Elle s'éveilla, blottie dans la chaleur d’une couverture fourrée de plumes et brodée de motifs. Les eaux froides du Fleuve s’étaient retirées. Le parfum réconfortant de la cire fondue avait remplacé celui, poisseux, de la bile et du sang tandis que toute une constellation de bougies tenaient l’obscurité en respect, de l’autre côté de la porte. On avait fait place nette dans la cabine. On avait fait disparaître les étoffes souillées de fluides, arrangé le désordre. Sur l’étagère, la flamme bleue avait été recouverte. Ca n’en restait pas moins cette même cabine, hantée par le supplice. Il tapissait les murs, s’incrustait dans le plancher, et pourrissait les meubles. Sygn le devinait entre ses doigts, fondant ses particules dans celles de l’air, le viciant de sa marque indélébile. On avait seulement passé un vernis sur l’horreur, on l’avait enfouie sous un joli tapis. Rien de plus.
Elle quitta sa couchette, encore incertaine de ce qu’il convenait de penser, de ressentir, de décider, de faire. Il lui fallait le voir, c’était là son unique certitude. Son orgueil avait été blessé. C’est d’ailleurs cette blessure qui lui en avait trahi l’existence. Comment avait-elle pu l’ignorer, alors qu’il n’avait cessé de lui susurrer d’extravagantes espérances ? Sygn se sentit tout à coup lasse de la colère et de la peur. N’y avait-il rien d’autre que cela ?
Quand elle retrouva le chevet de Loki, elle se joignit en silence à Freyr et Eir qui le veillaient déjà. A son approche, Freyr lui fit une place sans même la regarder. L'inquiétude le froissait tout entier. Loin du soleil printanier de Vanaheim, son teint de sable avait la couleur de la cendre froide. Nul n'aurait pu lui reprocher sa morosité. Que veillait-il, exactement ? En dépit de la couverture de laine qui l’enveloppait et de l'édredon placé sous sa nuque, Loki ne paraissait pas dormir. Sygn l'avait déjà vu dormir. Et cela n'avait rien de commun. Cette chose étendue insultait la beauté et la vivacité du démon. Elle le figeait de la plus grotesque des postures.
Freyr se pencha vers Eir et lui adressa quelques paroles dans sa langue sans voix.
« Freyr veut savoir si le Seigneur Loki vous a parlé de quelque chose, en particulier, traduisit la servante. S’il vous a fait mention de ses plans, de quelque chose qu’il soupçonnerait ou redouterait.
Un frémissement remonta l'échine de Sygn. Elle n’avait pas envie de parler, de trahir ce qui, de toute évidences, devait demeurer secret. Même avec toute la rancune qu’elle sentait grossir en elle. Que lui avait-il fait ? Quel charme lui avait-il lancé ?
« Que pourrait-il avoir à soupçonner ?
Freyr et Eir échangèrent dans la langue muette. Bien qu'elle n’en maîtrisait pas les plus évidentes bases, Sygn ne pouvait ignorer leur désaccord. Quelque fut la question, Freyr la trancha avec une intransigeance qui sidéra Eir.
« Les choses ont changé avec la mort d'Odin, dit-elle à contrecœur. Le Sort qui contraignait Angrboda à l'ombre s'est brisé, comme tous les autres.
— Et ensuite ?
— En a-t-il parlé avec vous ? Qu’est-ce que cela paraissait lui inspirer ?
— Où voulez-vous en venir, tous les deux ? Que cherchez-vous à savoir ?
— Le Seigneur Loki était peut-être nerveux de son retour à Asgard, peut-être a-t-il laissé échapper que…
— Je ne répondrai pas à une question que vous refusez de poser. »
L'inconfort d'Eir ne paraissait que dérisoire en comparaison de celui de Freyr. En proie à la nervosité, il passa la main dans ses cheveux et dans sa barbe, recouverts d’un voile moite. Cela lui coûta de commander, d’un hochement de tête, une nouvelle vague d’aveux. Eir baissa le regard, cherchant ses mots dans les plis de son jupon.
« Je ne peux pas le dire, ne m’y obligez pas, glapit-elle.
Freyr lui pressa la main. Son pouce lissait la peau halée de la pauvre Eir, qui dodelinait mollement de la tête. Les joues rougies par la honte, un torrent de larmes se mit à dévaler ses joues. Aussi, Freyr se décida à se redresser et à ne quérir qu’une traduction de ses gestes. Quelques caresses suffirent à convaincre. La confiance retrouvée dans les grands yeux sombres de son seigneur, la servante reprit un peu de sa contenance – du moins suffisamment pour s’exécuter. Ne pas avoir à le quitter des yeux, voila qui devait la réconforter.
« Quand le Seigneur Loki a quitté la cité en quête des pommes d’or, fit-elle en reniflant, les Asgardiens ont commencé à parler. À s'affoler. Ils se sont mis à se réunir, de plus en plus souvent, dit-elle en maîtrisant le chevrotement de sa voix. Ils parlaient à voix basse. Ils complotaient et leurs petits complots n’ont pas mis longtemps à rencontrer leurs pires craintes. Le corps du Père-de-Tout était encore tiède qu’il se disait déjà que l’Enchanteresse savait pour sa mort, et…et… plusieurs ont prophétisé qu’elle ne tarderait pas à marcher là où elle fut autrefois brûlée. Les Asgardiens ont vu les fissures dans la muraille qui ceint la forteresse. Ils ont entendu les loups hurler. Certains se sont réveillés au milieu de la nuit, trempés de sueur, persuadés de s’étouffer comme des poissons sortis de l’eau. Ils sont terrifiés, plus qu’ils ne l’admettront jamais. Alors, pour devancer le courroux de l'Enchanteresse, pour espérer entrer dans ses bonnes grâces, beaucoup songent qu’il serait préférable de lui rendre son Cœur. Qu’ainsi elle serait contentée et abandonnerait sa rancune.
— Le croient-ils vraiment ? demanda Sygn avec circonspection.
— La peur peut amener à croire toutes sortes de choses et…
— Je vois. Et Loki, le sait-il ? Sait-il que vous vous apprêtez à le sacrifier ? »
Le visage de la servante se referma et l’expression de Freyr se durcit. Il ne se sentait ni la force, ni le courage, de supporter davantage de culpabilité. Qu'aurait-il donné, à cet instant, pour se trouver en compagnie d'une petite sotte !
« Aucun de vous ne le lui a dit, comprit Sygn.
Le dégoût s'imposait comme la seule émotion possible. Elle n’aurait pas dû être surprise, cependant : maintes fois, on l’avait mise en garde. Découragée de croire en ces dieux lâches. Torunn avait raison. Personne ne le lui avait dit. Freyr lui-même, s'était plié à l'avis général, aussi désespéré, aussi stupide soit-il. Pour quoi ? Pour qui ? Pour sa sœur, très certainement. Pour ne pas être exclu. Ases et Vanes, main dans la main pour clouer une dernière fois le démon au pilori plutôt que d’assumer les conséquences de leurs actes.
« Le Seigneur Freyr n’approuve pas cette idée, confessa Eir. Pas plus que moi. Nous tenons à lui mais nous n’avons pas le moindre poids. Nous sommes pieds et poings liés. »
Ils tenaient à lui. Assez pour comploter dans son dos. Assez pour lui tendre un piège auquel il ne pourrait échapper. Freyr tenait suffisamment à lui pour entretenir son espoir d’en réchapper mais pas assez pour s'opposer aux folies asgardiennes. N'étaient-ils rien d'autres que des enfants ? Des enfants qui ne pouvaient plus se dissimuler derrière leur père ? Dans sa révolte, Sygn ne les blâmait pas d’avoir peur. Elle les maudissait pour leur lâcheté. Pour leur indignité. Et la flamme bleue qui s'excitait dans son bocal. Entendait-elle ? Percevait-elle la trahison qui l'entourait ?
« A son réveil, Loki cherchera à vous persuader de me laisser le navire, dit-elle d’une voix blanche. Faîtes simplement mine d'accepter. Je n’ai plus envie de rentrer. »