Mes dents grincent tandis que Vincent serre un peu plus un bandage sur les plais à vif de mes poignets. Par l’amplification des séances chez Assic, la morsure des sangles n’en est que plus douloureuse. Je suis épuisée. Toujours plus épuisée. Stephen n’a pas tenu sa promesse et les quatre jours annoncés se sont transformés en semaine. Il ne vient plus et à l’exception de brefs regards quand il surveille les tests, nous n’avons plus rien échangé. Avec des gestes délicats, Vincent s’occupe désormais de mes chevilles qui ne valent guère mieux que mes poignets. Après avoir terminé ses soins, mon ami se redresse quelque peu.
- Des nouvelles de ton capitaine ?
Je secoue la tête par la négation.
- Je vois. Je suis désolé, Elena.
- Inutile de t’excuser. Au fond, c’est toi qui avais raison. Comme toujours.
- Tu te trompes. J’aurais voulu avoir tort. Que comptes-tu faire ? L’attendre encore ?
- Je n’ai jamais été très patiente et puis il m’avait promis. Si au moins, il m’avait expliqué les motifs, j’aurais compris, mais ici rien. Il m’ignore. Enfin, oublie-on le. J’ai déjà perdu assez de temps avec lui.
À l’instant où je prononce cette phrase, la porte de ma cellule s’ouvre et Stephen entre avant de refermer aussitôt. L’action s’est passée si vite que Vincent et moi n’avons même pas eu le loisir de nous inquiéter. C’est hagards que nous fixons le nouveau venu.
- On va dire que je mérite vos reproches, Elena, mais j’aurais tout de même espéré un peu plus de confiance de votre part. Ce que vous me demandez n’est pas une simple balade en forêt. Au fait, bonjour, Docteur. Content de voir que nous avons un allié supplémentaire dans cette fuite suicidaire.
Vincent est le plus rapide à réagir de nous deux. L’instant d’après, il le menace d’une seringue.
- Charmant, déclare le capitaine sans être inquiet le moins du monde. Si vous croyez que je vais vous dénoncer, détendez-vous. Je suis de votre côté.
- Donnez-moi une preuve que c'est vrai !
Je me suis levée et écarte vivement Vincent avant qu’il ne commette une erreur.
- Arrête ! Tu penses réellement que c’est le moment !
- Il sait !
- Et tu imagines que l’éliminer réglera tous nos problèmes ? Dans les deux cas, nous sommes perdants !
Mon ami abaisse son arme tout en continuant à toiser Stephen de son expression hargneuse. Je reviens au soldat.
- Que fais-tu là ?
- Je venais chercher votre voisine pour Assic quand j’ai entendu votre discussion. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même.
Vincent et moi échangeons un regard. Il a raison. Nous avons manqué de vigilance. J’ouvre la bouche pour poursuivre. Une nouvelle fois, le capitaine prend les devants.
- Écoutez, Elena. Je ne peux pas m’attarder. Une absence trop longue de ma part serait suspecte. Je tenais juste à rectifier quelque chose. Je ne vous ai pas oublié, mais mes investigations ont été plus compliquées que prévu. Je vous demande pardon.
- Un signe aurait suffi.
- Un signe aurait pu causer notre perte. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre la prudence.
- Tu avais promis ! Quatre jours, pas un de plus !
- Des désagréments qui m’ont forcé à revenir sur ma parole et croyez-moi, j’en suis le premier navré.
Il ne me laisse rien riposter et se tourne vers Vincent.
- Et pour vous, docteur, pour vous prouver ma bonne foi, je vous propose que nous nous retrouvions à l’extérieur de la section pour mettre nos informations en commun et imaginer un plan de fuite un peu plus solide que ce que j’ai pu faire jusqu’à présent.
- Ce soir après votre service dans mon cabinet à l’hôpital médical.
- Très bien. Dans ce cas, je vous laisse.
Et sans aucun regard en arrière, il disparait comme il est arrivé. Nous restons silencieux le temps que Rose est amenée. Mes poings se serrent et c’est mentalement que j’envoie mon soutien à ma sœur de calvaire. C’est Vincent qui se reprend le plus vite de nous deux en poussant un juron retentissant. Pour ma part, je me contente de m’asseoir sur mon matelas.
- Je vais les suivre.
Le ricanement qui traverse mes lèvres le fait se retourner vers moi.
- Parce que tu imagines que c’est la bonne solution ? Réfléchis deux secondes, Vincent. C’est la meilleure manière pour qu'il te chope.
- Et s’il parle ?
- Il ne parlera pas. Laisse-lui une chance de s’expliquer ce soir.
- Comment peux-tu être aussi certaine de sa coopération ? Toi-même avant qu’il ne débarque, tu n’y croyais plus.
- De toute façon, il a désormais toutes les cartes de son côté pour nous dénoncer. Donc soit nous partons maintenant sans Rose et avec le risque que ça se termine comme la dernière fois, soit on patiente en lui faisant confiance.
Nouveau juron. Le silence s’éternise. Mon médecin finit par se diriger vers la sortir avant de se retourner. Sa pâleur me saute aux yeux.
- On va espérer que cette séparation ne soit pas un adieu.
Mon corps réagit de lui-même et l’instant d’après je le sers contre moi.
- Ne dis pas ça. On va y arriver.
Il passe son bras sur mes épaules pour réaffirmer notre étreinte. Ce n’est que quand nous sommes si proches que je remarque les tremblements qui le traversent.
- Ne me juge pas, Elena, mais je suis terrifié. Terrifié de tout perdre à la moindre erreur.
- Moi aussi, avoué-je dans un souffle, avant de m’écarter légèrement. S’il te plait, Vincent. Fais-moi confiance une dernière fois. Écoute ce que Stephen a à te dire.
- Je le ferai. Je te le promets.
Ses lèvres se posent délicatement sur mon front. Loin de me surprendre, par ce geste, je me sens comme protégée. Je croise son regard et nous esquissons un sourire réciproque. Il rompt définitivement le contact entre nous et sans un mot quitte la pièce.
Le couvre-feu est actif depuis un certain temps quand quelqu’un pénètre dans ma cellule. Je reconnais immédiatement Stephen. Comme à son habitude, il me balance ses restes de nourriture dans les mains que je m’empresse de déballer. De nouveau poulet.
- Ça m’avait manqué.
Après l’avoir coupé e, deux, je mords dans ma part de sandwich. Passable, mais je suis bien contente d’avoir de la viande.
- Promis dans peu de temps, vous aurez des repas dignes de ce nom.
Je n’ai jamais été une grande gastronome, mais je m’autorise un instant à saliver. Les biscuits bien sucrés, voilà ce qui me manque le plus. Stephen s’est rapproché pour s’adosser au mur près de mon lit.
- Alors, tu es vraiment dans notre camp ? Vincent n’est pas derrière les barreaux ?
- Vous m’en voulez encore ?
- Difficile de faire confiance quand on a eu ma vie.
- Effectivement et non pour répondre à votre seconde reproche. Le docteur est toujours libre et s’il se fait attraper ce ne sera pas à cause de moi.
- Sans preuve, j’ai bien du mal à y croire.
- Il se doutait que vous alliez vous méfier et m’a demandé de toucher votre front. Selon lui, vous comprendriez.
Je porte mes doigts là où Vincent a posé ses lèvres. Seul, lui et moi pouvons savoir ce que cela signifie vraiment et même sous surveillance jamais il n’aurait donné un détail pareil. Je confirme à Stephen d’un hochement de tête avant de revenir au vif du sujet.
- Votre discussion a été fructueuse ?
- On peut dire ça. Préparez-vous, dans quatre jours si tout se passe bien, vous verrez le ciel.
Ma respiration se bloque. Je n’attendais plus ces mots.
- Si vite ?
Un sourire ironique se dessine sur les lèvres du capitaine.
- Pourquoi ? Vous voulez rester plus longtemps ?
- Hors de question ! C’est juste que c’est la première fois que ça me semble si proche…
Son sourire disparait et son regard s’assombrit quelque peu. Le capitaine s’accroupit et pose sa main sur la mienne. Moite et rugueuse.
- Je vous le promets, Elena. Cette fois-ci, vous pouvez espérer. Vraiment. Ce sera dangereux, mais nous pouvons y arriver.
- Toi qui étais à ce point pessimiste, je m’étonne de ces certitudes.
Il rompt le bref contact que nous avons.
- Les choses ont changé. Nous avons désormais un allié de poids.
- Vincent ? Je reconnais qu’avoir un médecin va nous aider, mais on voit que tu ne l’as jamais vu combattre. C’est désastre, même quand il est au meilleur de sa forme.
Un jour, mon ami est venu me trouver pour apprendre les rudiments du combat au corps à corps. Il m’a fallu une séance pour comprendre que c’était un cas désespéré et comme à l’époque j’avais encore moins de patience j’ai lâché l’affaire. Stephen me fixe surpris et semble vouloir rajouter quelque chose. Il n’en fait finalement rien.
- Un problème ?
- Aucun. Je vous rassure. Je ne comptais pas parier sur ses talents de guerrier. Il nous sera bien mieux utile avec ses propres atouts.
- Quel est le plan ?
- Nous allons partir des idées que nous avions commencé à élaborer pour la première partie. J’amènerai deux collègues vous rendre visite. Nous nous occuperons d’eux pour leur prendre leurs uniformes. Pour vos crânes, nous le noircirons avec du charbon ou d’autres produits. La qualité visuelle des caméras de surveillance permettra de faire le change le peu de temps où vous serez à l’écran.
- Bonne idée, maintenant le plus dur reste à venir. Comment sortir de la section médicale ?
- On ne passera pas par l’entrée principale.
- Comment ça ? C’est pourtant notre seul issu.
- Non. Par où pensez-vous que les cobayes arrivent ? Je n’ai pas encore assisté à un débarquement donc je ne connaissais pas ce chemin, mais le docteur si. Un grand hangar se trouve au fond de la section et l’une des portes donne sur une cour avec une série de véhicules motorisés. On passera par là. J’ai profité avant de venir pour faire un rapide repérage et ça devrait être jouable.
Je me rappelle alors ce hangar où j’ai rencontré Isis et me reproche intérieurement cet oubli. Comment est-ce que j’ai pu manquer une information aussi énorme ?
- Je connais cet endroit. C’est un hangar assez imposant qui donne sur une cour.
Stephen me fixe avec une certaine contrariété.
- Si vous étiez au courant, vous auriez pu m’en dire un mot.
- Je suis désolée. Je n’y suis allée qu’une fois et cela m’était complètement sorti de la tête. Vincent a raison, cet endroit pourrait être notre solution la moins risquée. Si nous agissons rapidement sans croiser de gêneurs potentiels, nous devrions avoir le laps de temps nécessaire pour fuir. Le problème reste la clôture et les gardes.
- Dans le noir, nous pouvons facilement passer inaperçus et pour la clôture, vous vous souvenez de l’explosion des rebelles ?
- Comment l’oublier !
- Cette zone a également été impactée et croyez-moi que les dégâts sont encore visibles.
- C’est étonnant de la part du maréchal.
- Sans doute parce qu’ils font trop confiance au fait que par cet endroit nous ne pouvons entrer dans la base qu’en ouvrant de l’intérieur.
- Il y a probablement une alarme qui va se déclencher si on ouvre la porte.
- Pas si on utilise un badge et je sais où les trouver.
Dis comme ça, cela semble couler de source. Pourtant quelque chose me dérange.
- Quelque chose vous préoccupe, Elena. Cela se voit.
- J’ai l’impression que c’est trop simple.
- Ne vous inquiétez pas pour ce point, cela sera loin d’être le cas. Le personnel médical est constamment présent dans les couloirs et il suffit que l’un d’eux ait un doute pour qu’il nous arrête. Pareil pour les caméras, je veux bien essayer d’endormir mes collègues, mais si quelqu’un les trouve assoupis pendant que nous sommes encore dans la base, nous risquons d’être pris au piège. Et inversement, s’ils nous voient et qu’ils ont le moindre soupçon, ils iront vérifier. Nous avons eu suffisamment de problèmes avec les autres cobayes pour réagir aussitôt.
- Merci pour ce retour à la réalité. Je retire ce que j’ai dit. Toujours aussi pessimiste.
Ses lèvres esquissent pour une fois un vrai sourire avant que Stephen redevienne grave.
- Cette fois-ci je vous préviens. Jusqu’à ce jour, nous n’aurons plus aucun contact. Le docteur se chargera de vous transmettre les informations. D’ici là, tâchez de tenir encore un petit peu.
- Depuis le temps que je suis enfermé, quatre jours c’est un jeu d’enfant.
Il n’y a plus qu’à escompter qu’Assic se tiendra tranquille. N’ayant plus rien à rajouter, Stephen quitte ma cellule et pour la première fois je me mets vraiment à espérer.