CHAPITRE 52
1.
Le Narrows Bridge, qui relie Tacoma à la péninsule de Kitsap où habite Guillain, permet d’enjamber le Puget Sound. Avant lui, le pont suspendu à cet endroit avait été surnommé « Galloping Gertie » car les rafales de vent provoquaient des soubresauts de son tablier, évoquant un cheval en mouvement. Quelques mois après son inauguration en novembre 1940, une tempête l’a brisé. Il s’est tordu de façon spectaculaire, puis ses morceaux, et aussi une voiture dont le conducteur a pu sortir in extremis, ont sombré dans l’eau salée du Sound. Ils y sont toujours.
Il a fallu dix ans pour qu’un nouveau pont, celui sur lequel je roule, soit construit. La guerre avait imposé d’autres priorités. Je savoure le paysage, les eaux profondes cent cinquante mètres plus bas, bordées de forêts de pins.
Dans deux jours, ma longue vie va s’achever. J’ai vécu douze, peut-être treize siècles, je ne vais pas me plaindre !
Je comprends maintenant cet étrange désir qui m’attendait dans la petite maison de Tacoma : écrire ce que je vivais, ce dont je me souvenais. J’avais l’intuition, jamais admise mais toujours présente, que j’entamais ma dernière ligne droite. Je voulais laisser une trace, peut-être… mais surtout m’autoriser cet état des lieux qui a fait émerger tant de souvenirs. Un détail oublié, retrouvé dans l'écriture, me vient à l'esprit : le sourire ravi de Brisart, qui avait transformé son visage, lorsqu’il avait appris que je ne voulais pas me marier.
Ma fin ne va pas être enviable : des douleurs extrêmes et le visage répulsif de Ronan, replet de satisfaction sadique comme dernière image de ce monde, on ne peut pas dire que j’ai hâte. Mais si Guillain veut bien m’aider, mes souffrances seront brèves et j’entrainerai mon tortionnaire avec moi dans le néant. Mettre un terme à sa malfaisance, ce sera mon cadeau de départ au 21eme siècle.
Ce matin, Greg se préparait dans notre chambre, glissant la bague aigue marine sur son majeur et enfilant une chemise bleue parfaitement repassée (Akira, pour qui le repassage est une forme d’art minimaliste, était passé par là), qui mettait en valeur sa peau sombre. Assise en tailleur sur le lit, souriante, j'étais perdue dans le simple plaisir de le contempler. Depuis que la décision s’est imposée à moi dans sa glorieuse simplicité, mes tourments se sont évanouis. Les détails ne sont pas encore tous en place, mais je sais où je vais. Greg a remarqué mon humeur plus légère.
- Nous allons nous en tirer, tu sais ! Nous sommes des guerriers !
Il mime un uppercut dans ma direction, qui se termine en “high five”, nos deux paumes se rencontrent dans le bruit mat d’un applaudissement unique.
Nous en tirer, vraiment ? Quand Akira a suggéré de prendre conseil auprès de nos Familiers, j’ai compris que mon frère ne savait par quel bout prendre ce problème - ces tueurs retranchés dans leur repaire, comment les atteindre ? Sinon en répondant à leur invitation. Ce sera un aller simple.
2.
Quand je l’ai appelé pour demander une nouvelle rencontre, Guillain m’a surpris par son enthousiasme. Quel contraste avec nos précédents contacts. Il a assuré que nous avions encore des choses à nous dire, et, au lieu de suggérer un lieu neutre, m’a dit de venir chez lui - en fait dans la maison de famille de Linda, sa fiancée.
Une longue route étroite, au milieu des arbres de la péninsule, me fait parvenir à une allée privée. Me voici devant une haute grille en fer forgé. Je dois dire mon nom dans un interphone avant que celle-ci ne s’ouvre avec une solennité grinçante.
Je roule plusieurs minutes sur un chemin en gravier avant qu’un petit manoir de pierres rouges, sous un toit d’ardoises, très britannique, n’apparaisse. Une volée de marches mène à la porte d'entrée. Guillain et Linda m’attendent à son pied. Lui m’adresse un large sourire. Elle un regard féroce. Je ne tarde pas à comprendre pourquoi.
- Si vous êtes là pour vous disputer avec votre frère et le frapper à nouveau, ce n’est pas la peine ! lance-t-elle alors que je descends à peine de voiture. Ou alors je reste avec vous pour m’interposer !
- Linda, répondit Guillain avec douceur, je t’ai dit que c’était de ma faute… j’ai provoqué ce… cette bagarre.
- Provoqué ou pas, elle n’avait pas à te bourrer de coups de poings ! C’est ridicule ! Tu étais couvert de bleus l’autre fois ! Vous n’avez plus quatre ans!
Guillain et moi échangeons un sourire. Je lève mes mains vers elle avec un sourire conciliant.
- Linda, je vous promets, il n’y aura pas de pugilat.
Maintenant que je sais qui est son grand-père, je la regarde avec chaleur et curiosité. Mais je ne discerne aucune ressemblance avec Winston, le gentleman discret et courageux, qui cachait avec humour sa peur de se trouver perdu dans un pays occupé par l’ennemi. Le visage volontaire et dépourvu de charme de sa descendante n’est pas très attrayant. Elle porte une tenue campagnarde, des bottes dans lesquelles elle a enfoncé le bas de son pantalon de velours, un chandail sombre. Et, détonnant avec cette tenue sportive - je l’imagine prête à chevaucher - un nœud élaboré de velours rouge retient ses cheveux blonds dans un chignon instable. Ses lèvres sont très fines, à peine visibles, et, comme si elle voulait proclamer qu’elles existent, elle les a soulignées d’un trait épais du même rouge agressif.
Pourquoi Guillain, si épris de la Botticellienne Bibiche, est-il toujours dans sa vie, maintenant qu’il a pu lire le manuscrit de son père ?
Quelques promesses et paroles apaisantes plus tard, mon frère m'entraîne dans une petite maison située à une centaine de mètres de l’habitation principale.
- Mon atelier, dit-il simplement. Edward, le père de Linda, l’a fait construire, c’était son bureau. Mais c’est un peu humide. Il a des rhumatismes… Alors ils ont effectué des travaux dans la maison, maintenant, son bureau est au premier étage avec vue sur le jardin. Il m’a permis d'investir les lieux.
De multiples outils de précision sont rangés et organisés sur des étagères qui couvrent les murs, côtoyant des horloges de tailles diverses. Guillain s'assoit sur le tabouret derrière le plan de travail, comme s’il s'apprêtait à se servir de ses tournevis, tandis que je me perche en face de lui, sur l’accoudoir d’un des larges fauteuils de cuir qui font face à une cheminée, pour le moment hors de fonction.
- Officiellement, je suis passionné d’horlogerie, dit-il avec un sourire. J’ai réparé toutes celles de la famille. C’est très simple, l’horlogerie… et personne ne sait ce que je construis vraiment ici.
Saisie, je répète ses paroles.
- Ce que tu construis…. Tu parles au présent. Tu veux dire que… (je baisse la voix) tu continues de fabriquer des bombes ? Nous ne sommes plus en guerre pourtant.
Il fait un geste fataliste des deux bras.
- Mais la guerre est partout, Max… Tu le sais bien ! Surtout dans ce pays…
- Je ne savais pas que le Pentagone se fournissait auprès de petits artisans dans ton genre…
Guillain rit franchement puis reprend son sérieux.
- Non, je ne fournis pas l'armée américaine.
- Qui fournis-tu ?
Il regarde ses mains, soupire et lève les yeux vers moi.
- Tu t’en doutes bien, non ?
- Tu as fabriqué les bombes qu’ils ont utilisées à Paris, contre moi, et en Ecosse… Tu continues à produire ?
Guillain fait une petite grimace.
- C’est comme ça que je règle ce que je leur dois. Je n’ai pas beaucoup d’argent. Bon, Linda en a, mais je ne me vois pas lui demander de payer mes additions, en tout cas ces additions là…
- Alors, combien de bombes leur dois-tu ?.
- Ça n’a jamais été très clair. Je croyais en avoir terminé… Mais c’est comme s’ils m’avaient intégré à leur équipe, ils me passent commande et ils attendent ma livraison. Ils ne s’en sont pas encore servi, autant que je sache. Ils les revendent sans doute à d’autres… Mais je me sens… pris au piège. La façon dont ils se sont débarrassés de Helmut, c’est aussi un avertissement pour moi. Justement, explique-moi, qu’est-ce qui s’est passé avec lui ?
Je lui raconte le déjeuner partagé. J’enchaine avec la découverte du meurtre, grâce à son message, et ce qui a suivi, jusqu’à l’intrusion de l’agresseur de chats et le message sur les photos.
Il reste silencieux un moment, grave et… je discerne un soupçon de joie, de soulagement dans sa posture. Est-ce mon imagination ?
- Que vas-tu faire ? demande-t-il finalement.
- Je vais y aller, évidemment. Que ferais-tu à ma place ?
- Comme toi. Avec eux, pas d’autre solution. Mais tu vas y rester, tu le sais, n’est-ce pas ?
- Oui. Je voudrais faire un peu plus que ça… Ils ont fait assez de mal au monde, je veux… les emmener avec moi. Ronan en tout cas. Je ne connais pas les autres, maintenant que Bergaud n’est plus là. Si tu m’aides…
Guillain change de posture, soudain en alerte. Il hoche la tête, sort son téléphone portable et va silencieusement jusqu'à une étagère près de la fenêtre. Il le pose sous une large cloche de verre. Puis il revient s'asseoir.
- Ils savent que tu es là, dit-il.
Je suis atterrée.
- Tu les as prévenus ?
Mon amertume est immense et me surprend moi-même. Il m’a trahie avant même que je n’arrive. Comment ai-je pu espérer à ce point qu’il deviendrait mon allié ? N’apprendrai-je donc jamais ? Je vais cesser d’exister après-demain, la réponse s’impose donc d’elle-même : non.
- Je leur ai parlé de ton coup de fil, mais c’est une feinte, assure-t-il. Je suis de ton côté. Je veux les voir disparaître moi aussi. Et je ne veux plus leur fabriquer de moyens de destruction. Mais ils me menacent, moi et aussi Linda. Bon, à mots couverts mais ils sont capables de tout. Après ton appel, j’ai commencé à réfléchir…
Au milieu de l'anxiété intense dans laquelle j’évolue, des images du passé se superposent. Nous voici en pleine guerre. C’est une feinte, dit Pierre Bonnet, en expliquant sa décision de céder aux pressions de la Gestapo qui le presse de devenir un agent double. Nous pourrons leur faire avaler toutes les fausses informations que nous voudrons ! Il était sincère, je crois. Avant de nous dénoncer tous. Je lui jette un regard aigu.
- Ronan connaît l’existence de Marie ?
- Non ! répond aussitôt Guillain. Je n’ai jamais parlé d’elle. Helmut… Bergaud l’a utilisée pour me faire parler pendant la guerre, mais il n’a jamais su qu’elle était Semblable à nous. Donc elle n’est pas sur leur radar. Justement, je veux me débarrasser d’eux avant de la retrouver. Ton projet… ta décision tombe à pic.
Le soulagement s’installe en moi alors que je ne suis encore sûre de rien.
- Tu vas m’aider ?
- Oui, bien sûr. Comme au bon vieux temps.
Vais-je porter sa bombe au cœur de sa cible, comme je l’ai fait plusieurs fois il y a soixante-quinze ans ? “Et que ça saute !” était son commentaire désinvolte contredit par les mille précautions avec lesquelles il me tendait, la sacoche ou il avait installé sa création.
- Mais comment ? Tu les as prévenus. Ils savent…
- Ils ne savent pas tout… Il y aura la bombe officielle… celle qu’ils trouveront facilement… et puis ceci.
Il me tend un petit livre épais à la couverture de cuir, patinée par le temps. “La Sainte Bible”. Je le regarde sans comprendre. Il sourit.
3.
Deux coups à la porte de l’atelier, et Linda apparaît, portant un plateau ouvragé sur lequel tout le nécessaire à un traditionnel thé anglais est posé, théière en argent, tasses, sucrier, et même des petits sandwiches au pain de mie.
- J’ai essayé de t’appeler, dit-elle avec irritation à celui qu’elle appelle Patrick. Tu as éteint ton téléphone ?
Il montre l’appareil sous sa cloche en verre. Elle secoue la tête en levant les yeux au ciel, comme en présence d’une lubie qui l’agace mais ne la surprend plus. Pourquoi, au fait, a-t-il pris cette précaution ? Son téléphone permet-il à nos ennemis de nous écouter ? Je songe à la façon dont celui de Bergaud a sonné juste après sa promesse de répondre à toutes mes questions. Et ils sont venus chez moi… Sommes-nous sur écoute à présent ?
Linda fait le service, et une émotion venue du passé me traverse. je retrouve un reflet du visage de Winston dans son expression concentrée. Quelque chose dans la forme de ses yeux, leur couleur grise… Me voici dans la petite maison que je louais près de Reims. Je travaillais dans la boulangerie du village. La maison appartenait à la famille de Bibiche et comportait une cave large et profonde, destinée à accueillir du vin, et de façon moins prévisible, des aviateurs britanniques. Puisque je parlais anglais, j'étais devenue une des étapes pour les fugitifs, très jeunes, que je nourrissais au mieux, avant qu’ils ne poursuivent leur parcours. Et puis Winston arriva, presque la quarantaine et des cheveux déjà blancs. Je revois sa silhouette dégingandée dans l’escalier qui menait à la cave. Lui est resté près de deux semaines chez moi. Des arrestations avaient désorganisé les réseaux.
- Je me verrais bien finir la guerre ici… dans tes bras… me soufflait-il avant de m’embrasser dans le cou.
Son expression de surprise ravie, lorsque j’avais suggéré d’une simple pression de la main, qu’il passe la nuit avec moi, dans ma petite chambre à l'étage plutôt que son lit de fortune dans la cave, m’avait attendrie. “Jolly good!” avait-il dit, d’une voix un peu étranglée.
Nous vivions dans l’instant, comme tout le monde dans cette guerre où nous pouvions être arrêtés à tout moment. En réponse à mes questions, il m’avait parlé avec une certaine distance, de sa femme et ses deux petits garçons. Je m’attendais à ce que sa réserve un peu guindée nous accompagne sous les couvertures et il m’avait surpris en me couvrant de baisers et en me demandant, dans l'obscurité de la nuit, de le serrer dans mes bras aussi fort que je le pouvais.
Linda me tend l’assiette contenant les sandwichs au concombre. Son expression est réprobatrice. Elle a sans doute apporté ce thé pour s’assurer que nous nous tenions bien.
- Linda… (soudain je ne sais plus par quel nom appeler Guillain et après une hésitation, je poursuis) … mon frère me dit que votre père a écrit un livre ?
Linda change d’expression a l’instant. Son visage rosit et elle regarde son fiancé avec un sourire ravi.
- Oh, tu lui en as parlé ? Oui, sur mon grand-père ! C’est passionnant ! J’avais cinq ans quand il est mort … J’ai peu de souvenirs de lui mais il m’aimait beaucoup, j'étais sa seule petite-fille. Il n’a eu que des fils et des petits-fils, sauf moi ! J’ai toujours cette photo avec moi…
Elle me tend son téléphone sur l’écran duquel se trouve une photo en noir et blanc. Je reconnais la silhouette de Winston, et une enfant blonde dans ses bras.
- Quelle belle photo… dis-je, surprise de l'émotion que je ressens.
Juste avant de disparaître dans l'obscurité, le soir où finalement Guillain et quelques autres sont venus le chercher, Winston m’avait demandé à mi-voix si une grossesse pouvait résulter de nos nuits communes.
- Ne t'inquiète pas, je ne peux pas avoir d’enfant. Aucun risque.
Mais Winston n’avait pas paru soulagé, triste au contraire.
- Tu es sûre ? Je ne pouvais m'empêcher d’imaginer…
Il me parla de la petite fille qui aurait pu naître, et de la façon, après la guerre, dont il aurait participé à son éducation, sa vie.
- Être le père d’une petite Française, de ta fille… ça me plaisait vraiment, dit-il avec un sourire d’excuse.
Une rare occasion de regretter fugitivement de ne pas être féconde - en plein milieu d’une guerre mondiale !
- J’ai une idée ! s’exclame Linda. Venez donc dîner un soir de la semaine prochaine ! Mon père sera là, il pourra répondre à vos questions ! N’est-ce pas, chéri ? Mes parents seront ravis d’enfin rencontrer un membre de ta famille !
Elle regarde son fiancé qui acquiesce à sa suggestion. Elle repart quelques moments plus tard, un grand sourire aux lèvres, le plateau dans ses bras.
- Bien joué ! Elle qui était méfiante, tu l’as conquise avec tes questions sur Winston.
Je ne dis rien. Je viens de réaliser que je ne serai plus de ce monde la semaine prochaine. La fin est proche…
C’est le moment de parler sérieusement de ce qui va suivre.
4.
Le dernier matin de ma vie.
Le réveil n’est pas glorieux. Je me suis assoupie avant l’aube, moi qui avais prévu une nuit blanche et sereine. La réalité m’assaille, et toutes les cellules de mon corps sont en révolte. Disparaître ainsi, c’est impensable ! Je dois parler à Akira, Greg, Milo, trouver une autre solution…
Et puis je reprends mes esprits. Ce sacrifice est la seule voie pour protéger ceux que j’aime, en péril à cause de moi. Et grâce à Guillain, personne ne sera jamais plus exposé à la violence cynique de nos ennemis.
Au moment où nous nous sommes séparés hier, Guillain a paru soudain submergé par l'émotion.
- C’est moi qui devrais… a-t-il commencé, avant de s’interrompre.
Il n’a rien ajouté. Mais ces quelques mots ont permis à un espoir fou de me traverser. Oui, c’est lui qui devrait porter cette bombe a ses destinataires, cette toute petite bombe si puissante, logée à l'intérieur d’une bible vidée de son contenu. Un moment d'héroïsme pour celui qui a toujours habilement évité les conséquences de ses choix. Ce serait une fin de vie superbe, à la hauteur des ambitions du jeune ermite du 16eme siècle.
Je n’y crois pas - le Guillain que je connais ne renoncera pas à ses espoirs de vie commune avec Marie. Mais qui sait ? Un espoir caché se loge quelque part dans mon esprit et refuse toute expulsion.
Je quitte notre lit sans bruit. Greg n’a pas mis son réveil, le vendredi est son jour de congé. Je me douche et m’habille rapidement. Tous ces gestes quotidiens, je les effectue avec affection, une sorte de nostalgie anticipée.
De retour dans la chambre plongée dans l'obscurité, deux tâches précises m’attendent encore. Au moment où j'ouvre le tiroir du petit bureau de Greg, sa voix me parvient.
- Où vas-tu ?
Je me tourne vers lui, il est assis dans notre lit, encore ensommeillé mais conscient. Je m’approche et m’assois près de lui, souriante. Je suis contente d’avoir l’occasion de lui parler une dernière fois.
- Je vais voir Guillain.
- Encore ?
- Oui, il a des choses à me dire sur Aemouna. Il a entendu plus d'informations qu’il ne le pensait. Mais hier, sa fiancée Linda ne nous a pas lâchés, alors on n’a pas pu parler.
- Tu veux que je vienne avec toi ? Je resterai dans la voiture…
Je pose ma main sur son front. Il voudrait se rendormir mais il est prêt à sauter du lit pour m’accompagner.
- Non, il ne vaut mieux pas. Je te raconterai tout.
Greg approuve d’un hochement de tête.
- Quand tu reviendras… on pourrait aller déjeuner quelque part ?
- Bonne idée. Qu’est-ce qui te tente ?
Il hésite, réprime un bâillement.
- Quelque chose de différent… Je ne sais pas.
Je l’embrasse du bout des lèvres.
- Tu as le temps d’y penser. On ira où tu voudras.
Quand il apprendra ma disparition, il se souviendra de ce moment, ou j’ai fait exactement ce qu’il ne supporte pas : lui sourire, le regarder dans les yeux… et lui mentir. Pardon mon chéri.
Je me lève et Greg se laisse retomber sur son oreiller. J’arrange la couverture sur lui, puis, voyant ses yeux fermés, je prends mon trousseau de clef, et comme je l’ai fait dans un passé récent, soustrait la clef de la voiture. Je glisse les autres dans le deuxième tiroir du bureau, avec un papier où je griffonne à la hâte : Evangile de Jean, chapitre 15 verset 13. Et une adresse à Tacoma.
Je referme le tiroir avec douceur. Regard rapide vers l’homme que je ne reverrai pas. Il s’est rendormi.
3.
Les deux autres habitants de la maison sont éveillés et en mode breakfast à l'étage du dessous. A mon arrivée, Akira pose sa mug de café sur la table où Katsumi est installé. Il sourit mais son regard est incisif.
- Où vas-tu, de si bon matin ?
Il n’est pas Brisart, garde ta contenance et ment !
Je reprends l’histoire racontée à Greg et ajoute, pour faire bonne mesure :
- Guillain est allé plusieurs fois dans cette villa, leur repaire, où vivait Bergaud. Je lui poserai des questions, lui demanderai de dessiner un plan. Il faut en finir avec cette menace !
Mon frère hoche la tête gravement. Katsumi lève les yeux en direction de notre chambre.
- Greg dort encore ?
- Oui, il a ouvert un œil quand je me préparais… et l’a vite refermé.
Katsumi sourit, attendri. Je poursuis :
- Il a eu le temps de me dire qu’il voudrait déjeuner quelque part aujourd’hui. Un endroit “différent”… On y va tous ensemble, à mon retour ?
Mon beau-frère me regarde, perplexe.
- Différent comment ?
- Il ne savait pas trop lui-même… Si vous avez des idées à lui proposer…
Je me dirige vers la porte du garage. Akira se place sur mon chemin, se penche vers moi.
- Tu n’es pas en train de mijoter quelque chose, n’est-ce pas ? murmure-t-il à mon oreille.
- Moi ?
Je prends une pose outragée.
- Comme si c’était mon genre…
Akira sourit, bon joueur, en reconnaissant sa phrase lancée lors de notre discussion à mon arrivée au Japon.
- Justement, c’est ton genre, insiste-il.
Je le regarde dans les yeux.
- Quand j’agis seule, c’est que je suis seule, au départ. Cette fois-ci, on bataille tous ensemble. Allez, réfléchissez au restaurant où nous irons. Ce déjeuner stimulera notre créativité.
Je l’embrasse sur la joue, évitant sa bouche parce que Katsumi nous regarde, j’agite la main dans sa direction et je me dirige vers le garage.
Une fois dans la circulation, à ma propre surprise, je dois lutter. Une partie de ma personne est entrée en rébellion contre l’autre et cherche à prendre le pouvoir. Elle veut que je fasse demi-tour ou que je prenne la fuite pour le Canada. J’ai du mal à garder le contrôle de mes mouvements. Je dois évoquer Vilma, Barbara enceinte de Jackson puis George, le frère aîné de Greg, vulnérables et les premières cibles possibles de Ronan, pour retrouver mon unité.
Finalement, je me gare sur la place commerçante indiquée par Guillain, non loin de l’autoroute. L’aire de parking, devant plusieurs restaurants les uns à côté des autres, est presque déserte à cette heure matinale.
Quelques instants plus tard, Guillain se gare près de moi. Je pousse un soupir où le soulagement le dispute à la détresse d’avoir réussi à surmonter mes pulsions de fuite.
Elle n'a pas pris la décision que j'espérais... je l'admire de ouf et la déteste en même temps (je crois que ça prouve que je me suis vraiment attachée à elle puisque je ne peux pas me réjouir qu'elle joue à l'héroïne qui se sacrifie pour tout le monde). En plus je ne peux m'empêcher de craindre que Guillain la lui refasse à l'envers une énième fois!
Mais ce chapitre est très bon, avec les souvenirs de Winston, qui pourtant rappellent le tragique de la situation présente puisqu'elle n'est pas censée pouvoir rencontrer le père de Linda pour parler de lui: j'aime beaucoup que tu aies réussi à garder cet aspect de ton histoire (l'entrelacement du passé et du présent) alors même que l'action se précipite dans le présent: cela montre bien à quel point passé et présent sont unis dans la conscience de Max, même au moment où elle va sûrement mourir.
Je n'arrive pas à savoir si elle va vraiment mourir c'est horrible !!!
Bon courage pour écrire la suite, écrire une fin ne doit pas être facile, tu peux le faire !!
A très bientôt (j'espère!)
Sacré chapitre, où la tension ne cesse de grimper. Il règne une ambiance de fin de roman qui me fait redouter que le sacrifice de Max ait vraiment lieu. Est-ce que tu iras au bout de ça ou bien est-ce qu'un sauvetage de dernière minute va l'épargner ? J'avoue qu'à ce stade j'ai du mal à trancher et ça rend la lecture très intense. Clairement, si le 53 était dispo, je l'aurais tout de suite lu.
La scène où Max quitte Greg endormi, puis celle où elle ment à Akira sont assez déchirantes. On aimerait tellement qu'ils puissent être avec elle pour faire face aux antagonistes.
Je trouve que tu décris assez justement le débat intérieur qui anime Max, ses pensées de survie : Guillain devrait se sacrifier à ma place, je devrais m'enfuir... Ca rend vraiment ça réaliste.
Le choix d'une Bible pour cacher la bombe est assez symbolique, je trouve que ça colle bien à ton histoire et ses thèmes.
Bref, quelle tension, j'attends la suite avec impatience !!
Petite remarque :
"Je referme le tiroir avec douceur. Regard rapide vers l’homme que je ne reverrai pas. Il s’est rendormi." J'aurais bien aimé avoir le sentiment que ressent Max à ce moment précis, où elle voit ou pense voir Greg pour la dernière fois, peut-être la douleur à le quitter ou quelque chose d'autre ?
Un plaisir,
A bientôt !