Chapitre 52 - Annyaëlle

Comme à son habitude, Annyaëlle était plongée dans un livre, totalement absorbée par l’histoire qui y était décrite. Elle avait pris l’habitude de venir feuilleter les sublimes ouvrages de la bibliothèque de Lignis plusieurs fois par semaine et ne s’en lassait pas. Il y avait tellement de choses à apprendre en ce lieu.

Derrière les derniers rayons, l’une des tables d’études débordait de manuscrits de toute sorte, dissimulant à demi l’aspirante penchée sur les pages jaunis. Dans la quiétude du lieu, seuls les archivistes qui la saluaient en silence lorsqu’ils passaient près d’elle la sortaient parfois de sa lecture en la ramenant à la réalité.

De temps à autre, Annyaëlle relevait la tête et observait longuement autour d’elle, appréciant la sérénité qui se dégageait de l’endroit et la douce odeur des vieux livres. Elle aimait attarder son regard sur les archivistes qui gravissaient les immenses échelles de la salle pour trier ou ranger les ouvrages des étagères les plus hautes. Celles-ci encadraient l’espace des tables d’études, noyant joyeusement leurs occupants sous un déluge de livres. Parfois, elle repensait à la bibliothèque royale de Naerys, où elle et Tali avaient passé de longues heures à en parcourir les rayonnages. Cela lui semblait si loin à présent.

Sans un bruit, Annyaëlle referma l’ouvrage qu’elle venait de feuilleter et le rangea de côté. Elle avait tenté d’en apprendre plus sur les mœurs du Royaume de Piques, mais le livre s’était avéré pompeux et ne lui avait pas appris grand-chose. Heureusement pour elle, les archivistes lui avaient sélectionné une belle pile de manuscrits qui débordaient presque de sa table. Elle se pencha vers eux et énuméra en silence les différents titres qui s’offraient à elle : Au fil des Rois, tome 1 et 2, Chimères du Nord, Cartes du Royaume à travers les siècles, Tactiques du Nord, Orfèvrerie — Les Joyaux de Piques, La Divinité de la Flamme. Elle s’arrêta sur les deux derniers.

Annyaëlle ouvrit le premier et entreprit de le parcourir rapidement. Comme elle s’en doutait, pour en avoir entendu parler par ses professeurs de nombreuses fois, le Royaume de Piques était célèbre pour ses confections de bijoux et d’objets précieux depuis la nuit des temps. De nombreux dessins dignes d’œuvres d’art parsemaient les pages de l’ouvrage, révélant des créations plus merveilleuses les unes que les autres. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa lecture, elle finit par tomber sur toute sorte d’armes somptueuses, ornées de pierres précieuses et de gravures raffinées. D’après l’auteur, ce type d’arme était également considéré comme des bijoux et Annyaëlle en comprenait parfaitement la raison. Fascinée par les créations de Piques, elle mit un long moment à s’arracher à la contemplation des dessins avant de le mettre de côté sans le refermer afin d’y revenir plus tard.

Sans surprise, le second parlait de la Divinité vénérée par tout le Royaume de Piques, la Divinité de la Flamme. On y prônait sa puissance et sa supériorité, comme si les autres ne comptaient pas. Annyaëlle fut stupéfaite de constater que les trois autres Divinités n’étaient quasiment jamais mentionnées, sauf pour signifier leur infériorité face à leur idole. Chaque ligne assombrissait un peu plus le visage de la jeune fille. Elle découvrit que dans le Nord, bien que toléré, aucun lieu de culte n’existait pour ceux qui vénéraient les quatre Divinités, ou même l’une des trois autres. Jugées comme inutiles, elles n’étaient pas autorisées à siéger aux côtés de la Divinité de la Flamme. C’était une aberration pour elle, habituée depuis toujours à la tolérance du Sud.

Consternée par ce qu’elle était en train de lire, Annyaëlle s’apprêtait à refermer l’ouvrage lorsqu’elle tomba sur un passage qui l’intrigua. Celui-ci était un bref chapitre expliquant en quoi le feu était supérieur aux autres éléments. Il parlait de ses avantages, comme le fait de parfois procurer une certaine résistance au froid et au feu, ou la façon dont certains se servaient de leur Affinité pour faire fondre des objets, notamment dans l’orfèvrerie et les forges. Mais ce qui retint le plus son attention était une petite annotation à la fin du passage, invitant le lecteur à en apprendre davantage au sujet de l’élément de l’air à travers un autre livre intitulé Nos Alliés-Ennemis.

Annyaëlle resta perplexe devant le titre de l’ouvrage. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle ramassa La Divinité de la Flamme et le livre qu’elle avait terminé, puis se leva. Elle traversa les allées, perdue dans ses pensées, et rangea le second sans s’en rendre compte avant de partir à la recherche du livre qui piquait sa curiosité. Nos Alliés-Ennemis, cela pouvait-il faire référence aux Guerres d’Affinités de jadis ? Comme tout le monde, elle avait entendu parler de cette période trouble, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que les érudits n’aimaient pas ressasser ce sujet. Les ouvrages les concernant étaient rares ou incomplets, alimentant les rumeurs à foison, prêtant à leurs ancêtres des capacités terrifiantes que presque personne n’avait envie de voir à nouveau. Sauf les membres de l’Église Indicible bien sûr. Cette seule pensée la fit frissonner, elle était heureuse de s’être éloignée d’eux. Dans son souvenir, c’était aussi à cette époque que la Confrérie de la Lune avait vu le jour.

Annyaëlle parcourait distraitement les rayonnages, effleurant du regard les centaines de reliures différentes à la recherche du livre qui l’intéressait. Même si elle ne savait pas exactement de quoi il parlait, elle s’étonnait de voir un texte entier consacré à une autre affinité que le feu, alors que les trois autres éléments étaient totalement ignorés dans la plupart des ouvrages, comme s’ils étaient inoffensifs aux yeux du Royaume de Piques.

Perdue dans ses pensées, Annyaëlle ne remarqua pas tout de suite l’ombre qui s’était faufilée dans son dos. Elle fit volte-face au dernier moment, mue par les réflexes durement acquis lors de ses entraînements, et plaqua aussitôt son agresseur contre le rayon derrière elle. Quelques livres vacillèrent sous le choc, mais aucun ne tomba. Annyaëlle ne mit qu’une seconde à reconnaître le demi-sourire du Duc Erkhän et s’écarta promptement.

— Il est de plus en plus difficile de te surprendre, murmura le jeune homme.

Elle fronça les sourcils, loin de se laisser attendrir par son ton charmeur.

— Tu ne devrais pas faire ça. J’aurais pu te blesser.

— Ça ne m’empêchera pas de recommencer. C’est trop tentant.

Erkhän souriait, l’air ravi. Elle soupira, elle savait qu’il continuerait, peu importe ce qu’elle dise.

— Que fais-tu ici ? demanda-t-elle, un peu radoucie.

Les yeux du Duc brillèrent. Il s’approcha lentement d’elle, tout sourire, et déposa un léger baiser sur ses lèvres.

— J’avais envie de te voir, susurra-t-il.

Annyaëlle sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine et mit un peu de temps à se souvenir de l’endroit où ils se trouvaient.

— On pourrait nous apercevoir !

Elle regarda furtivement de chaque côté des rayons, inquiète, mais ne s’écarta pas pour autant.

— Personne ne peut nous surprendre ici.

Cette fois, il l’attira à lui et passa un bras autour de sa taille. Serrés l’un contre l’autre, ils s’embrassèrent plus longuement, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des jours. Il n’en était rien. Depuis leur retour des Feuilles Pourpres, Erkhän n’était jamais loin d’elle, guettant chaque moment où il pouvait la rejoindre. C’était un miracle qu’il ne la dérange pas pendant ses entraînements. Une étrange alchimie s’était créée entre eux, irrésistible et passionnée, une attraction à laquelle aucun d’eux ne semblait résister.

— Je sais que nous avons décidé d’être discrets, dit-il, mais je n’ai aucune envie de me priver de toi.

Annyaëlle sentit ses joues rosirent et son cœur accélérer encore tandis que ses yeux étaient plongés dans ceux d’Erkhän, dont le gris était devenu plus doux. Elle aimait lorsqu’il la regardait ainsi. Erkhän venait de se mettre à jouer avec une mèche de ses cheveux quand ils attendirent des pas se diriger vers leur allée. Ils s’écartèrent immédiatement, juste au moment où un archiviste surgit à l’entrée du rayon, quelques mètres plus loin.

— Oh ! Monsieur le Duc, s’exclama l’homme en le reconnaissant avant de s’incliner très bas. Est-ce que tout va bien ? Nous avons entendu du bruit.

Annyaëlle jeta furtivement un œil à l’étagère qu’ils avaient bousculé.

— Ce n’est rien, nous avons simplement fait tomber un livre par inadvertance, mentit Erkhän.

L’archiviste avança timidement d’un pas.

— Puis-je vous aider ? Je serais ravi de vous renseigner ou de trouver un livre pour vous, seigneur.

— C’est inutile. À moins que mon amie ait besoin de vous.

Erkhän se tourna vers Annyaëlle en souriant et elle remarqua l’expression béate du pauvre homme derrière lui. Visiblement, il n’avait pas l’habitude de voir son maître se comporter de la sorte, ce n’était pourtant pas si étrange, si ? Elle se rappela soudain de l’exemplaire qu’elle tenait entre ses mains et leva La Divinité de la Flamme pour le lui montrer.

— Je cherche la suite de ce livre, le titre est Nos Alliés-Ennemis. Savez-vous où il se trouve ?

— Oui, bien sûr. Il est juste là. Permettez que je range celui-ci.

L’archiviste s’approcha et récupéra le livre des mains d’Annyaëlle. Elle avait l’impression qu’il tentait de se faire tout petit, recroquevillant ses épaules et se voûtant comme pour disparaître. C’est là qu’elle remarqua que le regard d’Erkhän avait changé. Il n’était plus doux et tendre, mais glacial, comme pour dissuader l’homme de venir trop près d’elle. L’archiviste rejoignit vivement les rayonnages et tendit timidement la main vers une étagère au-dessus de leurs têtes, mais le Duc le devança et attrapa le livre avant lui.

— Merci pour ton aide. Tu peux nous laisser maintenant.

Erkhän ne lui adressa pas le moindre regard. L’archiviste se retourna prestement et s’éloigna sans demander son reste, presque heureux de les laisser. Pendant quelques secondes, Annyaëlle se demanda ce que l’homme avait pu craindre. Certes, elle avait entendu beaucoup de rumeurs sur le Duc, des choses effrayantes même, mais elle ne voyait pas en quoi toutes ces histoires étaient fondées. Elle avait remarqué qu’il pouvait parfois se montrer dur avec les autres, ce n’était pour autant rien de comparable avec le Duc colérique et cruel que certains dépeignaient. Ces dernières semaines en sa compagnie avaient permis à Annyaëlle d’écarter ces a priori. Erkhän était peut-être séducteur et arrogant, mais il ne méritait pas de telles accusations.

— Alliés-ennemis, hein ? dit-il en feuilletant l’ouvrage.

— Oui. Rien de plus que de la curiosité.

Il se détourna des pages et leva les yeux vers elle.

— En quoi ce livre t’intéresse-t-il ?

Annyaëlle hésita, elle ne savait pas très bien comment allaient être perçues ses recherches.

— D’après ce que j’ai lu, beaucoup des tiens considèrent les éléments autres que le feu comme insignifiants. Pourtant, l’un d’eux semble trouver grâce dans ce livre et j’aimerais savoir pourquoi, et en quoi il est différent des autres. Tu l’as lu ?

— Non, répondit Erkhän en regardant la couverture plus attentivement. Mais je serais ravi d’en discuter avec toi.

— Dans ce cas, il faudra d’abord que tu me laisses le lire.

Il fit la moue, ce qui fit sourire Annyaëlle. Elle s’approcha doucement de lui, vérifia que plus personne ne se trouvait à proximité, et déposa un baiser sur ses lèvres. Du même coup, elle en profita pour lui subtiliser le livre et s’échappa de quelques pas en riant.

Ils retournèrent ensemble vers les tables d’études et Erkhän prit place face à elle. Elle ne mit pas longtemps à être de nouveau aspirée par sa lecture, et pendant qu’elle s’affairait et tournait les pages avec avidité, le Duc tentait de prendre son mal en patience sans la déranger. Ce n’était pas gagné. Après qu’il eut fini d’observer les moindres détails de l’immense pièce du savoir, il se mit à détailler les livres qui encombraient la table, faisant de moins en moins d’efforts pour être discret. Malheureusement pour lui, Annyaëlle était bien trop concentrée pour se rendre compte de son manège. Comme elle semblait totalement absorbée par ce qu’elle lisait, Erkhän finit par saisir le livre ouvert à la droite de la jeune fille et se plongea dans les magnifiques dessins qui représentaient les talents d’orfèvrerie de son royaume.

En fin de compte, le livre intitulé Nos Alliés-Ennemis se trouva beaucoup plus intéressant que ce qu’Annyaëlle s’était imaginé. Il regorgeait d’informations précises sur les affiliés de l’air et sur ce qu’ils étaient capables de faire, le tout sans quasiment aucune erreur. Jamais elle n’avait trouvé de livres aussi complets, même dans son propre royaume, qui était pourtant le berceau de l’élément. À son plus grand étonnement, elle trouva même un court passage qui parlait d’une capacité ancienne et disparue, capable de modeler l’air en une sorte de bouclier ou d’armure, le terme changeait sans cesse. Exactement ce sur quoi Saule et elle travaillaient.

Un peu plus loin, elle apprit qu’à une lointaine époque, les affiliés de feu et d’air étaient très liés et travaillaient souvent ensemble. Jadis, ils se servaient de l’air pour décupler leurs pouvoirs, comme attiser les flammes, les amplifier ou les orienter. L’air était le combustible dont le feu avait besoin, et donc des alliés de choix. De ce qu’elle pouvait lire, c’était d’ailleurs chose courante durant Les Guerres d’Affinité, avant l’implication de la Confrérie de la Lune.

En face d’elle, Erkhän commençait à s’agiter, mais Annyaëlle était bien trop concentrée sur sa lecture pour s’interrompre. Elle se demandait qu’elle avait bien pu être l’étendue des capacités de leurs ancêtres. Dans le chapitre suivant, elle apprit enfin que durant cette période, des affiliés de l’air s’étaient retournés contre ceux du feu. Ils s’étaient servis de leur affinité afin d’étouffer les flammes de leurs ennemis et les rendre moins dangereuses, ou pires, pour les rendre incontrôlables.

— Est-ce intéressant ?

Annyaëlle se redressa brutalement, surprise. La torpeur dont l’avait enveloppé le livre s’estompa et elle découvrit un Erkhän souriant, le visage soutenu par l’une de ses mains.

— Je suis désolé, s’excusa-t-il, la patience n’est pas mon fort. Parle-moi de ce que tu lis.

Son air était faussement désolé, mais Annyaëlle ne put s’empêcher de lui sourire, mi-amusée, mi-attendrie par son attitude.

— Cela parle essentiellement des rapports entre les affiliés de l’air et du feu. D’ailleurs, réfléchit-elle, je le trouve étrangement détaillé pour un livre venant de ton royaume. D’où viennent toutes ces informations ?

— Nous les avons étudiés. Ça doit venir de l’époque des Guerres d’Affinité sans doute.

— Étudiés ? s’étrangla Annyaëlle, perplexe.

Erkhän n’avait pas bougé d’un pouce. Il haussa vaguement les épaules, comme si c’était quelque chose de tout à fait banal.

— Oui, beaucoup d’hommes de savoir ont étudié les différents types d’affinités. Très vite, il est devenu évident que l’un d’eux se détachait du lot. Au début, ils s’étaient émerveillés devant les prouesses qu’une telle alliance pouvait accomplir. Heureusement, certains sont sortis de leur fascination à temps et ont pu repérer le danger qui semblait pourtant invisible. Nos Alliés-Ennemis est un titre bien trouvé pour ceux qui représentaient à la fois la force et la faiblesse de nos affiliés.

— Comment ça s’est terminé ? demanda Annyaëlle même si elle se doutait de la réponse.

Erkhän grimaça.

— Mal. Mais pour tout le monde.

Annyaëlle acquiesça, pensive. Dans sa tête, elle mesurait les avantages et les inconvénients de telles associations et le gâchis que pouvait créer une mésentente entre les deux éléments. Heureusement, plus personne ne possédait autant de puissance que leurs ancêtres. Elle sentit le regard insistant d’Erkhän posé sur elle.

— Ne t’inquiète pas, tu ne seras jamais mon ennemie, murmura-t-il d’un air enjôleur.

Annyaëlle haussa un sourcil, étonnée par sa remarque.

— Que veux-tu dire ?

— Je n’en suis par certains, et je ne sais même pas si tu sais si tu es une affiliée ou non. Mais si tu en es une, je pencherais pour une affiliée de l’air, ce qui m’indiquerait donc qu’il y a de fortes chances que tu sois une native de Carreau. Ai-je raison ?

Erkhän semblait très satisfait de ses suppositions et attendait impatiemment la réponse d’Annyaëlle. Elle garda pourtant un visage de marbre, ne laissant aucun élément transparaître sur son visage et la trahir. Un court silence plana entre eux.

— C’est une hypothèse intéressante, s’amusa Annyaëlle. Pourquoi penses-tu à l’air en particulier ?

Sur le moment, Erkhän parut troublé devant l’absence de confirmation de la jeune fille, puis il se reprit et un sourire énigmatique flotta sur ses lèvres. Il se pencha doucement vers elle.

— J’ai une théorie que j’aimerais bien vérifier.

— Laquelle ?

Annyaëlle se rapprocha aussi et posa ses coudes sur la table d’étude, captivée par l’intensité des yeux d’acier du jeune Duc.

— Comme un papillon, l’air est attiré par les flammes.

Il avait murmuré ses mots d’un ton si délicat et envoûtant qu’elle remarqua à peine le visage d’Erkhän s’étirer d’un immense sourire presque menaçant.

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