de la cabine. Sygn détourna la tête et ce qu'elle vit, dans la dernière seconde avant de plaquer une main sur ses yeux, lui ôta toute consistance. Elle n'avait pas eu le temps de voir, pas réellement, mais quelque chose en elle savait déjà. Doucement, elle écarta les doigts et regarda au travers. Il y avait, au fond de la pièce, un renfoncement qu'elle n'avait pas encore exploré. Là où aurait pu se tenir une armoire, était installée une couchette.
Les vêtements de celui qui y reposait avaient été soigneusement pliés et déposés à son chevet. Sur sa peau diaphane, brillait une fine pellicule de givre, qui pâlissait sa chevelure, peignée de part et d'autre de son visage inanimé. Cette cruelle absence de mouvement rendait Loki méconnaissable. Ni mimique, ni grimace, ni rictus. Et ce silence ! Cet insupportable silence ! Son torse ne se soulevait ni ne s'affaissait. Sygn fut prise de vertige. Ses yeux, s'enfonçaient dans leurs orbites pour échapper à ce qu'ils voyaient. Ou plutôt, ce qu'ils ne voyaient pas. La vie ne tambourinait plus dans ce corps blême. La couchette ressemblait à la sépulture d'un roi, avant que n'y soit mis le feu. Qu'avait fait Freyr ? Qu'avaient-ils tous fait ?
Elle se pencha un peu plus et remarqua la perfection de ce corps étendu. Intact. Défait de ses hématomes et du relief tordu de ses os. Même les cicatrices de sa bouche paraissaient plus nettes. Pourtant, elle l'avait entendu, hurlant la souffrance de mille morts. Un frisson lui remonta l'échine. Il y avait une présence ici. Insaisissable, incompréhensible. Sygn luttait contre le tourbillon qui mélangeait ses idées, contre la fièvre qui imprégnait ses habits. La tête lui tournait, tournait et quand elle baissa les yeux, elle vit le plancher disparaître sous une marée sombre qui bientôt, avala la cabine tout entière.
Sygn coula, sans chercher à se débattre. A peine plus consciente qu'une pierre tombant au fond de l'eau. Elle n'était plus qu'une enveloppe, un grand ensemble inerte, une masse d'os, de chair, une chose éteinte et écartée du fardeau de la pensée. Le bruissement sourd de l'eau pour berceuse, son courant balançant mollement ses membres comme ceux d'un épouvantail.
La quiétude remontait vers la surface du Fleuve, attirée par la couleur pâle du ciel, poussée par les battements hauts du cœur qu'elle abandonnait. Ses filaments argentés glissèrent entre les doigts de Sygn. La sorcière les contempla partir, l’un après l’autre jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un. L’obscurité se refermait encore sur elle et l’espace de quelques secondes, Sygn envisagea de céder. Ce n’est qu’à contrecœur, qu’elle repoussa le lit de galets du pied.
Qu'est-ce que cela voulait dire ? Se jouait-on d'elle ? Essayait-on de lui dire quelque chose ? Montrez-vous, réclamait-elle tandis qu’elle gagnait la berge. Montrez-vous. Montrez-vous, qui que vous soyez. Quoi que vous soyez.
Eparpillées en un halo de givre, les particules de lumière se mirent à ramper dans l'herbe. Petit à petit, elles s'assemblèrent les unes aux autres, grossissant peu à peu en une chaîne, une masse, une forme dont l'éclat ne cessait de croître. La forme d'un homme naquit de l’insaisissable spectre. Un voile diaphane se déposa sur lui et lissa ses contours, articula doucement sa posture. Les mailles devinrent ongles, peau, cheveux. La brise s'engouffra entre ses côtes et y amena la vie. La pluie déposa un manteau sur ses épaules pointues. Le soleil embrasa sa chevelure d'une nuance de feu et l’invisible dieu de la terre incrusta son visage de deux émeraudes pour que le monde lui soit révélé.
« Eh bien ? N'êtes-vous pas heureuse de me trouver vivant ? s'impatienta gaiment Loki. Vous appelez mon nom et vous ne dîtes rien ? »
Sa présence. Sa présence en ce lieu ne promettait rien. Était-ce seulement lui ?
« L'êtes-vous… l’êtes-vous vraiment ? Vivant ? balbutia Sygn.
— Autant que me le permet ma nature. »
La courbe narquoise de son sourire, l'arrogance de ses mots conforta quelque peu la sorcière.
« Je ne veux plus jamais vous voir dans cet état, souffla-t-elle en laissant l'émotion déborder de ses yeux. Je ne veux plus avoir à ressentir ça, j'ai cru que vous...
— Je l'ai aussi cru, un instant, admit Loki.
— Je vous ai entendu hurler. Qu'est-ce... Et pourtant vous semblez si…
— Vos oreilles ne vous ont joué aucun tour, Sygn. »
Elle n'osait l'interroger. Elle refusait de prendre le risque de contrarier cette apparition par de déplaisantes questions. Tout ici paraissait trop fragile, trop instable. Mais ce silence lui déplaisait. C’était un non-dit, une tache sur une toile immaculée. Une distance qui ne pourrait qu’en appeler d’autres.
« Eh bien ? N'êtes-vous pas curieuse ? Cette indifférence pourrait me vexer, vous savez.
— Je ne suis pas indifférente, se défendit Sygn.
— Non, vous ne l'êtes pas. Vous ne pourriez même pas le prétendre. »
Loki posa sur elle un regard indéchiffrable avant de le déporter sur l'autre rive du Fleuve. Ce qu'il y trouva, ou plutôt qu'il n'y trouva pas, gonfla son torse de satisfaction. Aucune ombre ne se mettait en travers de la lumière.
« Marchons un peu, voulez-vous ?
— Jurez-moi que vous n'êtes pas mort.
— Je vous le jure, Sygn.
— Mh.
— De quoi pourrais-je compléter ma parole pour vous convaincre ?
— Que faisons-nous ici ?
— Nous marchons. »
Cela parut l'amuser et l'agacer en même temps.
« Pourquoi avez-vous hurlé ?»
Pourquoi se montrait-elle si directe lorsqu'il rêvait de reculer ?
« Odin ne m'a pas accueilli dans sa demeure par simple charité.
— L'asile en échange des secrets de sa rivale, récita Sygn qui ne connaissait que trop l'histoire.
— En effet.
— Angrboda était votre amante.
— J'étais son amant, en tous cas.
— Vous l'avez trahie.
— Ma loyauté envers elle n'était pas un choix.
— Ne l'a-t-elle jamais été ? »
D'où lui venait cette méfiance ? D'où lui venaient ces accusations ? Que cherchait-elle à entendre ?
« Le Vieux me redoutait plus qu'il ne le voulait. Il s'est vite rendu compte que je pouvais tout aussi bien embraser le bûcher de ses ennemis que le sien. Alors il a façonné une cage pour me contraindre sous une forme capable de de se métamorphoser mais pas de le surpasser. Et je l'ai acceptée.
— Pourquoi avez-vous hurlé ?
— Quand Odin est mort, son sort s'est fissuré mais, cette enveloppe qu'il m'a donnée, je n'étais pas capable de la briser moi-même. J'ai déjà essayé, vous savez. Plus je m'y débattais, plus je m’y étouffais. Freyr a dû m'en libérer. C'était comme… Comme enlever une à une les écailles d’un serpent.
— Souffrez-vous encore ?
— Plus maintenant. C'est même assez étrange. J'ai l'impression qu'il me manque quelque chose, à présent.
— Je suis contente que vous ne souffriez plus. »
C'était une façade d'une grossièreté insultante. Sygn posait des questions dont les réponses la désintéressaient. Loki ne la reconnaissait pas. Que s'était-il passé ? S'ils marchaient, c'était surtout pour ne pas avoir à affronter plus que la voix de l'autre. Plus que les accusations, plus que les excuses, plus que les regrets. Car la berge, autant que le Fleuve, se poursuivait indéfiniment.
« M'avez-vous appelée ? Où est-ce l'œuvre du Fleuve ?
— Quelle importance cela fait-il ?
— Pourquoi suis-je ici ?
— Vous m'aviez demandé la raison que justifiait mon désir de vous avoir à mes côtés et je ne voulais pas attendre de retrouver un corps pour vous répondre.
— Vous partirez le premier, n’est-ce pas ?
— Que dîtes-vous ? sursauta Loki. De qui tenez-vous une telle affirmation ?
— Est-ce vrai ?
— Est-ce là ce qui vous torture l'esprit ?
— Répondez-moi, ordonna Sygn en se tournant vers lui, les pieds fermement ancrés dans la terre.
—Cela n'a rien à voir avec vous.
— Il n'est jamais question de moi, même quand vous me demandez de rester.
— Que vous a-t-on dit à la fin ? Est-ce cette perfide de Freya qui vous a…
— Allez-vous vous décider à parler ? coupa-t-elle avec ennui.
— J'ai besoin d'une personne de confiance.
— Vous avez Freyr.
— Je lui en ai déjà beaucoup demandé.
— Et Tanagra.
— Pas elle.
— Pourquoi pas elle ?
— Je ne lui fais pas confiance pour ce que j'ai à demander.
— Qu'avez-vous à demander ? Finirez-vous un jour par le dire ? »
Loki cherchait son courage de l’autre côté du Fleuve, sur cette berge qu’il s’était tant réjoui de découvrir déserte. Lèvres pincées, il savait son temps bientôt épuisé. La patience de Sygn ne tarderait plus à arriver à son terme.
« Lorsque nous arriverons, il me faudra récupérer une chose dans les coffres d’Odin. Une chose qui ne sera pas en sécurité avec moi.
— Alors vous ne cherchez pas quelqu'un de confiance. Vous cherchez quelqu'un d'idiot, prêt à assumer un risque que vous-même n’osez pas prendre, répliqua Sygn.
— Vous n'êtes pas une idiote.
— Et malgré ma haute intelligence, me voici ici, faisant route vers un continent où toute une race me percevra en indésirable ! Quelle clairvoyance que la mienne ! railla-t-elle.
— En indésirable ?
— En sorcière.
— Voulez-vous une preuve de ma bonne foi ?
— Je vous écoute. »
Loki déglutit. Sygn n'avait pas besoin de preuve, d'habitude.
« Je veux que vous soyez la gardienne de la dernière prison qui me menace.
—Alors ce Cœur existe réellement, . Vous avez dû éprouver un grand soulagement quand Eitri est mort !
— Je ne l'ai pas tué !
— L'auriez-vous fait si on ne vous avait pas coupé l'herbe sous le pied ?
— Vous ne pouvez me blâmer de chercher à reprendre ce qu’on m’a pris !
— Je ne vous blâme pas, je note seulement que votre circuit était bien rôdé, fit-elle, submergée par l’amertume. Vous nous avez conduit d'un bout à l'autre d'Yggdrasil, en prétendant une chose, puis une autre. D'abord, qu’il nous fallait un cadeau pour nous ouvrir les portes de Freya puis que Vanaheim serait un refuge parfait pour Lokten, énuméra-t-elle avec emphase. Mais qu'a-t-on trouvé par là si ce ne sont des ruines ? Vous avez menti. Vous me demandez une confiance aveugle, mais vous ne m'en témoignez aucune à moins d'y être contraint.
— Vous êtes-vous demandé pourquoi c'était à vous, que je souhaite confier le seul objet capable de me nuire ?
— Parce que vous écoutez les Nornes, rétorqua Sygn avec mépris. Parce qu'après tout ce que vous affirmez, sur le fait d'être plus que leurs prophéties, plus que leurs visions, vous les écoutez.
— J’ai choisi de les écouter parce que certaines de leurs paroles ne sont pas dénuées de raison. Parce qu'elles m'ont devancées, là où je jurais les contredire.
— Ce n’était pas choisir que de suivre le chemin que l’on vous a destiné.
— Qu’en est-il de s’y opposer par principe ?
— Jouez au plus malin, allez-y ! En attendant, ne me croyez pas assez sotte pour oublier à appartient ce Cœur. Ce que vous voulez, c'est attirer l'attention d'Angrboda dans une direction pendant que vous fuirez dans l'autre ! Vous vous servez de moi et mon tort a été d'avoir eu la bêtise, non, plutôt la prétention d'attendre autre chose !
— Et qu’attendiez-vous ? Vous pensez-vous suffisamment différente pour espérer un traitement de faveur ?
— C’est donc cela. Votre vrai visage. »
Loki aurait préféré entendre sa colère, percevoir de la haine. Au lieu de cela, il lui fallait faire face à la déception qui noircissait les yeux de Sygn et qui blêmissait son teint. Son jugement le heurta bien plus qu’il ne pouvait l’exprimer. Un silence assourdissant recouvrit les berges du Fleuve. Loki sentit une inhabituelle tension dans sa gorge. Était-ce un avertissement lancé depuis les tréfonds de sa conscience ? Tais-toi ou prends garde à tes prochains mots, semblait-elle lui dire.
« A notre arrivée sur les côtes asgardiennes, je vous ferai don du Skidbladnir.
— Il n'est pas à vous.
— Freyr vous le prêtera et vous pourrez rentrer chez vous. »
Je me permets de signaler ce qui me semblent être des coquilles à moins que je n'ai pas compris correctement les phrases :
- Un peut après le milieu du chapitre --> "Quand Odin est mort, son sort se fissurer mais, cette enveloppe qu'il m'a donnée, je n'étais pas capable de la briser moi-même." peut-être fallait il conjuguer le verbe fissurer ?
- Pas loin après la 1ere remarque --> "De qui tenait vous une telle affirmation ?" je pense que c'est "tenez" que tu voulais mettre ?
C'est tout pour cette fois ! Je crois que la fin de ton histoire à été publiée, félicitation !! J'espère avoir assez de temps pour finir bientôt !
Merci pour tes corrections, je viens de rectifier ces horreurs qui piquaient les yeux!
En effet, la fin de ce premier tome est postée, et j'espère qu'elle saura répondre à tes attentes :)
A bientôt !