CHAPITRE 54
1.
Le saisissement ne dure pas. Trente minutes, ça passe vite. Je marche vers la villa d’un pas rapide. Une sensation de fraîcheur douce gagne ma main. Emilie est à mes côtés. Nous échangeons un sourire.
Je n'ai pas la force de lui poser des questions sur mon futur immédiat, si tant est qu'elle me réponde. Mais elle est là.
Je reconnais la villa et le jardin entouré de murs de pierre aux photos prises par le détective engagé par Akira. Des barreaux de métal forment un portail impénétrable. Je me tourne vers l'interphone, et dès qu’une voix d'homme me répond, je prononce :
- Je suis Louison. J'ai rendez-vous.
Je parle en anglais mais je prononce Louison comme on le fait en France. Comment faire autrement ? Les Américains diraient sans doute "Louzonn"? Ou “Loo-ii-sso”?
Bourdonnement puis une réponse.
- C’est pour la livraison ? Les ordinateurs ?
- Non, j’ai rendez-vous. Je suis Louison. Je suis attendue.
Ainsi, ces assassins internationaux peuvent avoir sur leur agenda, côte à côte, “livraison d’ordinateurs” et “torturer Louison jusqu'à sa destruction”. Logique, au fond.
Après un moment où j'espère follement que l’accès me sera refusé, le portail s’ouvre silencieusement. Une sueur glacée se répand sur mon visage, mon dos. Emilie presse doucement ma main. Je mets un pas devant l’autre, résolue mais en plein chaos intérieur.
Malgré la réaction de Guillain, avoir évoqué Sœur Bernardine m’a fait du bien. Je suis restée près d’elle des mois durant, prenant soin d’elle jusqu'à sa mort. Je l’imagine près de moi, avec ce sourire malicieux que j’aimais tant. L’image d’une inconnue bienveillante s’impose elle aussi, la mère de Brisart qui, je crois, m’a soutenue lorsque son fils et moi avons été attaqués.
J’avance d’un pas décidé, et un homme vient à ma rencontre. Vêtu d’une chemise épaisse de bucheron et d’un bodywarmer matelassé sans manche, son visage à l'expression brutale et arrogante correspond bien au profil des hommes de main des malfrats qui habitent ici.
- Louison, hein ? Ils t’attendent.
Il tend la main vers le sac de sport. Je ne bouge pas et lance :
- Je dois donner ça en mains propres.
Il ricane.
- Tu m'étonnes. Allez ! On sait ce qu’il y a dedans, ne fais pas d’histoire !
C’est le moment d’avoir l’air alarmé, puis blessé lorsque je suis censée réaliser que j’ai été trahie, tout en maintenant un visage impassible, comme je me serais efforcé de le faire.
D’un geste sec, il attrape la poignée du sac et me l’arrache quasiment des mains. Il fait glisser la fermeture éclair, jette un regard rapide dans son contenu puis reporte son regard vers moi, une expression satisfaite sur son visage.
- On va s’occuper de ça…
Derrière lui, en contrebas de la villa, un hangar en métal est planté, sans doute le lieu où on s’occupe d’explosifs sans risquer de faire sauter la maison principale. Il sort un walkie-talkie de sa poche, et annonce mon arrivée.
- Oui, elle est là. Oui, dans un sac de sport - et amorcée, prête à exploser ! Elle a dit… oui, “en mains propres” !
Il rit puis prend la direction du hangar, le sac à la main, et fait un geste vers la villa.
- Ils t’attendent. Je te rejoindrai plus tard. On fera mieux connaissance !
Il prend un air tout à la fois gourmand et vile en prononçant ces derniers mots. J’articule, avec défi :
- Oui, j’ai hâte.
Il se tournait déjà vers le hangar quand il entend mes paroles et il s’immobilise, me jette un regard surpris. Je souris. Cela va-t-il le décider à rejoindre la villa aussi vite que possible, à temps pour exploser avec nous ? Je me dirige vers la porte d'entrée de la maison. La colère grandit en moi. Je veux qu’ils meurent tous.
2.
Je me dirige vers la villa, animée d’une énergie nouvelle. Le comité d’accueil n’a même pas remarqué ce que je portais sur mon dos. La bourse noire se confond tout naturellement avec mon sweater sombre. L'idée de Guillain tient du génie : l’existence de la bombe apparente les a persuadés que je suis à présent inoffensive. L’homme de main ne m’a même pas fouillée.
La villa montre l’architecture américaine habituelle et son paradoxe : les garages ne sont pas dissimulés sur le pan de la maison le moins visible mais fièrement placés en façade, surmontés d’un balcon qui prolonge probablement le salon.
La porte d'entrée se trouve sur le côté, et elle s’ouvre à mon approche. Ronan apparaît.
Cet homme que j’ai tant craint, à juste titre, le voilà.
Un petit monsieur aux cheveux clairs, ondulés. Il est un peu rond, presque insignifiant, en pantalon et veste de velours. Les Semblables musculeux du Moyen Âge s’empâtent souvent à notre époque où la vie courante requiert moins d’efforts physiques.
Son visage n’avait pas d'aspérité visible - il pouvait s’imaginer bel homme. C’est encore le cas aujourd’hui, mais je discerne une différence : une cicatrice serpente sur son visage, prenant naissance au-dessus de son sourcil et descendant le long de son œil jusqu'à sa pommette. Il sourit et m’invite à entrer, ce qui permet de le voir de plus près, à la dérobée. La cicatrice est ancienne et a perdu toute couleur, elle se remarque au relief qu’elle forme sur son épiderme. Je remarque de fines ramifications qui s’y rattachent, formant les branches d’une étoile incomplète. Je me souviens des explications de Milo. Quoi qu’il soit advenu, Ronan n’a pas pu dormir après avoir reçu cette blessure.
Nous montons une volée de marches et nous voici dans la grande pièce au balcon. Les larges fenêtres sont ouvertes et laissent entrer l’air frais de l’automne en provenance de la forêt environnante. Au loin, on peut apercevoir la clarté du Puget Sound et, au-delà, la chaîne des montagnes Olympiques. Des fauteuils de cuir sont disposés devant les baies vitrées.
Ronan me dirige vers une longue table, qui pourrait accueillir une famille nombreuse autour d’un dîner. Mais l’espace est professionnel : trois ordinateurs portables avec tous leurs câbles enroulés se côtoient, en attente probable de leur remplacement. Des papiers couverts de notes et des cartes routières sont déployés ici et là, sans ordre visible.
Ronan me regarde et joue le jeu de retrouvailles conviviales.
- Tu n’as pas changé ! Enfin, si un petit peu. Nous avons passé de si bons moments avec toi, ça fait plaisir de te voir.
De si bons moments ? Je rêve. Il tapote mon dos d’un mouvement accueillant et s’immobilise - il vient de remarquer mon fardeau.
- Qu’est-ce que c'est que ça ? demande-t-il, aussitôt sur ses gardes.
Je prends un ton léger.
- Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? C’est une Bible !
- Une quoi ?
- Une Bible ! Le livre, tu sais, le livre Saint ! Une Bible ! Il faut bien ça quand on rend visite à des démons…
Il secoue la tête, me dévisage, cherchant à deviner mes pensées.
- Des démons ! répète-t-il, sarcastique.
- Tu veux que je te la montre ?
- Oui, et plus vite que ça, s’il te plaît !
Je prends un air désinvolte, et fait glisser le sac de mes épaules, le pose sur la table. Ronan est tout entier concentré sur l’objet, il ne va pas se contenter d’un coup d'œil, il va plonger la main dans la bourse et se rendra tout de suite compte du piege. .
Alors qu’il s’approche et tend déjà le bras, je le regarde fixement et pose le doigt sur la cicatrice.
- C’est curieux, ce que tu as là ! C’est récent, non ? Enfin, depuis notre séparation ?
Il sursaute à mon contact. Vite, il faut que j’en rajoute.
- Tu sais à quoi ça me fait penser ? Le clown Auguste ! Auguste, c’est ça ? Tu sais, le clown blanc, il a une ligne noire, comme ça, de son front, sur son œil, jusqu’à sa joue.
J’avance le doigt pour suivre le chemin de la cicatrice, mais, choqué, il l'écarte d’un geste brusque.
- Mais qu’est-ce qui te prend, lance-t-il. Tu me provoques ?
- Non, pas du tout, je me demande juste… ce qui a causé une telle plaie… ?
Les confidences de Brisart me reviennent à l'esprit - si anciennes mais fraîches, puisque je les ai décrites récemment dans mes écritures. Je continue :
- Peut-être un tesson de bouteille dans la main d’un petit garçon ? Un petit garçon que tu as violé devant son père ?
Il me regarde, pétrifié. J’ai parlé au hasard mais il ne répond pas et me saisit à la gorge.
- Sorcière ! Tu ne sais même pas de quoi tu parles !
Il serre. Il a conservé la poigne d’acier dont je me souviens.
- Lâche-la, sinon elle va perdre connaissance, intervient un homme qui vient d’une pièce voisine. La petite sournoise, elle cherche à te provoquer pour abréger ses souffrances… Nous avons d’autres projets.
J’ai reconnu sa voix. Ronan me lâche - j’ai la tête qui tourne et ma gorge est douloureuse - mais je regarde le nouveau venu. Un effort est nécessaire pour dominer la panique qui me traverse.
Victoric se tient devant moi.
3.
Lui aussi a pris du poids, il a le ventre rond d’un amateur de bières. Mais je reconnais son visage aux traits grossiers, son strabisme. Il porte un blouson de cuir noir. Le choc m'ébranle. J’avais de bonnes raisons de le croire mort !
Il s’approche de moi et d’un geste brusque, écarte le col de son sweatshirt et me montre la base de son cou. Une cicatrice est visible - on dirait qu’il a été pendu à l'aide d’une chaîne à larges maillons.
- C’est toi ? C’est toi qui m’as fait ça ? Tu m’as décapité ? Réponds !
Je suis prise de court par sa véhémence, le souvenir si présent de la terreur qu’il m’a toujours inspiré - et je lutte aussi pour ne pas jeter un regard rapide vers la bourse de cuir. Est-elle toujours sur la table ? Risque-t-elle de tomber et d’exploser ? Peut-être a-t-elle glissé au sol et la bombe, dans sa Bible protectrice, restera inerte à jamais… Mais Ronan est attentif à notre dialogue pour le moment, je dois continuer à le distraire. Je réponds en prenant un ton indigné.
- Tu sais très bien ce qui s’est passé, tu étais là !
Victoric m’attrape brutalement par les cheveux, comme il le faisait quand j'étais son esclave. Ai-je voyagé dans le passé ? Ou je fais un cauchemar... Ou alors… Je ne les ai peut-être jamais quittées, j’ai juste imaginé une existence différente pour survivre… Il gronde :
- J’ai oublié, puterelle. Je ne me souviens même pas être rentré de campagne! Alors, c’est toi qui m’as attaqué ? Comment ? Et pourquoi ?
La mémoire, la grande faiblesse des Semblables après un traumatisme, avait-dit Milo. Victoric n’a probablement aucun souvenir d’Emilie. Ronan et Bergaud n’ont jamais su qu’elle avait existé. Une étincelle de joie me traverse. C’est comme si le passé et sa souillure avaient disparu de la courte existence de ma protégée.
Mais il faut continuer à retenir l’attention des deux hommes loin de la bombe. Je lance, à bout de souffle, dans la position où Victoric maintient ma tête
- Valère Montceau ! Lui et ses hommes !
VIctoric pousse une exclamation et me lâche. Je frotte mon cou endolori, une rapide pensée reconnaissante vole vers Bergaud qui m’a livré ce nom.
- Eh bien voilà… commente Ronan en faisant un pas en arrière.
Dans quelques minutes, tout devrait être consommé… J’ajoute rapidement :
- Il est venu me parler un jour que j'étais au marché… Il m’a demandé de l’aider… pendant que vous étiez en campagne…
- Je t’avais interdit d’aller au marché en mon absence ! rugit Victoric.
- J’ai désobéi, évidemment ! Et j’ai bien fait, il m'a promis plein de choses si je l’aidais !
Mon impertinence provoque l’effet escompté : leur colère monte. Leur attention sur ma personne aussi.
- Tu m’as trahi… dit Victoric avec une dangereuse lenteur.
Je répète, pour accroitre la tension dramatique :
- Trahi ! Trahi ?? Je ne te devais aucune loyauté. Tu m’as asservie, c’est tout! Et j’ai demandé, figure-toi ! Demande à Valère de me laisser te couper la tête ! Avec ton épée ! Et tu m’as supplié…
Ronan fait un geste - sans doute pressent-il l'action de Victoric, pour ma part, je vois son mouvement une seconde trop tard. Il a saisi une lourde barre de métal, effectue un geste large, le mouvement s'achève sur ma jambe. La douleur est si violente qu’il me semble sortir de mon corps. Une sorte d’alarme, de bruit strident retentit dans la pièce. L’espace en est empli. Est-ce la bombe ?
Victoric me pousse en arrière, et je m’effondre sur une chaise, traversée par les éclairs de douleurs.
- Tais-toi un peu, tu nous assommes !
Je reprends souffle, tentant de dominer la souffrance. Le bruit a cessé. C'était moi! Je criais sans même m’en rendre compte.
Des coups sourds retentissent, en provenance de la porte d'entrée qui cède brutalement. Mes deux agresseurs échangent un regard abasourdi, tandis que les pas rapides de plusieurs personnes se font entendre dans les escaliers.
Une hallucination - forcément, ce n’est pas possible. Greg et Akira viennent de surgir dans la pièce. Ronan fait un bond, ouvre un tiroir, en sort une arme. Il va avoir le temps de tirer avant que les hommes que j’aime, réels ou non, l’atteignent pour l’en empêcher.
Mais un troisième attaquant est là - j'aperçois sa silhouette, près de Ronan, il lève le bras, un éclat transparent dans sa main. Il frappe plusieurs fois, le sang jaillit du visage de Ronan qui en lâche son revolver. L’inconnu se tourne rapidement vers moi. Brisart ?? Je suis en plein délire…
Ronan, du revers de la main, essuie le sang de son visage, ramasse son arme. Greg, le visage déformé par la rage, à peine reconnaissable, loge deux coups de poings dans son abdomen, et l’assassin se plie en deux. Victoric raffermit sa prise sur la barre de fer et, avec une sorte de rugissement, avance sur Akira. Mes protecteurs sont bien réels, mais c’est impossible. Comment peuvent-ils être là ? Je les ai quittés il y a peu de temps et ils ne se doutaient de rien !
Emilie apparait devant moi, alarmée.
- Bakudan! crie ma petite Sainte. Ima!
Je comprends aussitôt. Je me tourne vers Akira, dont le visage est crispé par l’effort, alors qu’il cherche à arracher la barre de métal des mains de Victoric, je crie à mon tour :
- Badukan! Ima!
Bombe ! Maintenant ! Ils doivent fuir au plus vite - mais il ne faut pas que Ronan et Victoric puissent comprendre. Avec un peu de chance, ils n’ont jamais vécu au Japon.
Akira ne se tourne pas vers moi mais son expression change. Il crie quelque chose. Greg se précipite dans ma direction. Je vois son expression résolue. Il ne partira pas sans moi. Au prix d’un effort au-delà du possible, je réussis à quitter la chaise. Ma jambe ne va pas tenir, elle tremble et va tomber en morceaux, moi avec. Surtout ne pas m'évanouir.
Les bras solides de Greg se referment sur moi. Je m’agrippe à lui. Par-dessus son épaule, je vois Akira s’emparer de la barre de métal avec laquelle il frappe Victoric. Le sceptre d’acier en action.
Et puis
La lumière incandescente brûle mes rétines
La fin du monde.
Evidemment trop contente de voir la publication de ce chapitre!!! Et le suspense est encore une fois insoutenable !!!!! Evidemment, l'apparition de Brisart pose PLEINS de questions: comment est-il encore en vie? s'il est encore en vie, pourquoi n'a-t-il jamais recherché Max? Je suis en même temps super heureuse (je suis trop fan de Brisart haha) et en même temps, quid de la relation avec Greg?
Bref, heureusement que tu as prévenu que ce n'était pas le dernierr chapitre, mais on se demande comment ils vont s'en tirer là !
Petite coquille: "un air à la fois gourmand et vile" -> vil
Hâte de lire la suite!!!
Hâte de lire la suite!
Oui, pour vile tu as raison, en anglais il y a un E d'ou meprise! Merci de me le signaler...
J'aime beaucoup la note de l'auteur ahah
La retrouvaille de Max avec ses anciens agresseurs est très bien écrite. J'ai beaucoup aimé l'idée qui lui passe qu'elle ait pu s'inventer une vie extérieure pour échapper à ses agresseurs par l'esprit. Victoric et Ronan sont bien affreux, leur malveillance a traversé les siècles...
Je ne m'attendais pas à la scène de sauvetage. En soit, ce n'est pas si surprenant, même plutôt logique mais je ne pensais pas que tu prendrais cette direction. Curieux de voir comment tu vas expliquer ce qui les ont amené là. J'imagine que Brisart en est le principal responsable.
Bref, très curieux de découvrir la suite, ça commence à sentir fort la fin et forcément, ça donne envie de continuer !
Petite remarque :
"C’est le moment d’avoir l’air alarmé, puis blessé" -> alarmée blessée
Un plaisir,
A bientôt !
Pour l'air "alarme", je me suis pose la question. Est-ce que ca s'accorde avec l'air (masculin) ou avec Max, feminin??
Oui, c'est ce qui est trop cool dans les commentaires PA (=