Pour la toute dernière fois, le soleil se levait sur Asgard. Embrasée des couleurs menaçantes du feu et du sang, la Cité s'agrippait en pure perte au flanc de la montagne. Le temps et l'usure lui avaient arraché de nombreuses pierres, et depuis la mort d’Odin, de larges brèches marquaient sa muraille du sceau de la faillite. Entendait-elle l'approche des milles fléaux que son inconséquence avait contrarié au fil du temps ? Comprenait-elle la fin de son privilège ?
Du haut de la falaise, Loki l’imaginait au creux de sa main, déposée comme l’offrande d’un peuple vaincu aux pieds d’un conquérant sanguinaire. Il imaginait son poing se refermant dessus, la broyant tout entière, des trésors enfouis dans ses sous-sols aux plus arrogants sommets de ses tours. Il imaginait la fin. Le silence macabre, le craquement des charpentes, la poussière en suspension. L'hésitation dans le chant des oiseaux, le lendemain, quand la cendre noircirait tant le ciel que la nuit perdurerait. Les insectes, les vers, émergeant de la terre pour ronger les dépouilles calcinées et ne rien en laisser.
Loki se souvenait du jour où le grand bâtisseur avait débuté son œuvre. Asgard n’était alors qu’un hameau vaguement plus prétentieux qu’un autre et Odin, qu’un roi largement plus ambitieux que ses rivaux. Nul n'avait jamais vraiment su d'où venait ce maçon. Sa haute taille en avait persuadé certains de son appartenance à la race jötnar. Jugeant de sa rigueur et de son accent guttural, d'autres avaient vu en lui un héritier de Nidavellir. Quoi qu'il en fût, Odin l'avait défié d'achever son labeur dans un délai ridiculement court en échange de quoi, le bâtisseur se serait vu couvert d'or. Naturellement, le Borgne n'avait pas un instant eu l'intention de payer. Alors il avait fait venir Loki. Et Loki n’avait oublié ni ses mots, ni l'éclat cruel de son œil d'acier, tandis qu'il lui suggérait de courtiser le cheval du bâtisseur pour retarder les travaux. Ça ou la caverne au serpent. Le choix n'en avait pas été un.
Loki joua bien des rôles au fil des ans. Bête de foire, négociateur, voleur, bouffon, espion, assassin. Aux quatre coins d’Yggdrasil, on l’avait envoyé recueillir des confidences dont l’importance n’était jamais à la hauteur du péril encouru. Pour quel résultat ? On l’avait humilié pour un millier de dérisoires offenses, on avait plaqué des centaines de dagues contre sa gorge. On avait rêvé de le clouer sur des dizaines de tableaux de chasse, ou de l’enfermer dans autant de cages.
« C'est donc cela, la Lointaine Asgard.
Loki ne l'avait pas entendue arriver. Pourtant, elle se tenait bien là. La même silhouette grêle, bien ancrée dans la terre. Tenace, finirait-il peut-être par admettre.
— Que faîtes-vous ici ?
— J'ai fait un rêve étrange la nuit dernière, dit la sorcière sans détacher son regard gris du vide. J'ai rêvé de cette falaise. Cela paraissait important. »
Sa diction était laborieuse. Encore malmenée entre les eaux du Fleuve, Sygn doutait de ce que ses sens et son instinct s'évertuaient à lui exprimer. Absente, égarée entre éveil et visions, sa main suivait l'invisible courbe des vents. Sa veste trop grande claquait sur ses épaules légèrement voûtées, couvrant les chuchotements de l’air.
« Torunn dit que c'est dans les Eaux du Fleuve que les Nornes puisent leurs visions. Alors j'ai pensé que... que quelque chose d'important arriverait ici. Ou que je le verrais d'ici, du moins.
— Comment avez-vous su qu'il s'agissait de cette falaise ?
— Je l'ai su quand mes pas se sont posés dans l'empreinte des vôtres. »
Car leurs destins étaient désormais liés. Pas par l'œuvre de sorcières ermites, pas non plus par celle de l'Ancien Dieu Yggdrasil. Ils en étaient les seuls responsables. Qu'avaient-ils fait ? Loki cherchait un refuge dans la contemplation du vide mais il n’y trouva qu’une maigre distraction. Lui qui n'aspirait qu'à quitter ses entraves, à flotter au gré des courants, sans veille ni lendemain, qu'avait-il fait ?
« Vous avez oublié ceci, dit Sygn en lui présentant son masque de bois.
— Gardez-le. En souvenir de moi, fit-il avec un air vantard.
— Craignez-vous d'être oublié ?
— Est-ce un compliment ?
— Ce n'est pas un reproche.
— M'avez-vous pardonné, Sygn ?
— De quelles fautes ?
— Vous les connaissez.
— Je n'en ai pas encore décidé. »
Puisque Loki s'évertuait à éviter tous contacts avec son masque, Sygn le remit dans sa poche intérieure.
« Je voulais vous avertir.
— D'une machination qui se trame contre moi ? Je l'ai deviné, répondit Loki avec lassitude. Ils étaient si prompts à me laisser partir… Sans moi, ils sont de piètres comploteurs, vous savez.
— Et vous vous jetez dans leur piège ?
— C'est ce qu'ils penseront.
— C'est Freyr qui m'a prévenue.
— L'affection n'est pas incompatible avec la lâcheté.
— Elle l'est bien plus que vous ne le pensez, affirma Sygn.
— Il n'est pas celui qui me manquera le plus, quand je serai parti. »
Tenus par un accord tacite, Sygn ignora l'émotion qui vibrait dans la voix de Loki et en retour, Loki ne remarqua pas la triste brillance des yeux de Sygn. Seul s’imposait le lourd battement des cœurs qui se cherchent et que l'on interdit de se trouver. Par fierté ou par renoncement. Par lucidité et par peur.
« J'ai réfléchi. Je sais où cacher le Cœur. Il y a... un lieu sûr. »
Les joues rougies par l’air frais, Sygn avait parlé à grand peine. Chaque mot comme un aller sans retour. Loki la jaugeait avec précaution. Depuis le premier jour, elle s’illustrait par sa détermination mais finirait-elle par porter les mêmes regrets que Tanagra ? Lui ferait-elle payer de reculer au dernier moment ? De la croire trop faible ? Il n’en avait pas envie. Ni de renoncer, ni de lui imposer un tel fardeau. Tout s'entrechoquait, tout s'entremêlait, éclatait en mille morceaux pour se ressouder, semblable et différent.
En présence de Sygn, s'éclairaient les obscures paroles des Nornes mais tout le reste perdait de son sens. Ce que Loki avait fait le serment de renier devenait la voie à suivre. Et il détestait cela. Trop avaient eu de pouvoir sur lui pour qu'il n'en laisse un tel à quiconque. Et pourtant, il y revenait. Pourtant, il l'accueillait. Pourtant, il avait désespéré à l'idée de quitter cette sorcière sur de si froids adieux. De laisser derrière lui un ressentiment de plus. Il croyait sentir le sol se dérober sous lui. Sa propre nature le trahissait. Cette nature avide d'existence, qui le déchirait en deux êtres, l'un brûlant de liberté et l'autre, épuisé, consumé, prêt à se soumettre à la confortable parole des Nornes.
De qui serait-il l'esclave en fin de compte ?
Il lui restait encore l’instant présent pour en décider.
Et brutalement, Loki s'en empara. Il le dévora comme s’il craignait de le laisser échapper, comme si c'était l'unique moyen de le retenir. De le garder. De le faire sien. Il lui fallait s'imprégner de son parfum, ressentir son toucher rêche et rassurant, pareil à une roche au milieu d’un océan enragé.
La surprise laissa place à l'ardeur, désespérée et puissante.
L'herbe fraîche fit sa marque sur les genoux de Sygn. Pressée contre le corps brûlant de son amant, le monde perdait de sa consistance. De son importance. Ne comptaient que les mèches rousses qu'elle agrippait férocement et la chaleur qui se diffusait dans ses entrailles. Il n'y eut plus de vent, que leurs souffles chauds et saccadés. Le regard trouble du démon avait éclipsé le soleil et les mains qu'il serrait jalousement autour de sa taille, l'attraction de la terre.
C'était une lutte que Sygn avait renoncé à mener en posant le pied sur la plage. La fierté n'avait pas sa place dans les torrents qui la malmenaient cœur et âme. Il lui fallait se débarrasser des mots de sa mère autant que du silence des Nornes. Le Tissage n'existait que si un tel privilège lui était accordé et Sygn avait fait le vœu de le lui ôter.
Car les Nornes ne l'avaient pas guidée ici. En désignant cette falaise, le Fleuve avait seulement répondu à sa question. Celle qui lui brûlait les lèvres et lui ravageait le cœur. Où est-il ? Où est-il ?
« Venez avec moi, murmura Loki contre ses lèvres. Prenons le Cœur et partons loin d’ici. »