Il n'était pas encore venu le voir. Pas depuis son premier réveil.
Il l'avait voulu, pourtant. Mais à chaque fois, il s'était arrêté devant la porte, dans l'infirmerie, cherchant comment introduire la conversation.
« Salut, c’est moi, Jack ! Tu sais, l’amant de ton double qui s’est sacrifié pour te filer des ailes… »
Ou encore :
« Salut, c’est Jack ! On n’a pas couché ensemble, toi et moi, mais puisque tu squattais l’esprit de mon Ianto depuis tout ce temps, tu dois bien te souvenir de moi… »
Non.
Il n’y arriverait pas.
Alors, à la place, il s’était promené. Il avait gravi les collines du Royaume, exploré les salles du Château, flirté avec les elfides, bu des pintes au Café d’En Bas, contemplé l’océan de nuages qui bordait les pentes escarpées du bout du monde…
Dès son arrivée, Beve lui avait demandé où il voulait vivre durant son séjour au Royaume, et il avait opté pour une pension tenue par une vieille femmes aux allures de sorcière (peut-être en était-elle réellement une, au demeurant), sur un pan de montagne qui surplombait la Rivière du Milieu. De la fenêtre de sa chambre, il pouvait contempler les tours du Château accroché à la montagne et les jardins en terrasse qui descendaient jusqu'au cours tranquille de la rivière, au fond de la vallée.
Il s'était aussitôt familiarisé avec les fantaisies du coin : les machines à créer, les cercles de transport, les créatures magiques… Ce n’était pas très différent de toutes les merveilles que lui avait montrées le Docteur, après tout. Il pouvait comprendre pourquoi Ianto, le Ianto qui vivait dans cet univers, s’y sentait à son aise. Et il était persuadé que son Ianto, celui qui s'était sacrifié, aurait adoré ça, lui aussi.
En l'absence de Martha et Mickey, qui, sachant Ianto tiré d'affaire, avaient préféré rentrer dans leur bonne vieille Angleterre, il avait sympathisé avec Malik, Andy, Angie et Soufia qui, devinait-il, avait été autrefois amoureuse de Ianto (mais qui pouvait résister à un Ianto ?) et commençait tout juste à s’en remettre.
Il avait évoqué les grands événements du Vingtième siècle avec Jane et Andy, participé à des réunions de travail en compagnie de Beve et de Kat, et avait échangé avec Mårten quelques anecdotes sur le Docteur.
Il s’était aperçu qu’un certain Alonso Frame, un Gardefé, lui aussi, avait été ami avec Ianto, pendant quelque temps. Il était ensuite parti dans un autre univers, et le groupe ignorait pourquoi les deux hommes s’étaient éloignés l’un de l’autre. Il faudrait qu’il en touche deux mots avec lui, lorsqu’il lui parlerait… S’il arrivait à lui parler un jour.
Il savait qu’il faudrait bien qu’il se lance.
Mais pas tout de suite.
Sortant d'un cercle de transport, Jack descendit le sentier qui menait aux Grands Salons. Ici aussi, l’hiver s'étirait en longueur, gris, froid et poisseux, et les nuages descendaient fréquemment des cimes pour plonger la vallée dans le brouillard. Un temps typiquement anglais…
Une main sur les pans de son col pour se protéger du froid mordant et de la pluie, il hâta le pas pour rentrer dans l'enceinte chauffée et confortable du Château.
Il espérait y rencontrer Andy, dont il appréciait particulièrement la compagnie. Rien de sexuel, bien sûr, même s'il aurait pu être son genre. Andy tenait trop à son petit ami pour batifoler avec un autre (et, il devait bien se l'avouer, Jack n'avait aucune envie de se mesurer aux cent-dix kilos de muscles de Malik). Mais, comme lui (bien qu'un peu plus jeune que lui), Andy était un vieil homme sous ses airs juvéniles, et son optimisme sans faille, sa bonté d'âme et sa générosité n'était pas sans lui rappeler Tosh, en un peu plus affirmé.
Une fois à l'intérieur, il secoua ses chaussures et passa une main dans ses mèches pour les sécher.
— Bonjour, Jack !
Il se retourna pour voir Beve qui marchait à grand pas vers lui, un sourire dévoilant ses dents blanches. Elle avait arrêté de lui donner du « capitaine Harkness » et il commençait tout juste à la trouver réellement sympathique. Un peu trop nerveuse, un peu trop renfermée, mais sincère et désireuse de toujours faire de son mieux. De plus, contrairement à Angie ou à Kat, elle ne l'avait jamais poussé à franchir le seuil de la chambre de Ianto, pas une seule fois, et il lui en savait gré. Il lui retourna son salut et ils cheminèrent côte à côte pour rejoindre les Salons.
— Alors, comment vous vous en sortez, après toutes ces histoires avec les Collectionneurs ? demanda-t-il pour éviter d'aborder le sujet de Ianto.
— Difficilement, répondit Beve. Trois se sont suicidés dès leur capture, dont ce Geoff qui avait monté toute l'affaire. Une capsule de cyanure planquée dans une fausse dent, le coup classique. Les deux derniers, impossible de les faire parler, ils se sont murés dans le silence. Ils savent que nous ne pratiqueront jamais la torture qu'ils ont fait subir aux Gardefés, et ils nous narguent.
— Laissez-moi leur parler. Je ne suis pas aussi clément que vous. Je saurai trouver leur point faible, rétorqua Jack d'une voix sombre, les poings fermés.
Beve le regarda sans ciller.
— Non, Jack, pas tout de suite. Pas tant que nous n'aurons pas épuisé toutes nos solutions.
— Et votre grand méchant ? Ce…Scipio ?
Un soupir, presque désespéré.
— Volatilisé. Encore. Au moins, cette fois-ci, il n’a pas eu le temps d’emporter Ianto avec lui. Sans doute trop occupé à tenter de juguler le sang de sa blessure. Mais si nous étions arrivés cinq minutes avant… Si j'avais vu plus tôt la fiole que vous aviez volée…
— Les regrets ne vous aideront pas à avancer. Vous ne pouvez pas vous en vouloir toute votre vie pour ça.
Jack stoppa soudain, réalisant que cette sentence pouvait s'appliquer à lui. Il se sentait coupable, lui aussi. De s'être accroché à son Ianto. D'avoir souhaité abandonner l'autre. De ne pas savoir s’il était heureux de son réveil ; ni même de son existence.
C'est ce qui rendait cette confrontation si difficile.
C'était pour cela qu'il reculait sans cesse le moment.
Voyant son trouble, Beve s'arrêta pour l'attendre.
— En parlant de ça, dit-elle en fouillant dans le sac qu'elle portait à l'épaule. Je ne savais pas si j'allais vous voir, mais je l'ai prise, au cas où.
Elle chercha un moment, puis poussa un cri de victoire en sortant l'objet de son sac. C'était la petite fiole, presque vide maintenant, mais dont le fond rougeoyait toujours un peu. Le cœur de Jack se serra.
— C'est vous qui l'avez arrachée à Geoff, mais cela appartient à Ianto, et je pense que c'est à vous de le lui rendre, Jack.
Jack acquiesça.
Il était plus que temps qu'il rende visite à Ianto.