Le lendemain, les femmes n’osèrent rien dire mais leurs regards vers Aélya et le roi démontrèrent leur intense gêne. Chris nourrit de nouveau Aélya lui-même pour le petit-déjeuner. Puis, il se leva et annonça :
- Je crois que je vais suivre ton conseil. Je vais aller sur Terre. Tu as raison. Ma place est là-bas.
Ce fut à ce moment seulement qu’elle se rendit compte de ce que cela impliquait. Il allait partir, la laissant seule ici. Il l’abandonnait. Son cœur explosa de tristesse.
- Aélya ! lança-t-il, sentant son désespoir. Je passerai au palais de temps en temps. Je viendrai te voir à chaque fois.
Aélya ne put empêcher les larmes de couler. Chris fronça les sourcils et sortit son téléphone portable de sa poche.
- Je t’écoute, Baptiste.
Aélya n’entendait pas les propos du maître des fermes à l’autre bout de la ligne.
- Tu permets qu’elle sorte des fermes ? s’exclama Chris, visiblement ahuri, en dévisageant Aélya.
- Ben là, c’est prouvé ! s’exclama Jasmine. Saule avait raison. Tu dois sacrément bien sucer !
- Ferme-la ! s’exclama Danaïs, outrée.
Chris raccrocha puis considéra Aélya devant lui, animal fragile attendant la décision de son maître. Allait-il l’abandonner ici ou l’emmener avec lui ?
Aélya ne supplia pas. C’était inutile. Le roi ferait ce qu’il voudrait. Il n’y avait rien à dire. Cela se passait de commentaire. Aélya l’aimait. Ils semblaient être deux âmes sœur se retrouvant après des années de perdition.
Sauf qu’Aélya en était totalement consciente : ça n’était pas la première fois que Chris vivait cela. Des amours, il en avait connu, beaucoup, et même un pire que ça lors de son sine condicione. Elle n’était rien, pas même un être humain, juste de la nourriture, créée pour servir.
Il ne lui devait rien. Il pouvait tout aussi bien la laisser là, se satisfaisant de venir la voir de temps à autre, se faisant livrer les précieuses poches de sang.
Aélya accepterait sa décision. S’il partait, elle ne se révolterait pas. Elle attendrait son bon vouloir. Il fit un pas vers elle, lui souleva tendrement le menton avant de lancer un « Allez, viens » qui fit bondir son cœur de joie.
- Putain mais elle va sortir des fermes ! s’exclama Jasmine.
Les femmes les regardèrent en tremblant sortir, la main dans la main, Aélya sautillant de joie, n’en revenant clairement pas.
Une navette attendait sur la place centrale. Aélya et Chris grimpèrent à l’intérieur pour rejoindre le cockpit. Chris prit place sur le siège du pilote et Aélya s’assit sur celui du copilote. La rampe d’accès se ferma.
- Aélya ? dit une voix depuis les hauts parleurs.
- Oui, Baptiste ?
- Pour information, mon frère a horreur de piloter.
Aélya se tourna vers le roi et lança :
- Vous souhaitez que je prenne les commandes ?
- Parce que tu sais piloter ?
- Oui, Majesté.
Chris se leva et lui désigna son siège en riant, apparemment désabusé.
- Elle est belle, son sang est un régal et elle sait piloter, dit Chris en s’asseyant. Mais dis-moi, Baptiste, tu ne l’aurais pas créée spécialement pour moi, par hasard ?
- Même pas, se défendit Baptiste. Pure coïncidence. Il n’y avait rien de prémédité.
- Aélya à contrôle. Demande d’autorisation de décollage.
- Contrôle à Aélya. Tu peux décoller et rejoindre l’espace.
- Aélya à contrôle. Bien reçu.
Aélya tira doucement les commandes et la navette réagit à la perfection, s’élevant en souplesse.
- Tu pilotes bien en plus, la félicita Chris.
Aélya en rougit de fierté.
- Trois cents heures sur simulateur, Majesté.
- Simulateur ? répéta Chris soudain moins confiant. Et combien en réel ?
- Je ne sais pas. Contrôle ? Seriez-vous capable d’estimer mon temps de vol réel ?
- Trente-sept minutes, répondit la voix désincarnée.
- Trente-sept minutes, répéta Chris en avalant difficilement sa salive.
- C’est mon troisième vol réel, annonça Aélya.
Chris fronça les sourcils et se montra très attentif aux mouvements de la pilote novice.
- Aélya ? Regarde l’écran principal, ordonna la voix de Baptiste une fois la navette dans le vide stellaire.
Une série d’instructions s’y inscrivit. Aélya les déchiffra sans la moindre difficulté.
- Tu sais ce que tu viens de lire, n’est-ce pas ? demanda Baptiste.
- Oui, monsieur, répondit humblement Aélya.
- Tu ne nous trahiras pas ?
- Non, monsieur, assura Aélya.
- Tu as l’autorisation d’enclencher la séquence.
Aélya ouvrit le tube et la navette plongea. Quelques instants plus tard, la face cachée de la lune apparaissait et derrière elle, la Terre. Aélya serra la mâchoire. Chris ne la lâchait pas des yeux, guettant sa réaction.
Elle resta stoïque et concentrée sur son pilotage. Elle ne voulait pas s’enfuir. Elle voulait passer le reste de sa vie près du roi, à dévorer son corps, à profiter de lui, à respirer son odeur, à goûter sa peau, à caresser son torse, à l’accueillir en elle, quitte à devoir, de temps à autre, voir son cou transpercé de deux aiguilles de feu. Elle acceptait l’échange. Elle le désirait tellement ! Et puis, de toute manière, il recevrait son sang, d’une manière ou d’une autre. Les éleveurs avaient toujours ce qu’ils voulaient. Autant profiter des bons côtés !
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Aélya posa la navette à l’endroit indiqué puis se rendit dans le salon principal aux côtés du roi. Il se tourna vers elle.
- Règles de vie, annonça-t-il. Tu vas voir, ce n’est pas compliqué. Sais-tu estimer une distance de dix mètres ?
- Oui, Majesté, répondit Aélya. C’est plus grand que cette salle, mais pas beaucoup.
Il acquiesça, satisfait.
- C’est la distance maximale qu’il doit toujours y avoir entre toi et moi. Tu peux faire ce que tu veux dans cette limite. Tu peux parler, boire, manger, baiser, chanter, dormir, chier, regarder la télé, lire, bref, tout ce que tu veux…
- Tant que je reste à moins de dix mètres de vous.
- Exactement. Je serai occupé sur Terre. Je ne pourrai donc pas m’occuper tout le temps de toi. C’est à toi d’être attentive pour me suivre. Je ne chercherai pas à te semer mais mon attention ne sera pas non plus tout le temps tournée vers toi.
- Je comprends, Majesté.
- Je n’aime pas la technologie. Je préfère user de mes bras mais si je te plaque au sol en pleine rue, les passants risquent d’appeler la police, ça m’oblige à les charmer ou à les corrompre pour qu’ils me foutent la paix. Je perds du temps. Ça m’ennuie. De ce fait, ce sont les entraves qui te rappelleront à l’ordre en cas d’éloignement. Ainsi, c’est invisible et personne ne viendra nous faire perdre du temps en cherchant à t’aider alors que c’est inutile.
Aélya grimaça. Elle ne tenait pas du tout à connaître cette douleur. Elle resterait sagement à la bonne distance.
- Retire ta tunique.
Aélya défit les nœuds et le morceau de tissu tomba au sol. Chris se saisit d’un vêtement sombre et le lui tendit.
- Tu vas… Oh putain, je ne peux pas !
Il laissa tomber l’habit au sol et se jeta sur elle pour la baiser sauvagement. Aélya en ronronna de plaisir.
- Tu es bien trop irrésistible ma belle.
Elle gloussa de joie.
- Habille-toi, sinon, je vais passer ma journée à te baiser or des gens m’attendent.
Aélya passa la robe. Elle n’avait jamais rien mis d’autre que sa tunique, unique vêtement identique à toutes les femmes des fermes. Elle se sentit mal à l’aise dans ces atours si différents. Il lui tendit une paire de chaussures. Aélya n’en avait jamais porté de sa vie.
- Tu attirerais trop l’attention sans, précisa Chris. De plus, le sol sur Terre est dangereux : des aiguilles, des morceaux de verre, des bouts de plastique, des tâches d’essence. Tu serais abîmée. Il faut prendre soin de toi.
Aélya acquiesça en mettant les ballerines légères.
- Deuxième règle de vie : tu es invisible. Ce vêtement t’enlaidit énormément. C’est volontaire.
- Pour que vous n’ayez pas envie de me baiser en permanence ? proposa Aélya amusée.
- Oui mais aussi pour que personne ne s’intéresse à toi. Pas de coiffure, pas de maquillage, un vêtement sobre. Ton attitude doit correspondre. Tu ne cherches pas à attirer l’attention. Tu es discrète et silencieuse.
Aélya hocha la tête. Elle comprenait mieux ce qui était attendu d’elle.
- À partir de maintenant, tu es mon assistante et tu te tais.
Aélya pencha la tête puis supposa :
- Parce que vous ne voulez pas que les terriens entendent la langue des fermes, c’est ça ?
Chris hocha la tête en souriant, ravi de la perspicacité sa nouvelle assistante.
- Je parle toutes les langues de la Terre, annonça Aélya.
- Quoi ?
- Je les parle toutes. Il vous suffit de m’indiquer dans quel langage vous souhaitez que je m’exprime et je le fais.
- Comment peux-tu savoir ça ?
- Je m’ennuyais vraiment beaucoup dans les fermes, annonça Aélya.
- Exprime-toi dans la langue principale du pays où nous nous trouvons, ordonna Chris.
- Bien, Majesté, répondit Aélya en anglais avec un léger accent américain.
- Pas Majesté, répondit-il dans la même langue. Chris ou monsieur, selon ta préférence. Les deux me conviennent. Personne ne connaît mon titre, là, dehors et je souhaite contrôler les gens qui savent.
- D’accord, Chris, dit-elle, ravie.
- Tiens, dit-il en lui tendant un sac à main. Dedans, tu trouveras un téléphone portable, quelques dollars et une carte bleue. Le téléphone te proposera le même contenu que ta tablette mais son apparence se fondra dans le décor, contrairement à ta tablette qui était technologiquement très au-delà.
Aélya hocha la tête.
- Troisième règle de vie : tu prends soin de toi. Ton rôle est de tout faire pour m’être disponible. Tu dois boire, manger, dormir et éviter des blessures, même si quelques unes seront probablement inévitables. Je ne pourrai pas sans cesse te protéger. Ce sera à toi de te défendre contre les badauds du quotidien. J’interviendrai seulement si l’agression est importante, ce qui ne se produira pas puisque tu seras invisible.
Aélya sourit. Elle se sentait un peu nerveuse mais l’idée de se retrouver ainsi dehors la remplissait d’adrénaline.
- Il te sera impossible de trouver de la nourriture de bonne qualité, prévint Chris. Il y aura toujours des pesticides, des engrais, des colorants artificiels et tous ces trucs. De ce fait, ne regarde pas trop le contenu et fais-toi plaisir. Par contre, je vais te mettre un respirateur tout droit en provenance des laboratoires de Baptiste. Cela te permettra de ne pas respirer de polluants.
Il se plaça dans son dos et la prit à la gorge.
- Il paraît que ça va faire mal, prévint-il. Respire profondément puis bloque ta respiration.
Quelque chose de froid et de piquant entra dans sa narine gauche pour remonter ses sinus avant de descendre le long de sa gorge pour se bloquer dans sa trachée. Aélya tenta d’avaler de l’air mais sa respiration était stoppée.
- Calme-toi. Il se met en place. Il va te rendre ta capacité respiratoire.
Cela brûlait et transperçait ses chairs. Aélya voulut hurler mais privée d’air, plus rien ne sortait.
- Chut… dit Chris en la caressant alors qu’à quatre pattes, elle cherchait de l’air qui ne parvenait plus à ses poumons.
Enfin, l’air revint et elle inspira plusieurs fois fortement, le corps tremblant.
- Ah ! cria-t-elle, les mains sur le sternum.
- Tu t’en remettras vite. Ton métabolisme est rapide. Un humain classique souffre pendant un bon mois. Toi, dans deux jours, il n’y paraîtra plus. L’air pur et frais est à ce prix.
Aélya se releva en grimaçant et en gémissant. Chaque respiration ravivait la douleur.
- On peut sortir maintenant.
Aélya le suivit dehors. La navette disparut, devenant invisible, laissant l’illusion d’un parking abandonné vide. Une Chevrolet bleu métallisé attendait là.
- Tu sais conduire ? demanda Chris.
- En théorie, dit Aélya.
Elle attrapa les clés qu’il venait de lui lancer.
- En selle ! ordonna-t-il.
Aélya observa les clés en gémissant. Autant elle était sûre d’elle sur une navette spatiale, autant la voiture était une toute autre affaire. Elle s’installa derrière le volant à côté d’un Chris hilare.
- Démarre ! Tu vas très bien t’en sortir !
- Je ne suis pas aussi confiante que vous, dit Aélya en appuyant sur le bouton.
La Chevrolet démarra dans la seconde. Boite manuelle. « Hé merde !», pensa Aélya.
- Elle a l’air normale en apparence mais elle ne l’est pas, prévint Chris. C’est une électrique sans besoin de rechargement et avec un couple aussi puissant qu’une essence.
Aélya sourit. Un délinquant n’avait pas intérêt à s’intéresser à cette voiture.
- Méfie-toi ! Elle a du caractère. À toi de la dompter.
Aélya mit sa ceinture – ce que Chris, affalé dans le fauteuil confortable, ne fit pas – et enclencha la première, débrailla et la voiture cala.
- T’es meilleure en pilotage spatiale, fit-il remarquer en riant.
Aélya ne se laissa pas démonter. Elle redémarra et cette fois, la Chevrolet bondit… un peu plus vite que prévu mais au moins était-elle partie. Le pare-brise en réalité augmentée lui indiquait la route à suivre tout en faisant ressortir les panneaux, les dangers ou les obstacles.
- Elle peut conduire en automatique, précisa Chris, mais te voir galérer me fait trop plaisir.
- Trop aimable, monsieur, répondit Aélya en ratant pour la troisième fois un passage de vitesse.
Aélya ralentit en entrant en ville. Il y avait du monde, beaucoup de monde, vraiment beaucoup de monde. Naturellement, Aélya le savait mais le lire ou le vivre étaient deux choses très différentes.
- Pourquoi autant de gens portent-ils des masques ? interrogea Aélya.
- À cause d’une pandémie d’une maladie nommée Covid 19. Tiens, t’as pas lu ça, dans ta tablette ?
- Euh… non… C’est dangereux ?
- Tu n’es pas humaine, rappela Chris. Tu ne risques rien.
Aélya accepta la réponse. Elle ferait ses propres recherches de son côté. Elle se gara devant l’hôtel désigné et Chris sortit. Aélya resta figée sur son siège, les mains sur le volant, le souffle court. Chris ouvrit la portière de son côté et s’accroupit près d’elle.
- Tu sais, dix mètres, c’est un maximum. Tu peux aussi me coller. Viens !
- Il y a tellement de monde ! bredouilla Aélya, terrifiée.
Elle n’avait jamais vu plus d’une trentaine de personnes au même endroit et seulement des femmes appartenant à un même village. N’étant jamais allée au marché, elle n’avait jamais connu de foule. En plein New York, au milieu des grattes-ciels, elle se sentait mal.
- Regarde-moi. Viens, dit-il.
Sa main dans la sienne, Aélya posa le pied sur le bitume et rejoignit le trottoir.
- Donne les clés au portier, dit-il.
- Des bagages, monsieur ? demanda un homme et Aélya fit un pas brusque de côté.
Chris l’attrapa pour la serrer contre lui avec tendresse.
- Calme-toi, ma belle. Ça va aller.
Puis il lança :
- Non. J’ai rendez-vous dans le salon jaune. Menez-y moi.
- Bien sûr, monsieur.
Personne n’avait bronché. Les réactions d’Aélya passaient complètement inaperçues. Tout le monde se fichait de cette jeune femme terrifiée. Les new-yorkais avaient appris à fermer les yeux.
Dans l’hôtel, Aélya se sentit un peu mieux. Chris put la lâcher et elle suivit quelques pas en arrière, buvant le monde tel un enfant au milieu d’une fête foraine. Tout était différent, nouveau, incroyable, laid, beau, brillant, sale, doux, propre, rugueux, silencieux, bruyant, vide, animé, calme, plein, la succession chaotique lui donna le tournis. Un avertissement dans son dos lui rappela de suivre Chris et elle le rattrapa alors qu’il disparaissait derrière une porte.
Elle entra dans le salon jaune et se plaça silencieusement en retrait afin de ne pas déranger les échanges en cours. Des hommes discutaient tout en jouant au poker. Chris s’installa. Les hommes le dévisagèrent. Les parties s’enchaînèrent. Chris fit souvent exprès de perdre afin de se mettre au niveau des autres joueurs. La partie se retrouva équilibrée. Aélya observa et apprit. Elle voulait tout comprendre afin de le servir au mieux. Quitte à être désignée comme son assistante, autant l’être vraiment !