- Le fumier !!
- Calme-toi Myhrru. Il ne pourra pas se cacher éternellement. Nous savons qui il est. Je ne suis pas certaine qu’il prenne des risques inconsidérés alors que nous connaissons son identité et son visage.
- Je ne comprends pas pourquoi il s’est enfui de la sorte. J’enrage de ne rien avoir vu venir.
- Till est pour le moins imprévisible, fit remarquer Elista.
Le Mystique du Feu avait mis les voiles avant de libérer son esprit. Le temps qu’elles réalisent qu’il n’était plus à Réalta, il était déjà loin. Adelle ne s’en émouvait pas vraiment. Pour l’heure, elle était préoccupée par ses sensations, ainsi que la faiblesse qu’elle subissait depuis qu’elle avait libéré Chronos. Quelle place il prenait dans son âme ! Avec quelle présence il emplissait tout son être ! Elle le réalisait désormais, privée de sa force. Elle avait toutes les peines du monde à tenir debout, elle avait envie de pleurer. Elle avait recours à toute sa diplomatie et à sa bonne éducation pour ne pas envoyer balader toute cette agitation autour d’elle.
- Rentrons à Aimsir. J’en ai assez de cet endroit, lança-t-elle avec amertume. Till se manifestera tôt ou tard.
Myhrru comprit au regard las d’Adelle qu’il ne fallait rien ajouter. Elles enfourchèrent leurs montures et se dirigèrent vers les pentes abruptes du pic.
Elles atteignirent la capitale deux jours plus tard, assommées par la fatigue. Le château étant réduit en cendres, elles logeaient dans une des demeures appartenant à la famille royale, non loin du temple. Sa sœur l’attendait de pied ferme. Elles ne s’étaient pas vraiment adressé la parole depuis l’attaque de la ville. Adelle avait d’autres préoccupations qu’elle jugeait plus importantes. Elle salua la Reine d’un signe de tête et avança d’un pas décidé vers sa chambre. Ariana ne se résolut pas à la lâcher, et la suivit jusqu’au pas de sa porte.
- S’il te plaît, Ariana, je suis exténuée, pourrais-tu avoir l’obligeance de me laisser me reposer. Rien ne presse à ce point maintenant, si ?
- Tu trouves toujours un prétexte pour m’éviter Adelle, mais nous devons discuter. Qu’êtes-vous allé faire à Réalta ?
- Je t’expliquerai tout, mais demain. Nous devons en effet parler de l’avenir du royaume, et du nôtre aussi. Convoque tout le monde demain matin.
- Ne me donne pas d’ordre. Ce n’est pas toi la Reine.
- Il aurait parfois mieux valu.
Elle reçut une gifle appuyée qui la sonna quelques secondes.
- Tu crois que ce geste va te donner plus d’autorité ? railla-t-elle. Tu n’en es que plus ridicule. Faites ce qui vous sied, votre Majesté. Cette maison n’est pas aussi vaste que le château, je n’aurais aucun mal à rassembler les autres, demain.
Ariana la fustigea du regard, puis tourna les talons et disparut dans les escaliers qui montaient à l’étage. Adelle resta quelques instants entre les deux pièces, frottant doucement sa joue douloureuse.
- Je constate que les forts tempéraments, c’est de famille.
Adelle sursauta et se retourna vers la voix qui l’avait tirée de ses réflexions.
- Lars…
- Je vous prie de m’excuser, je ne voulais pas vous surprendre. C’est juste que… Nous sommes voisins et les murs ne sont pas très épais. En tout cas, pas assez pour étouffer le bruit d’un tel soufflet.
- Je suppose que la situation ne nous rend pas très aimables, constata Adelle avec dérision.
- Est-ce douloureux ?
- Un peu… Mais pour être honnête, je trouve la fatigue qui m’assaille bien plus insupportable qu’une joue brûlante.
Lars esquissa un sourire plein de charme.
- Bien. Je vous laisse, Princesse. Et si d’aventure, une autre Reine en furie décide de revenir vous attaquer, toquez contre le mur. Bonne nuit.
- Merci…
Elle ferma la porte, tourna la clé, tira sur la poignée pour s’assurer qu’elle était bien verrouillée. Elle poussa un soupir profond, entre lassitude et soulagement. Elle était enfin seule. Enfin tranquille. Elle avait attendu ce moment depuis qu’elle avait repris connaissance dans ces draps blancs, le cerveau dans les brumes du royaume de l’Ombre qui l’en avaient imprégnée dans ses tréfonds. Elle ne pouvait plus souffrir le bruit, la foule, l’agitation, les mouches, le feu, l’odeur de la fumée, le gris des cendres, le vacarme des armes, la vue du sang. Elle rêvait de paix, de rires, d’un cœur apaisé, d’une vie plus simple. Sa sœur n’avait même pas remarqué qu’elle ne portait plus son épée sacrée. Elle ne voulut pas penser au lendemain, lorsqu’elle lui apprendrait que les Mystiques n’avaient plus lieu d’être, que la magie avait disparue. Il faudrait peut-être plus d’un Lars pour l’empêcher de lui sauter à la gorge, mais peu importe. Avec le départ de Chronos, elle avait goûté à la vraie liberté, elle ne comptait pas s’arrêter là. Elle avait voyagé au-delà des remparts d’Aimsir, pour la première fois de sa vie, et avait compris à quel point elle ignorait tout. Cela lui avait parfaitement éclairci les idées, mis fin à ses doutes.
Elle se regarda dans le miroir, palpa sa joue qui enflait déjà. Elle passa de l’eau sur son visage poussiéreux, puis se déshabilla et enfila une tenue propre. Elle retourna à sa porte, tourna la clé dans le sens contraire, puis sortit dans le couloir. Elle s’assura qu’il fût désert, avant de toquer à la porte de la chambre à côté de la sienne. Elle entendit les pas se rapprocher, puis Lars ouvrit, l’œil intrigué par la vision de la princesse devant lui.
- Encore une attaque royale ?
- Non, répondit Adelle avec un sourire discret, avant la réunion de demain, il y a quelque chose dont j’aimerais m’entretenir avec vous. En privé, si possible.
Il regarda autour de lui, plus vraiment à l’aise.
- Eh bien, entrez, je suppose…
- Merci.
Sans hésiter, Adelle pénétra dans la chambre du prince d’Heimdall.
Le lendemain matin, après une courte nuit, elle s’extirpa de son lit en ayant recours au peu de volonté dont elle disposait. Le soleil brillait déjà plus fort, annonçant le printemps. Elle s’apprêta, mais ne prit pas la peine de manger. Elle se dirigea droit vers la bibliothèque, seule pièce suffisamment grande et discrète pour accueillir la réunion capitale du jour. Elle arriva la première. Elle s’approcha de la table, caressa le bois, tourna autour du meuble élégant au vernis impeccable. Elle tira une chaise et s’installa. Elle patienta un long moment. Cela lui permit de rassembler ses esprits, de se concentrer. Elle était fin prête lorsque les Mystiques et les têtes couronnées firent leur entrée. Sa sœur la gratifia d’un regard noir, qu’elle lui retourna volontiers. Une fois qu’ils furent tous assis, Adelle se leva et prit la parole sans laisser le temps à Ariana d’ouvrir les hostilités.
- Je suis émue, commença-t-elle, car il y a fort à parier qu’aujourd’hui sera le dernier jour où nous serons tous réunis ainsi. Je voudrais vous exprimer toute ma gratitude. À toi, Myhrru, pour ta loyauté et ton courage sans failles. À toi, Judith, pour ta bienveillance et ton discernement. À toi, Elista, pour ta sensibilité et ta bravoure. À toi, Ostara, pour ta force et ta douceur. Et même à toi, Ira, pour avoir pris la décision de nous aider malgré tout. Je…
- Où est le Mystique du Feu ? demanda subitement Ariana.
- J’y viens, répondit sèchement Adelle.
Elle prit une grande inspiration et détourna le regard de sa sœur pour ne pas perdre son sang-froid.
- Il s’est enfui lorsque nous étions à Réalta. Nous n’avons aucun indice d’où il peut être, mais je ne suis pas inquiète par rapport à ses intentions. Et avant que quiconque ne m’interrompe encore, je vais vous expliquer pourquoi nous nous sommes rendues à Réalta.
Adelle raconta tout de leur voyage, de leurs découvertes, et termina par relater que tous les Mystiques, hormis Till, avaient libéré leurs esprits. Par conséquent, il ne serait plus possible d’utiliser la magie de la nature, à plus forte raison parce que les armes avaient disparu en même temps. La Reine devint livide au fur et à mesure de son récit, pour terminer avec une expression qu’Adelle ne lui connaissait pas. Un mélange intéressant de rage, d’angoisse, d’orgueil blessé et de profonde déception. Un silence lourd s’installa. Adelle jeta un regard furtif à Lars, qui ne la quittait pas des yeux, vigilant à ce qui allait se dire et se passer ensuite. Il savait que les émotions fortes n’étaient pas terminées pour la Reine. Sa petite sœur n’en avait pas fini avec elle.
- Bien, je suppose que votre mutisme signifie que vous avez intégré les dernières nouvelles. C’est heureux, car j’ai autre chose à vous annoncer.
Elle soupesa chacun de ses mots. Elle tentait d’anticiper la réaction des uns et des autres, de se préparer au probable déferlement qui allait suivre. Elle savait que cela serait la goutte d’eau qui ferait déborder le trop-plein d’inattendu.
- Le prince Lars et moi-même avons finalement décidé, d’un commun accord, de nous fiancer, comme cela était convenu avec le royaume d’Heimdall. Je partirai donc d’Hymir dans quelques semaines afin d’assumer mes fonctions de future reine consort après notre mariage.
Ariana, après quelques secondes en apnée, se leva brutalement.
- Veuillez sortir s’il vous plaît, ordonna-t-elle à l’assemblée encore sous le choc.
Lars fit mine de se lever aussi, mais Adelle, d’un geste de la main, l’invita à ne pas bouger, ce qui ajouta à la contrariété de la Reine déjà à bout.
- À quoi joues-tu, Adelle ?
- Si ton époux reste, le mien aussi, rétorqua la princesse.
- Il est le Roi, et vous n’êtes pas encore mariés.
- Peu importe. Viens-en au fait, Ariana. Je t’écoute.
- Je ne sais même pas par quoi commencer tant les mots se bousculent sous ma langue. Je ne peux pas croire que tu aies pris une décision aussi radicale et ridicule de libérer les esprits, de nous priver d’un avantage aussi capital, de mettre fin à nos traditions sans scrupules aucun, et, pour couronner le tout, après m’avoir offensée et défiée des mois durant, oser accepter d’épouser un fiancé que tu as tant rejeté, comme si cet acte était un honneur que tu nous faisais.
- Tout cela est pourtant vrai. Et il n’y a rien que tu ne puisses empêcher.
- Tu n’es qu’une ingrate. Tu vas partir vers une nouvelle vie en me laissant avec le chaos.
- La seule chose qui me rende triste, c’est de savoir le royaume entre tes mains, car tu nous as prouvé, depuis ton couronnement, que tu es incapable de le gérer. Pour le reste, ce n’est effectivement plus mon problème. J’estime avoir fait mon devoir, et je pense que de nous deux, c’est bien toi la plus ingrate. Après tout ce que j’ai enduré dans ton ombre, mon rôle de Mystique, tout ce travail, toute cette pression, ton couronnement le jour de mes vingt ans, un mariage arrangé avec un imposteur, et j’en passe…Ce n’est pas toi qui t’es battu dans le château en flammes, ce n’est pas toi qui as fait face à Kerst, qui s’est retrouvée prisonnière d’un lieu sinistre, à la merci d’un esprit. Sais-tu pourquoi nous les avons libérés ? Car cela a été notre porte de salut. Ira a négocié notre vie contre leur liberté, la fin de cet esclavage mis en place par Sélène il y a un millénaire. Quel genre de Mystiques, quel genre de personnes serions-nous si nous étions incapables d’honorer notre parole auprès d’entités naturelles supérieures, divines, qui nous offrent un monde dans lequel vivre ? Tu devrais me remercier, au lieu de me traiter d’ingrate. Sans moi, sans les autres Mystiques, sans Ira, nous serions mortes, et Hymir serait en ruine !
Elle acheva sa phrase par une intonation de voix forte, un cri maîtrisé.
- Je n’ai plus aucun compte à te rendre, continua-t-elle, à ce royaume non plus. Je n’ai plus de rôle à jouer ici, et je n’en ai plus la moindre envie.
- Je t’ordonne de rester à Hymir ! s’époumona Ariana.
- En vertu de quoi ? rétorqua Adelle. Tu tiens à offenser Heimdall toi-même maintenant ? Tu vas me faire enfermer pour que je ne m’envole pas ? Donne-moi une seule raison valable, un seul argument qui vaille la peine d’être entendu, et je reverrai mes positions !
Ariana la fixa, tremblante de colère, la respiration courte de celle qui voudrait hurler sa défaite mais qui n’en a pas le droit.
- Et père ? lâcha-t-elle enfin, est-il au courant ?
- Non, concéda Adelle, nous avons pris notre décision dans la nuit, par conséquent, nous n’avons pas eu le temps de l’en tenir informé.
- Dans la nuit ? s’étrangla la Reine.
Adelle ne releva pas. Il n’y avait rien à ajouter sur ce point.
- Quand bien même, si tu n’as pas le pouvoir de me retenir, lui non plus.
- Tu fais erreur, il peut refuser ce mariage en sa qualité de père !
- Peu importe.
- Tu te perds totalement, ma pauvre fille.
- Au contraire, répliqua Adelle emplie d’une détermination sans vice, je me trouve enfin. Je suis libérée de toutes mes entraves, ma vie m’appartient, elle s’ouvre grande devant moi. Je ne commettrai pas l’erreur de passer à côté. Peut-être ne trouverais-je pas à Heimdall la vie dont je rêve, eh bien, tant pis, je m’en inventerai une nouvelle. Après ce que nous avons traversé, je n’ai plus peur de rien, surtout pas de lois humaines absurdes.
Ariana la regardait toujours droit dans les yeux, de ses prunelles bleu ciel qui pourfendait la distance entre elle et Adelle. La princesse savait que c’était gagné d’avance, car il n’existait aucune autre alternative à ses yeux. La Reine soupira pour évacuer sa fureur, adressa un regard dépité à son époux, puis reposa ses yeux sur Adelle.
- Soit. Puisque je n’ai pas le choix, je te donne ma bénédiction. J’affecterai une troupe pour vous accompagner jusqu’à Heimdall.
- Je te remercie.
- Non, surtout pas, expulsa la Reine.
Elle tourna les talons et sortit de la bibliothèque, passant devant les autres qui attendaient que l’orage se termine, n’ayant pas perdu une miette de la conversation houleuse. Adelle leur fit signe de revenir, ils se rassirent. Elle hocha la tête pour leur faire comprendre que tout était réglé.
- Bien, dit Myhrru, étant donné le bazar dans la hiérarchie de la Garde, je profite de la confusion pour t’informer que je vais te suivre à Heimdall. Peu importe qu’ils m’aient dégradée, je suis et je resterai affectée à ta protection jusqu’à ma mort. Serment de chevaleresse. Et surtout, tu es mon amie. Je ne peux imaginer te perdre ainsi.
- Ton amitié m’honore, Myhrru.
Elle balaya du regard la petite assemblée, un léger sourire sur ses lèvres fines.
- Et vous, qu’allez-vous faire à présent ?