Ce matin-là, Huggin et Munin tournoyaient au-dessus de la Cité d’or comme des charognards pressentant l’imminence de la mort. Aux premiers rayons du soleil, ils se posèrent au sommet du portail de Hermöd, qui, en sa qualité de messager des dieux, comprenait toutes les langues des Mondes. Aussi fut-il le premier à s'horrifier de la missive délivrée. La deuxième à en être accablée fut la pauvre Nanna, qui avait depuis longtemps prédit la sinistre apparition de ces messagers aux ailes pointues. A ses côtés, son père Nep et son frère Vigrid furent bien obligés de croire ce qu’ils avaient si souvent refusé d’entendre de sa bouche.
Ensuite, Huggin et Munin plantèrent leurs serres dans les côtes saillantes de la montagne. Ils fondirent sur Thor qui voulut les chasser à grands gestes tandis que son épouse, Sif, éloignait leurs trois enfants. Echouant à seulement effrayer les corbeaux, le dieu du tonnerre tenta de couvrir leurs croassements en beuglant plus fort encore, mais puisqu’il ne désirait pas écouter, Huggin et Munin, à grands coups de becs et de serres, gravèrent leur message dans la chair de ses avant-bras.
Vidar ne leur accorda pas un mot. Höder, pas un regard. Tyr tâcha vainement de les embrocher à la pointe des flèches qu'il tirait depuis une meurtrière.
Pour noyer leurs railleries, Bragi joua de la lyre et chanta une vieille sérénade, composée à une époque hors d'atteinte. Si belle, peut-être seulement irréelle. Ce songe avait laissé cette chanson, quelques vers composés dans les allées de Jardins devenus cendres. Mais les croassements se faisaient plus forts. Bragi ferma les volets de sa demeure. Il calfeutra ses portes. Dans l’obscurité, il joua encore. Plus fort. Il joua jusqu'à voir le sang couler de ses doigts, jusqu'à le sentir recouvrant son instrument, jusqu'à l'entendre troubler les notes, jusqu'à éprouver le frottement des cordes contre ses os. Il s'époumona. Il en perdit sa voix. Depuis longtemps envolés, les corbeaux croassaient toujours. Bragi les entendait et leurs cris rocailleux résonnaient, pulsaient contre ses tempes. Il se boucha les oreilles du plat de ses mains. Il hurla. Il sombra là où Frigga redoutait de le voir sombrer depuis le trépas d'Idunn. Les croassements venaient de l'intérieur de sa tête. Alors Bragi se saisit de la pince avec laquelle il coupait les cordes de sa lyre et se l'enfonça dans l’oreille. Cela devait cesser. C’était le seul moyen. La tête dentelée mordit la chair et lui fora le crâne. Il recommença encore et encore. Des cris, des râles et un torrent de larmes jaillirent de lui, sans tarir. Le sang se déversait le long de son cou et ruissela sur sa chemise. La douleur le priva d'esprit et c'est seulement là que Bragi s'effondra sur sa table, ses cheveux blonds imbibés de rouille.
A quelques lieues de là, Balder se tenait étendu dans la fraîche rosée du printemps et n'entrouvrit que paresseusement une paupière. Huggin et Munin le défiaient du haut d’une branche. La courbe de ses lèvres s’accentua. Que croyait celle qui les envoyait ? Croyait-elle l'impressionner ? L'effrayer avec ces quelques croassements éraillés ? Au contraire, il se sentait flatté par tant d'importance. Tanagra lui en accordait trop, elle s'en accordait trop aussi. Se pensait-elle spéciale ? Baldr se souvenait à peine de sa cabane moisie et du contact de sa chair flasque, moite de peur. Ni la première, ni la dernière. Elle n'était guère différente de ces autres amantes qui confondaient ébats et promesses. Qu’elle vienne le chercher ! Oh comme il aurait aimé voir cela ! Elle et cette sotte de Torunn se croyaient légitimes dans cette risible requête. Torunn avait toujours été laide mais pas aussi idiote. Croyait-elle en ses chances ? Avec un marché si grossier ? Personne ne la laisserait faire. « Certaines conquêtes se font par la force mon frère, c'est là chose naturelle », avait coutume de beugler Thor lorsqu'à demi ivre, il empoignait une servante ou une esclave. Prendre ce qu'il désirait. C'était un droit conféré par sa noble naissance. Inaliénable. Parce qu'il était un fils d'Odin. Un droit qu'aucune sorcière ne pouvait remettre en cause, aussi puissante fut-elle. Torunn n’était qu’une sœur jalouse de son aînée. Rien de plus.
Seule Nerthus, doyenne des Vanes, accueillit les corbeaux avec allégresse. Elle leur offrit quelques cadavres de rats et lut dans chaque perle de leur couronne une inespérée promesse. Huggin et Munin reprirent bientôt leur envol, scrutés par Freyr et Freya depuis un balcon. S’y côtoyaient sans le savoir la confiance inaltérable d’une sœur et la trahison inavouée d’un frère ; à moins qu’elles ne fissent seulement mine de s’ignorer.
Le sanctuaire d'Odin marqua la fin du périple d'Huggin et Munin. Alertée par les cris de Frigga et par la rumeur qui enflait le long des veines pavées d'Asgard, Hlin se pressait dans les couloirs, la bouche et le nez couverts par un mouchoir. La puanteur inondait le Palais. Aux portes de la sénilité, Frigga exigeait d'être guidée auprès de son mari, et Hlin ne parvint à l’en faire démordre. Elle savait que sur son autel cerné d'offrandes, la dépouille du Père-de-Tout se disloquait, rongée par la pourriture. Frigga poussa un hurlement effroyable en la découvrant. Se souvenait-elle de la mort d'Odin ? s'interrogea Hlin, avant de tressaillir d'horreur.
Les corbeaux sautillaient dans la chair, ils pataugeaient dans une flaque de viscères et de fluides putrides. Venus se joindre au festin des larves, ils se chamaillaient l'œil du Borgne qui passait d'un bec à l'autre. Lâches ! Traîtres ! vociféra sa veuve. Allez-vous-en ! Partez ! Furieuse, Frigga s'élança sur eux en battant largement des bras. Ses jambes se prirent dans le jupon de sa robe de nuit, et elle trébucha lourdement. Hlin l'aida à se relever, étourdie entre les sanglots de la vieille déesse et le macabre de la scène. Son mouchoir lui échappa. Le raclement des becs sur l'os, le grincement des serres sur la pierre, la carne putréfiée et cette odeur nauséabonde qui englobait tout Asgard lui firent monter la nausée jusqu’au fond de la gorge.
La complainte de Frigga indifféra profondément les corbeaux. Rieurs et cruels, dépeignaient les notes que Saga prenait depuis ses appartements. La mort avait eu la bonté de la défaire de son devoir envers son père, mais Saga n'avait pas cessé de rendre compte des événements survenant à la Cité. Qui lira cela ? l'interrompait parfois Frigga. Qui ? Saga l'ignorait mais cela servirait. La grandeur et la décadence d'un peuple de dieux ruissellerait bientôt sur les autres branches d'Yggdrasil. Il ne manquait plus qu'une fin, une conclusion à l'image de son roi. Lui qui avait engrossé tant de femmes, arraché tant d'enfants à leurs foyers, lui qui avait conquis tant de terres, pillé tant de contrées, ne l'avait fait que dans le but de forger un immortel prolongement de son être ; lui, lui et ses enfants, tous méritaient une abominable conclusion.
Saga ne connaissait pas sa mère. Elle savait seulement qu'elle lui devait la couleur olive de sa peau et celle de ses cheveux – aussi noirs et brillants que le plumage des corbeaux voletant et piaillant sous son nez bosselé. Qui que fut cette femme, Odin ne l'avait pas ramenée avec lui et il ne s'était guère donné la peine de mémoriser son nom. Était-elle morte ? En couche ou assassinée une fois son bébé sevré de son sein ? L'avait-il abandonnée en pâture à ses soldats ? L'avait-il forcée ? Saga aurait aimé connaître au moins son visage, au moins son nom, au moins la terre où elle était née. Odin, par son empire ou ses enfants, paierait cette ignorance.