CHAPITRE 53

CHAPITRE  53 

 

Dead man walking. C’est ainsi qu’on appelle le condamné lorsqu’il se dirige vers son lieu d'exécution.

Après avoir glissé la clef de la voiture sous le tapis de sol, placé mon téléphone dans mon sac à main et mon sac à main dans le coffre, je réalise que je me suis dépouillé de tout ce qui pouvait me permettre d'échapper à ce rendez-vous funeste. Ce matin, sans même y penser, j’ai enfilé un sweatshirt noir et un pantalon sombre - en deuil de ma vie.

Dead woman walking, donc, ou plus exactement, dead woman assise dans la voiture de Guillain, en route vers Gig Harbor.

Mon frère est pâle, il évite mon regard. Nuit tourmentée, lui aussi ?

- Bon, tu vois les deux sacs, sur la banquette arrière ?

Je me tourne. Un sac de sport qui peut contenir, outre les vêtements d’un footballeur américain, le ballon ovale si caractéristique. La bonne taille pour accueillir une bombe telle que celles que j’ai transportées pendant la guerre.

- Ça, c’est le “decoy”, dit Guillain. La bombe apparente, celle qu’ils savent que tu vas amener. Ils la confisqueront, prends un air désemparé… L’autre…

Une bourse en cuir noir, plate, avec des bretelles pour être portée comme un petit sac à dos.

- Il y a juste la Bible dedans. Une bombe plus compacte mais nettement plus puissante.

Il me donne des détails techniques (je ne vais pas les retranscrire, évidemment). Il n’a jamais construit d’explosif aussi destructeur - grâce à un nouvel ingrédient, explique-t-il, récent sur le marché confidentiel des fabricants d'armes.

- La villa sera détruite. Mais pour qu’ils soient pulvérisés, il faut que Ronan et tout autre Semblable soient dans un rayon de dix mètres. A toi d’agir dans ce sens. Tu auras trente minutes avant l’explosion. Je l’amorcerai quand nous arriverons à proximité.

Je hoche la tête, le cœur battant. Guillain s’agite, soudain fébrile.

- C’est important ! S’ils jettent la Bible au loin parce qu’ils se doutent de quelque chose - elle est lourde ! Ou se retirent dans une autre pièce, on risque de les rater. Ils survivront. Et dans ce cas, ils comprendront que je t’ai aidée. Ils se vengeront. Alors, je compte sur toi.

Je tourne lentement la tête dans sa direction. Se rend-il compte de ce qu’il me dit, moi qui vis mes derniers instants ? Pourtant, un sourire me vient. Sans lui, je serais en route pour des heures d’agonie, des jours, qui sait… privée de la consolation de mettre fin à ces existences maudites.

- Ne t'inquiète pas, dis-je doucement. Je ne te laisserai pas tomber.

Un silence inconfortable suit ma réplique, qui souligne par contraste les trahisons successives de mon frère. Ce n'était pas mon intention. Je pars dans une tout autre direction.

- Es-tu toujours le pasteur de cette église de cinglés ?

Guillain émet un petit rire, soulagé du changement de sujet.

- Oh non, ils m’ont viré… après notre venue à Trinity, d’ailleurs. Pauvre Monte… s’il avait su… Montgomery, le fondateur de ce mouvement. Il m’avait choisi peu de temps avant sa mort.

Il me parle de ce Texan millionnaire qui, enfant, avait sauvé sa mère et sa petite sœur.  Des prédateurs étaient venus les attaquer dans leur ranch isolé.

- Il leur a tiré dessus, il n’avait pas huit ans ! Ça l’a marqué, il a eu cette révélation qu’une arme pouvait être un instrument de justice protégeant les plus vulnérables.

- Le sceptre d’acier… dit-je, me souvenant de la littérature vaguement théologique du mouvement.

- Voilà. Mais c’est allé trop long. Les paroissiens sont tellement fascinés par leurs armes, c’est devenu un… une idolâtrie. Je veux dire, ils ont cette toile, qui représente Jésus à genoux devant un autel - il est censé prier son Père, comme dans les Evangiles, mais sur l’autel, il y a aussi des armes et le drapeau américain… Monte espérait que je pourrais diriger l'église dans une direction plus biblique, et aussi attirer de jeunes familles. C’est ce que j’ai essayé de faire, en venant à Trinity. Le pasteur, Rob, m’a impressionné, j'espérais que nous pourrions travailler ensemble. Mais bon… ça s’est terminé autrement.

- Mais attends… c’est à Trinity, ce jour-là, que j’ai vu Bergaud pour la première fois ! Qu’est-ce qu’il faisait là ? Il était des vôtres ?

Guillain secoue la tête en soupirant.

- Non, mais il venait souvent aux services. Il n’était pas apprécié, c’était visible qu’il ne cherchait pas à rencontrer Dieu !

- Qu’est-ce qu’il voulait ?

- Déjà, lui et ses associés cherchaient à me mettre la pression, je leur devais encore de l'argent. Et puis le nombre d’armes dans cette congrégation, ça ne pouvait que les attirer. Tu sais, l’incendie qui a eu lieu, quand nous étions près de Roy ? je les soupçonne de l’avoir allumé. Personne n’est mort mais nous avons perdu pas mal de nos possessions… dont des armes qui appartenaient à la communauté.

Un détail me revient à l'esprit : l’arme du crime contre Jackson venait de chez eux, c’est ce que Tanner nous avait appris. Volée et réutilisée ?

- Ça a contribué à me couler … soupire Guillain. Ils voyaient bien que je connaissais Helmut... enfin, Bergaud. Il s’en vantait souvent. Et je n’arrivais pas à le convaincre de nous laisser tranquille. Au point qu’un service d’ordre s’est mis en place quand on avait un événement à l'extérieur, pour que Bergaud ou d’autres ne viennent pas tout gâcher. A Trinity, il a causé toute cette commotion et essayé de poignarder la pasteure, tu te rends compte ?

-  Non ! Vraiment ? C’est fou, ça…

- Un des membres de notre sécurité, furieux, lui a couru après, il aurait voulu que la police l'arrête. Mais Bergaud a réussi à fuir. Mon licenciement a suivi. Comme si c’était ma faute !

Il pousse un soupir et fait un geste fataliste de la main.

- Mes décisions, comme homme de Dieu, n’ont pas été les meilleures… Je pense encore à la façon dont on s’est séparé, dans la forêt, au Moyen Age. Tu t’en souviens ?

Je souris.

- Oui, c’est amusant comme c’est resté gravé dans ma mémoire !

- J’ai regretté… J’ai tellement regretté ma colère. Le soir même, j'étais devant notre abri, une torche à la main, espérant que la lumière te guiderait… Je pensais que tu reviendrais, tu me demanderais pardon et tout reprendrait comme avant…

Je retiens un éclat de rire. Tout paraît ironique et drôle, si près de mon décès. Mais je ne veux pas vexer Guillain, qui sait s’il serait capable d’appeler Ronan pour lui parler de la Bible. Je dis quand même :

- Donc les regrets ont surgi à l'heure du dîner…

Il se tourne vers moi, un sourire penaud aux lèvres.

- Alors, où étais-tu ? Où es-tu allée après ton départ ?

- Je ne saurais te dire où… J'avançais droit devant moi, suivant le chemin. D’ailleurs, il s’est passé quelque chose d'étrange. Mon cheval, qui était si docile, s’est arrêté brusquement et n’a plus voulu faire un pas. Nous allions descendre une pente douce, un village était au loin… Je ne comprenais pas, mais je me préparais à faire un détour quand ma… ma petite Sainte, tu te souviens d’elle ? Soudain, elle était là, et elle m’a fait des signes enthousiastes - avancer, malgré la peur de ma monture. J’ai attaché le cheval et j’ai suivi Emilie. Et là…

Je m’interromps. Je ne sais quels mots utiliser pour décrire ce qui a suivi, ce moment tellement inattendu et impossible à classer avec d’autres événements de ma vie que je l’ai mis de côté dans mes souvenirs, comme un livre isolé sur une étagère.

- J'avançais sur le chemin et puis - je suis… j’ai senti… toutes ces ondes, ces vibrations entre les arbres, les feuilles, tout ce qui vivait, sur ce chemin… c’était - comme une musique, mais sans aucun bruit. J’ai posé la main sur le tronc d’un arbre, et j’ai senti la réponse de l’arbre, qui accueillait ma caresse… je voyais les petites ondes qui circulaient le long de l'écorce, des vagues lumineuses… les correspondances entre les petits animaux, les insectes, ils se parlent tu sais, ils ont conscience les uns des autres… Cette odeur de fleurs mêlée de terre humide, si délicate et cette brise qui nous touchait tous, dans cette allégresse, le plaisir de la création…

Je réalise soudain que Guillain s’est tourné vers moi et m'écoute intensément. Il a arrêté la voiture sur le bord de la route. Je poursuis :

- En contrebas, j’ai vu une petite femme, une moniale, j’ai reconnu l’habit… elle était assise au pied d’un arbre, en prière, comme si elle dormait. Je me suis agenouillée devant elle, et j’ai attendu. Elle était très âgée, toute ridée. Elle a ouvert les yeux, tout était redevenu… normal. Elle m’a regardée un moment et m’a demandé ce que je faisais là. J’ai répondu : “ma Mère, j’implore votre bénédiction, je vois bien que vous êtes une Sainte.” Elle a eu l’air surprise. - Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

J’ai fait un geste des deux bras. 

- Ma Mère, le Paradis s’était répandu tout autour de vous.

Elle a souri et m’a dit que c’était la première fois que quelqu’un partageait ce qu’elle appelait une de ses visions. Alors, elle m’a posé des questions et je lui ai raconté comment tu m’avais appris les Écritures et j’ai récité, tu sais ce verset de la Lettre aux Hébreux.

Ideoque et nos tantam habentes impositam nubem testium, deponentes omne pondus, et circumstans nos peccatum, per patientiam curramus ad propositum nobis certamen:

C’est pourquoi, nous aussi qui sommes entourés d’une si grande nuée de témoins, débarrassons-nous de tout fardeau, et du péché …. et courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée.

Je ne sais pas pourquoi, c’est ça qui m’est venu.

- Je venais de te l’apprendre, tu te souviens ? Je récitais et tu répétais après moi. Nous étions en train de finir cette Lettre quand nous nous sommes séparés.

- En tout cas, la vieille nonne m’a dit que j'étais emplie de la Parole de Dieu. C’est ce qui m’avait donné accès à sa vision. Alors j’ai confessé que j’avais tué trois hommes ce jour même. Que je n'étais pas digne.

Je pousse un soupir.

- Elle m’a demandé ce qui s’était passé… Et elle m’a donné l’absolution.

- L’absolution ? Mais seul un prêtre peut…

Il s’interrompt, prenant conscience que son objection n’est guère pertinente aujourd’hui. Il reprend sombrement notre route et se gare sur un petit parking près d’une banque. Là, il amorce les deux bombes, repoussant sèchement ma main quand je m'apprête à l’assister pour celle qui m’est familière.

- Une heure pour celle-là, dit-il, ils savent la rendre inactive, l’important est qu’ils voient que c’est ainsi que tu pensais te débarrasser d’eux. L’autre, trente minutes, comme je te le disais.

Nous sommes proches de notre destination. Dans la voiture, avant de nous mettre en route pour la fin de notre parcours, Guillain se tourne vers moi.

- Pourquoi ne m’as-tu jamais raconté cette vision ? Tu sais mieux que personne à quel point les témoignages de la présence de Dieu sur terre sont importants pour moi !

Confuse, je ne sais que répondre, sinon un piteux “je ne sais pas…” Il s’indigne soudain.

- Tu as fait exprès de te taire ! Tu avais plein d’occasions, ne serait-ce que pendant la dernière guerre, nous étions ensemble tous les jours ou presque! Tu m’as laisse mijoter dans mes tourments… ça a dû te faire bien plaisir !

Il remet le contact et nous roulons à nouveau. Je jette un regard vers lui, des plaques rouges sont apparues sur ses joues, son cou. Il fulmine. Ça ne pouvait pas plus mal tomber. Va-t-il nous dénoncer, la bible et moi, pour se venger ? Quelle action inconsidérée risque-t-il de commettre avant que sa colère ne tombe ?

Le chemin est de plus en plus escarpé dans la forêt qui entoure Gig Harbor. Il s'arrête brusquement. Une route, presque un sentier mais suffisamment large pour laisser passer une voiture, est visible.

- C'est là. Leur villa est tout de suite à droite. Ils ont des caméras qui leur permettent de savoir qui approche. Je ne peux pas aller plus loin.

Nous sortons de la voiture et il m’aide à placer la bourse sur mon dos. Je me vois un instant comme un personnage de bande dessinée, tombant à la renverse à cause du poids soudain sur mes épaules.

- Une demi-heure, me rappelle-t-il. Ils doivent être dans un rayon de dix mètres. Un choc peut provoquer l’explosion prématurément. C’est un prototype, ceci dit. Un choc risque aussi de désamorcer le processus. Mais c’est peu probable.

J’en ai le souffle coupé. Si j'étais la bombe en question, sous le choc de cette révélation, j’exploserais aussitôt. Je reprends mes esprits, et alors que j’ouvre la bouche pour poser une question, il s’engouffre dans le véhicule et démarre sans attendre.

Voilà, je ne le reverrai pas. C’est donc ainsi que notre relation va se terminer : sa voiture qui disparaît dans le lointain.

 

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Edouard PArle
Posté le 06/02/2024
Coucou Annececile !
Roooh tu nous laisses encore mariner dans le suspense. J'avoue que je m'en doutais un peu au vu de la taille du chapitre mais j'ai trop hâte de connaître le dénouement ! C'est le jeu de nous faire patienter encore un peu^^
Guillain est fidèle à lui-même jusqu'au bout... C'est un peu frustrant de ne pas voir de véritable évolution, dans un sens ou un autre, pour ce personnage. Après je m'avance un peu, peut-être qu'il ne s'agit pas véritablement de sa dernière scène. Même si la vision de la voiture qui s'éloigne conclut très bien son départ.
Sinon, je trouve que tu arrives à bien faire monter le "blues" (je sais pas trop comment définir son état d'esprit) de Max qui fit ses derniers instants. ça aide à la montée de tension globale et ça me donne très envie de découvrir ce dernier chapitre...
Mes remarques :
"Mais c’est allé trop long." -> trop loin ?
"Tu m’as laisse mijoter dans mes tourments… ça a dû te faire bien plaisir !" -> laissé
Un plaisir,
A bientôt !
annececile
Posté le 12/02/2024
Merci de ton commentaire qui fait plaisir a lire, et qui m'aide a me concentrer a nouveau! Beaucoup de boulot et de choses difficiles IRL en ce moment.
Oui, Guillain est un personnage imprevisible, et en meme temps, je n'arrive pas a le voir de facon completement negative. Max est consciente qu'il lui a rendu des services precieux, quand elle etait blessee au Moyen Age, et dans le present avec ses bombes... Ce n'est pas desinteresse bien sur.
Merci encore! La suite ne devrait pas tarder.
Aryell84
Posté le 24/01/2024
Aaaaaaaaaaaaaaaah!
J'avoue que j'espérais avoir le dénouement dans ce chapitre, le suspense est insoutenable!!!! Bon j'ai envie de taper Guillain, il est vraiment irrécupérable! La remarque de Max "donc tu as regretté à l'heure du dîner?" était parfaite, il l'avait bien mérité, et sa crise sur "pourquoi tu m'as pas raconté ça???" montre bien à quel point il est complètement autocentré. Mais c'est triste pour Max qui ne peut même pas bénéficier d'un peu de soutien et de réconfort alors qu'elle s'apprête à mourir.....
Hâte de lire la suite!!!
annececile
Posté le 25/01/2024
Merci de ta reaction!!
Oui, en fait j'ai ecrit tout le chapitre, et ca c'etait la premiere partie. Mais comme la suite est completement distincte, j'ai prefere garder l'unite de cette premiere partie et en faire un chapitre.

Et tu as tout a fait raison pour Guillain, il est narcissique et interprete tout ce qui se passe en relation avec lui. Ce n'est pas (completement) le mauvais bougre et Max est reconnaissante de ce qu'il a fait pour elle au cours des siecles...
Je crois aussi qu'il se sent coupable d'avoir essaye de la supprimer, et de la laisser se sacrifier, alors c'est plus facile a vivre s'il est en colere contre elle... Mais tu as raison, Max est d'autant plus isolee de ce fait.
Merci de ta lecture ! La suite ne tardera pas...
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