Les elfes disparurent à l’horizon. Bintou constata que Faïza et Atumane se trouvaient là eux aussi.
- Bonjour à tous les deux, lança Bintou. Que se passe-t-il ?
- Nous partons pour le nord, annonça Atumane, rejoindre notre peuple. Il est temps de revenir vers eux. Les elfes ont pris le relai. Ceïlan a promis à Gabriel des renforts. Bientôt, même les naturalistes pourront s’en aller.
- La zone protégée est à nous, gronda Bintou. Il est hors de question de la laisser aux elfes !
- Bien sûr, ce n’est pas…
- Si nous partons tous et qu’ils s’installent, vous appelez ça comment, vous ? s’exclama Bintou, sidérée.
Atumane grimaça.
- Je suis d’accord pour que nous revenions aux sources. Bien sûr que j’accepte que vous alliez visiter les nôtres dans le désert où ces connards d’eoxans les ont bannis. Je vais même dire mieux : je vous accompagne et Mamou aussi. Ainsi, il pourra gérer les shamans.
Mamou sourit pleinement. La décision l’enchantait clairement.
- Ce à quoi je m’oppose, c’est à l’idée que tous les kwanzas quittent la zone pour le nord. Il doit toujours y avoir davantage d’humains ici que d’elfes. Ces terres sont à nous et elles doivent le rester. Nous devons marquer notre territoire.
- Je resterai là, annonça Phyllis.
- Moi aussi, indiqua Bassma. Je ne suis plus kwanza mais humaine, oui. C’est toujours ça.
Bintou lui sourit.
« Je vous retrouve en chemin » annonça Amadou depuis Falathon.
- En revanche, continua Bintou, il est hors de question de refaire les même erreurs. Pas de démonstration de magie en public. Pas d’utilisation inutile. Vous restez sobres, discrets, humbles et modestes. Vous êtes là pour offrir vos dons de télépathie et de soin majeur. Pour le moment, c’est tout.
La communauté approuva en frissonnant.
- De plus, les msumbis n’ont pas à savoir où nous étions, ni ce que nous avons fait tout ce temps. Ils ne doivent pas entendre parler de la zone protégée ou de notre implication dans quoi que ce soit. Nous revenons. Ils en profitent. C’est tout. C’est simple.
- Nous sommes déjà partis sans prévenir. Ils risquent de craindre que cela recommence, fit remarquer Faïza. Si nous ne les rassurons pas, ils…
- Ils auront tout intérêt à apprécier ce que nous leur donnons s’ils savent qu’ils peuvent le perdre à tout instant, indiqua Bintou.
Faïza hocha la tête.
- Bassma, tu tiens la boutique ? lança Bintou et son amie ronchonna en retour avant de l’enlacer.
- Prends soin de toi hein ! Et ne passe pas tout ton temps à pleurer, même si tu es maintenant libre de le faire. Tu es vivante alors vis.
Bintou ne lui répondit rien. Ses émotions étaient toujours enfermées sous clef. Les libérer était trop risqué. Bintou ignorait si elle serait capable de les contenir ni combien de temps cela la rendrait indisponible au shen. Or, elle avait un groupe de kwanzas à tenir, une zone protégée à surveiller, son peuple à retrouver. Elle ne pouvait se permettre une pause aussi longue.
Une vingtaine de kwanzas prit la direction du nord avec Mamou. Bintou choisit d’emprunter d’abord les marécages afin de ne pas gêner les elfes puis de traverser le lac Lynia en marchant sur l’eau. Dès qu’ils posèrent le pied à Falathon, Amadou les rejoignit. Il les guida si bien que la traversée fut aisée.
Ils ne rencontrèrent personne dans les montagnes. Passer la frontière fut une formalité. La poignée de douaniers virent leurs esprits vidés de tout souvenir concernant les magiciens.
Chaque témoin de leur passage reçut le même traitement si bien que les kwanzas parvinrent au désert sans difficulté. Ils s’enfoncèrent au hasard sous une température glaciale en ce milieu de nuit.
La pleine lune éclatante dans un ciel sans nuage leur permit d’avancer à pleine vitesse. Ils parvinrent à un premier village endormi. Aucun guetteur ne surveillait. Jamais personne ne venait ici, comprirent-ils, ni homme, ni animaux. Se protéger n’était pas nécessaire.
Dans l’esprit d’un villageois, ils récupérèrent l’emplacement du lieu de vie des anciens. Ils en profitèrent également pour mettre à jour leur mbamzi, qui avait évolué depuis tout ce temps.
À l’aube, ils se présentèrent à l’entrée d’un grand village dans un oasis.
- Bonjour, dit Bintou en mbamzi à un homme venu vers eux dès leur présence constatée. Je suis Bintou. J’aimerais parler aux anciens.
- Tu es… Bintou, répéta l’homme en fronçant les sourcils.
- Bintou, la Mtawala de M'Sumbiji, précisa Faïza en désignant son aînée. Tu dois en avoir entendu parler.
L’homme fit la moue et scruta Bintou d’un regard dégoûté.
- C’est ça… Bien sûr… Et moi, je suis le roi d’Eoxit.
- On ne te demande pas de nous donner ton avis, gronda Amadou.
- Calme, dit Bintou. Sa réaction est compréhensible. Nous devons nous attendre à beaucoup de véhémence. Après tout, ils sont ici à cause de nous.
- Ils sont vivants grâce à nous, cingla Amadou. Nous avons tout sacrifié pour eux et ils nous reçoivent de cette manière ?
- Nous ne sommes personne pour cet homme, murmura Bintou, déçue de voir Amadou réagir aussi mal. Une relation de confiance prendra du temps à se créer. J’ai dû faire preuve de beaucoup de patience pour être acceptée à M'Sumbiji à mon retour de L’Jor. Nous sommes entourés d’eoxans jetant dans des bûchers des gens sur simple supposition d’usage de magie. Sa réaction est normale. Les conditions ne sont guère favorables. N’en rajoute pas, s’il te plaît !
- Il nous manque de respect et je devrais me taire ? gronda Amadou.
- Excuse-le, lança Bintou au villageois. Tu veux bien transmettre aux anciens que Bintou souhaite les voir ? Nous resterons en dehors du village en attendant leur réponse.
- Hors de question, indiqua l’homme. J’aurais honte de refuser l’hospitalité à quiconque, qu’ils soient des menteurs ou pas. Venez.
Amadou grogna. Toute la marche, il cogna dans des cailloux, ronchonna, murmura des insultes et s’énerva tout seul, pendant que le reste du groupe profitait de la beauté de cette oasis merveilleuse.
- J’espère qu’aucun de vous n’a l’envie de faire apparaître de l’eau, lança Bintou.
- Aucune chance, promit Faïza.
- Amadou, si tu pouvais garder tes mains loin des assemblages des membres de notre peuple, cela me serait agréable, indiqua Bintou.
Amadou grogna mais ne s’opposa pas. L’homme leur proposa de s’installer sous des cocotiers avant de s’éloigner. Le groupe s’assit et se reposa, ravi de la pause. Une jeune femme vint leur proposer de l’eau. Bintou la refusa poliment.
La nuit tomba sans que personne ne vint les voir. Le jour se leva sur une aube fraîche.
- Où est Mamou ? interrogea Faïza.
- Parti à la rencontre des shamans, indiqua Bintou.
Faïza lança un regard ahuri à Bintou.
- C’est sa mission, sa raison de vivre, rappela Bintou. Il n’est pas un kwanza. Il saura se faire apprécier. Je garde un contact avec lui. Ne t’inquiète donc pas. Il sait prendre soin de lui. Il est dans une oasis voisine.
- Il a quitté ce lieu ? s’étrangla Amadou.
- Tu es bien peu observateur. Il n’est même pas rentré avec nous, le contra Bintou.
Amadou ronchonna. Concentré sur ses propres affaires, il n’avait pas prêté attention à ses camarades.
- C’est rassurant de savoir que si je disparais, tu ne t’en rendras même pas compte, gronda Nazir.
Amadou lui envoya un regard noir mais Nazir ne décoléra pas. Bintou commença à s’éloigner du groupe.
- Où vas-tu ? interrogea Amadou sévèrement.
- Je n’ai pas de compte à te rendre, Amadou, répliqua sèchement Bintou.
Faïza emboîta le pas à la Mtawala sans se tourner vers Amadou. Bintou laissa volontiers son amie l’accompagner. N’importe lequel des kwanzas pouvait la suivre mais seule Faïza choisit de le faire, les autres restants sous les arbres à bavarder.
Bintou se promena, observant un peu partout, jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait.
- Bonjour, Dinna. Puis-je t’apporter mon aide ? proposa Bintou.
La shamane de l’oasis était jeune, peut-être même n’avait-elle pas encore porté la vie. Sa hutte sentait bon. Elle semblait bien choisir ses produits.
- J’accepte toujours volontiers toute assistance qui se présente, annonça Dinna. Vous avez des compétences en herbe, toutes les deux ?
- Oui, assura Bintou.
- Je m’appelle Faïza et voici Bintou.
- Vous ressemblez davantage à des protectrices qu’à des shamanes, répliqua Dinna.
- Nous sommes des protectrices, confirma Faïza tandis que Bintou commençait à manipuler les mortiers, pilons, fioles, contenants et divers ingrédients. C’était notre rang initial. La vie nous a fait bifurquer.
- J’ai besoin de coloquinthe. Peux-tu aller m’en chercher ?
- Je ne connais pas les herbes du coin, annonça Faïza. Nous venons de loin. Je crains de ne pas être en mesure de la reconnaître. Veux-tu bien me la montrer et m’indiquer ses propriétés ? Ainsi, je saurai faire la prochaine fois !
- Vous comptez rester longtemps ? interrogea Dinna.
- Le temps que cela prendra, répondit Bintou.
- Ce n’est pas de notre ressort, précisa Faïza.
Dinna sortit, Faïza sur ses talons, laissant Bintou seule dans la boutique. Elle sentit chaque herbe, chaque décoction, chaque baume, chaque onguent, chaque pommade. La flagrance lui apporta énormément d’informations qui, complétées par la magie et le savoir apporté par Gabriel, lui permit de réaliser un superbe cataplasme apaisant pour le ventre douloureux des femmes.
Elle emporta sa réalisation dehors, se promena dans l’oasis et trouva une femme ayant des règles douloureuses. Cette dernière accepta de recevoir son aide. L’effet fut presque immédiat et le soulagement se lut sur le visage de la patiente. Elle la remercia chaleureusement et Bintou retourna dans la hutte de la shamane, enregistra pendant son trajet les maux qu’elle croisait.
Le soir, elle avait soigné une dizaine de gens. Faïza avait appris à reconnaître et à nommer une trentaine de plantes de l’oasis. À la nuit tombée, Bintou et Faïza rejoignirent les autres kwanzas. Elle les trouva en train de réaliser une course de pierres volantes.
- Vous êtes cons ou vous le faites exprès ? s’énerva Bintou.
- Quoi ? gronda Amadou. On s’emmerde alors on s’occupe !
- Des enfants vous regardent, fit-elle remarquer.
- Et alors ? Eux aussi s’emmerdent ! Ils sont émerveillés ! On n’a pas le droit de donner le sourire à des gosses ?
- Pas de cette manière, non. Et si l’un d’eux s’ouvre à la magie ?
- Je le prendrai en apprenti, lança Amadou.
Sa réponse jeta un froid. Personne d’autre que Bintou n’enseignait. Bintou comprit que lors de ses longues générations à Eoxit, Amadou avait eu de nombreux apprentis. Certains marabouts avaient reçu un enseignement bien plus importants que d’autres.
- Et s’il s’en va en courant pour raconter son histoire à une autre oasis, et cela sans que tu te rendes compte de son existence ? Et s’il vient à développer ses pouvoirs pour finalement créer de l’eau là où il en manque ?
Les kwanzas restèrent silencieux, penauds. Amadou, lui, ne perdait pas de sa superbe.
- Détruire la moitié du monde connu ne vous a pas suffi ? Vous voulez que ça recommence ? insista Bintou.
- Je ne me restreindrai pas, annonça froidement Amadou. Je suis magicien. Je n’ai aucune honte à avoir. Je ne me cacherai pas.
- Ton don n’est pas sale, confirma Bintou. En revanche, il ne te rend pas supérieur aux autres. Tu ne mérites pas leur respect juste parce qu’un jour, tu as réagi en voyant une autre personne faire jaillir le feu par la pensée.
Amadou gronda de fureur. Bintou se déversa.
- Le respect, ça se gagne, ça se mérite. Qu’as-tu fait pour mériter le leur ? Que leur as-tu apporté ? Si les eoxans apprennent la présence de magiciens dans le désert, ils viendront tout brûler. Nous leur apportons la peur et l’insécurité. Nous sommes un danger pour eux et ils nous accueillent quand même. À nous de faire pencher la balance dans l’autre sens, de leur montrer que notre utilité est supérieure au risque que notre présence leur fait prendre. Ce n’est pas en faisant des concours de pets que vous y arriverez !
Les kwanzas baissèrent honteusement la tête. Amadou grimaça, sentant qu’il venait de perdre cette bataille. Bintou n’était pas dupe. Il reviendrait bientôt à l’assaut.
- Salut, Bintou. Un souci ? demanda Mamou en apparaissant sous la lune montante.
- Comment vas-tu ?
- Très bien, annonça-t-il. Je voudrais savoir quelles sont tes prévisions à court, moyen et long terme.
- Comment ça ?
- Les shamans utilisent ce qu’ils trouvent et honnêtement, il n’y a pas grand-chose, expliqua Mamou. Les plantes sont endémiques à chaque oasis et les transporter d’un oasis à l’autre est trop long. Elles perdent leurs propriétés sous la chaleur intense de la journée ou gèlent la nuit, rendant tout transport impossible.
- Nous pourrions les déplacer, proposa Nazir. Nous sommes beaucoup plus rapides et pouvons utiliser la magie pour conserver la plante plus longtemps.
Bintou sourit. Enfin une proposition qui allait dans le bon sens.
- Bien sûr, dit Mamou, mais faire cela implique une implantation à long terme. Il faut bien réfléchir à l’emplacement et à la variété que l’on apporte. Il ne faudrait pas qu’une nouvelle plante détruise les précédentes. Cela va demander beaucoup de réflexion, de temps et d’énergie. Si c’est pour que tout le monde rentre à la maison demain, c’est inutile.
- Tu veux savoir si je prévois de ramener les nôtres à M'Sumbiji, comprit Bintou et Mamou hocha la tête.
- C’est chez eux, annonça Amadou. Ça me semblerait normal.
- S’ils viennent, ils détruiront le trésor que les naturalistes ont mis tant de temps à faire, répliqua Nazir.
- Je connais déjà la réponse de Gabriel, sourit Bintou.
- Non ? supposa Faïza.
- Combien ? la contra Bintou. Gabriel est comme nous tous. Il souhaite le retour des msumbis à la maison. Il ne veut simplement pas détruire la zone protégée. Or cela dépend avant tout du nombre de réfugiés à accueillir.
- Nous ignorons totalement la taille de la population msumbis aujourd’hui, répliqua Amadou.
- Tu as mieux à faire de tes journées ? lança Bintou. Un autre concours de pets de prévu, peut-être ?
Amadou grogna avant de hausser les épaules.
- Vous partez par groupe de deux, annonça Bintou. Amadou, même toi, s’il te plaît. Ne pars pas seul. Les environs ne sont pas sécurisés. Les eoxans sont très agressifs envers les magiciens.
- Ils ne viennent jamais dans le désert, répliqua Amadou, mais d’accord, je partirai vers l’ouest avec Nazir, si tu veux bien.
Nazir hocha la tête.
- Restez en contact, parlez-vous, échangez, décrivez ce que vous voyez, montez une carte mentale, continua Bintou.
- Si vous pouviez m’indiquer où se trouvent les shamans, cela me permettrait de gagner énormément de temps, précisa Mamou. Je n’en ai trouvé que deux pour le moment.
Les kwanzas hochèrent la tête.
- Faïza et moi resterons près des anciens à attendre qu’ils se décident, précisa Bintou.
- J’aurais aimé emmener Faïza avec moi, précisa Atumane.
Faïza rougit légèrement. Bintou accepta en soupirant et les deux amants se retrouvèrent avec un grand sourire.
- Bon comptage, termina Bintou.
Tous les kwanzas partirent, chaque binôme empruntant une direction différente de son voisin. Bintou resta seule avec Mamou.
- Amadou va faire des conneries ? lança Mamou.
- Il a une mission claire à accomplir. C’est quand il s’ennuie qu’il pète les plombs.
- Espérons que compter les têtes ne l’ennuie pas trop en ce cas.
Bintou grimaça. Ce n’était pas une activité très intéressante.
- La carte se monte déjà. Ils me la transfèrent, indiqua Mamou. J’ai déjà un shaman à aller voir. Je vais y aller, histoire d’arriver là-bas à l’aube. Bon courage, Bintou.
- Merci, Mamou. Prends soin de toi.
Bintou se retrouva seule dans cet oasis. Elle soupira. Chaque moment passé l’emplissait de doutes et d’effroi. Elle craignait tellement que le mal revienne. À nouveau, elle lâchait ses petits sur le monde. Cela la terrorisait. Seraient-ils capables de se contenir afin de ne pas créer une seconde corruption ? Elle n’en avait aucune idée.
Elle se sentit immensément seule. Elle aurait aimé qu’il soit là. Il n’était plus. Seul le vide l’entourait. Le néant lui répondait par un silence assourdissant. Pour se vider l’esprit, elle passa la nuit à arpenter l’oasis, découvrant chaque plante, chaque fruit, chaque feuille, chaque tige, chaque racine.
Dans la hutte de la shamane, près de sa propriétaire endormie, elle réalisa de nouvelles créations. Au matin, elle se promena dans le village, offrant bien-être, apaisement et soulagement à tout à chacun, sans rien demander en échange, avec le sourire et la gentillesse.
- Tu es appréciée, dit un homme en apparaissant.
- Je cherche uniquement à être utile, Hamed, répondit Bintou.
Elle venait de lire dans l’esprit de cet homme son nom, mais également son titre d’ancien. Il sourit.
- Tu devrais boire ça, indiqua-t-elle en lui tendant une petite fiole. Verse son contenu dans ta gourde pleine d’eau et bois-la entièrement. Demain, tu te sentiras mieux.
- Je vais bien, répliqua-t-il.
Bintou maintint sa main tendue et Hamed finit par attraper le flacon, ouvrir sa gourde, vider le flacon dedans, rendre le contenant à Bintou puis avaler une gorgée, avant de hausser les épaules.
- Ce n’est pas de la magie, précisa Bintou. L’effet ne sera pas immédiat. Demain, tu n’auras plus mal.
- Si tu le dis, murmura-t-il.
Bintou trouvait dommage que l’ancien n’ait pas osé dire à la shamane qu’il avait mal en urinant. Il ne faisait aucun doute qu’il se serait tourné vers le soigneur s’il s’était agi d’un homme. Bintou supposa que la diminution de la population avait forcé chaque caste – celle des shamans compris – à réduire ses effectifs.
- Si c’était de la magie, l’effet serait immédiat ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête en retour.
- Pourquoi ne pas utiliser ton soi disant don en ce cas ? siffla-t-il d’un ton de défi.
- La magie est rare et précieuse. Pourquoi l’utiliser sur un mal aussi facile à soigner que celui-là ? Je préfère la conserver pour des cas plus lourds.
- C’est pertinent, répondit-il.
Il la considérait comme un charlatant ayant très bien préparé ses arguments, quelqu’un de très observateur. Elle avait pu entendre son nom auprès des villageois et le voir grimacer en urinant. Il ne la croyait pas magicienne pour un sou et Bintou ne comptait pas lui en faire la démonstration. Il le comprendrait doucement, par lui-même, en son temps. Il n’y avait aucune urgence.
Il s’éloigna en plissant les yeux. Il avala une autre gorgée de sa gourde. Ne pas la croire magicienne ne signifiait pas qu’elle n’était pas une bonne shamane. Elle venait de soigner la moitié du village. Il comptait bien en profiter lui aussi. Il disparut derrière des bosquets et Bintou reprit son cheminement au milieu des allées de l’oasis.
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- Cent douze mille environ, annonça Faïza alors que tous les kwanzas étaient de retour à l’oasis des anciens.
« Impossible » annonça Gabriel. « Ils sont trop nombreux. Nous pouvons accueillir vingt mille personnes, pas davantage ».
- Nous ne pouvons pas choisir, maugréa Bintou. Dire à certains qu’ils peuvent retourner sur les terres originelles fertiles et accueillantes et à d’autres de rester dans ce désert n’est pas acceptable.
- Nous pouvons le proposer aux tribus éloignées, celle qui souffrent le plus des mauvaises conditions, proposa Faïza. Ceux qui vivent dans les oasis se portent plutôt bien.
- La nouvelle va se répandre et tout le monde voudra partir, la contra Bintou. Nous ne pourrons pas empêcher l’exode et nous nous retrouverons submergés. Il faut se montrer prudent. Les anciens ne nous ont toujours pas reconnus. Nous sommes toujours des étrangers aux yeux des msumbis.
- Si nous les ramenons chez eux, ils changeront vite d’avis, indiqua Nazir.
Bintou avait l’impression de faire les choses à l’envers. Cela ne lui convenait pas du tout.
- Ce voyage nécessite de traverser Eoxit, puis Falathon, puis Adesis, compta Bintou. C’est un bien long et dangereux voyage. Le faire avec anciens, enfants et blessés prendra des lunes.
- Traverser Eoxit et Falathon demandera de la discrétion, mais ça restera faisable, intervint Amadou. Adesis, en revanche… Impossible de passer sans se faire voir. Les elfes des bois sont intouchables.
- Il va falloir demander un droit de passage temporaire à Elian, comprit Bintou.
- Pourquoi nous l’accorderait-elle ? répliqua Amadou.
- Parce que nous leur avons donné accès à nos trésors ? proposa Nazir.
- Ils nous ont déjà payé pour cela : nous sommes ici et pas là-bas en train de tenir la barrière, rappela Bintou.
- Nous avons peut-être quelque chose, intervint Kaoutar.
Elle était partie en binôme avec son compagnon Serkan vers l’est.
- Nous vous écoutons, dit Bintou.
- À l’est du désert se trouve des terres désolées, froides, inhospitalières, couvertes de lacs d’acide, de champs de laves, de vapeurs toxiques, dépourvues de vie végétale ou animale, commença Kaoutar.
- Au sud de ce cauchemar, nous avons trouvé de la vie, continua Serkan. Curieux, nous nous sommes approchés. Une dizaine d’elfes noirs en provenance d’Adesis se trouvaient là.
- Des elfes noirs à Eoxit ? s’exclama Bintou. Que font-ils si loin de chez eux ?
- Surtout dans un endroit aussi pourri ! remarqua Atumane.
- Ils se sont installés à la frontière sud, là où les conditions sont encore un peu clémentes même si aucun humain ne s’y aventure, indiqua Serkan. Il n’y avait aucun elfe des bois et aucun d’eux n’était en méditation hyper profonde active alors nous nous sommes permis… de lire un peu leurs pensées.
Sans la protection des magiciens les plus puissants au monde et de leur aura, les elfes noirs étaient des proies faciles pour les kwanzas qui n’avaient pas hésité une seule seconde à en profiter.
- Ils appartiennent à une caste nouvellement formée. Anciens Tewagi, leur mission est de trouver les elfes mis en esclavage à Eoxit et de les ramener à Adesis.
- Des elfes sont esclaves ici ? s’étrangla Bintou.
Kaoutar et Serkan hochèrent la tête.
- Elian le sait, continua Faïza. Elle a envoyé ses hommes au cœur même d’un puissant pays pour retrouver les siens.
On sentait de l’admiration dans les propos de Faïza.
- Nous pourrions échanger notre aide contre le droit de passage des msumbis sur Adesis, en conclut Bintou.
- Tu voudrais que nous, kwanzas, allions à Eoxit pour sauver des elfes ? s’étrangla Amadou. T’es pas malade ? Les eoxans sont les humains détestant le plus la magie ! Au moindre signe, tu te retrouves sur un bûcher !
- On dirait que tu as peur, ricana Nazir.
- Oui, indiqua Amadou. J’ai vécu avec ce peuple et je peux te dire qu’ils ne reculent devant rien. Un village entier peut se sacrifier juste pour s’assurer de mettre un magicien hors d’état de nuire. Contre deux pécores, tu peux te défendre mais lorsqu’ils sont deux mille, tu rigoles sacrément moins !
Bintou ne l’avait jamais vu blême. Il était réellement terrorisé. Nazir en perdit tout sourire pour devenir contrarié.
- Nous n’avons pas terminé, indiqua Kaoutar. Vous avez tiré des conclusions un peu trop vite.
- Nous n’avons peut-être rien besoin d’échanger, confirma Serkan.
- Comment ça ? s’exclama Bintou, un peu perdue.
- Les elfes noirs sont des renforts, précisa Kaoutar. Ils aident les sauveteurs qui œuvrent depuis des générations. Dès qu’Elian a su ce qui se passait ici, elle a envoyé les siens soutenir les traqueurs dans leur mission.
- Les traqueurs ? répéta Bintou. Qu’est-ce que c’est ?
- Des msumbis qui partent à Eoxit pour délivrer des elfes, annonça Serkan.
- Quoi ? s’exclama Amadou.
- Elian connaît l’existence des msumbis et discute déjà avec eux, comprit Bintou.
- Qu’est-ce que les anciens ont demandé à Elian en échange ? interrogea Amadou.
- En échange de quoi ? répliqua Kaoutar. Elian vient leur offrir son aide. Ils ne réclament rien. Ils acceptent, c’est tout.
- Pourquoi les nôtres libèrent-ils des elfes ? s’étonna Faïza.
- Parce que Narhem leur a promis d’être graciés s’ils libéraient tous les elfes prisonniers à Eoxit, indiqua Kaoutar.
- Graciés ? répéta Amadou.
- Plus d’exil dans le désert, expliqua Kaoutar. Le droit de sortir de cet endroit pourri pour s’installer à Eoxit.
- Promesse facile, cracha Serkan. Les eoxans élèvent les elfes avant de les vendre aux quatre coins du pays. Il ne cessera jamais d’y en avoir.
- En agissant de cette manière, Narhem se trouve une main d’œuvre facile dont la perte ne le touche pas en cas de réponse musclée de la part des marchands d’esclaves, siffla Kaoutar. Des centaines des nôtres sont morts à Eoxit depuis la mise en place de ce système. De plus, les msumbis sont encore plus haïs par les eoxans et pas pour une faute présumée datant d’âges lointains.
- Plus les msumbis libèrent des elfes, et plus ils repoussent la possibilité d’être intégrés, maugréa Serkan.
- Avec notre aide, cela deviendra peut-être possible, murmura Bintou. C’est le jeu du chat et de la souris. Il faut être plus rapide. Nous pourrions débusquer les marchands d’esclaves et guérir les blessures, avant de soutenir tout le monde durant la fuite. De la magie invisible, simple, lointaine et pourtant essentielle.
- Pourquoi devrions-nous nous impliquer ? siffla Amadou. Serkan l’a fait remarquer : nous n’avons rien besoin d’offrir. Elian doit le passage aux msumbis parce qu’ils ont payé de leur vie pendant des générations pour libérer les elfes.
- Certes, dit Bintou, mais…
Elle leva la main pour indiquer à tout le monde d’attendre.
« Gabriel ? Dans combien de temps penses-tu que notre peuple tout entier pourra revenir à M'Sumbiji ? » lança Bintou dans la toile générale.
« C’est extrêmement difficile à dire car j’ignore si la vitesse d’avancée des elfes sera constante, en augmentation ou s’ils vont s’épuiser. Pour le moment, leur priorité est de créer un chemin entre Adesis et la zone protégée afin de permettre le passage terrestre des plantes et des animaux. »
« Ça avance bien ? » interrogea Bintou.
« Ça avance » répondit Gabriel. « Ils sont persévérants, motivés, ingénieux mais leur choix de tracé est excentrique ».
« Comment ça ? »
« On pourrait s’attendre à ce qu’ils avancent en ligne droite… hé bien pas du tout. Les parcelles… ne ressemblent à rien. Ils réalisent de nombreux détours. »
« Quelle perte d’énergie ! » s’exclama Faïza.
- Ils réussissent là où nous échouons depuis des centaines de générations, rappela Bintou. Ils savent peut-être quelque chose que nous ignorons.
Faïza admit que cela pouvait être vrai.
« De ce fait, j’aurais toutes les peines du monde à te donner une date, même approximative. Cela peut être à la prochaine saison humide comme dans dix générations. »
- Plus ils seront nombreux et plus cela avancera vite, en conclut Bintou.
- Plus nous en sauvons et plus nous rapprochons la date de retour des nôtres chez eux, comprit Faïza.
- Les femmes ne soignent pas les terres mortes, grogna Amadou.
- Qu’en sais-tu ? répliqua Bintou.
- Les femmes ramenées d’Eoxit à Adesis sont presque toutes enceintes, apparemment, indiqua Kaoutar en désignant son crâne, indiquant par ce geste qu’elle tenait cette information de l’esprit des elfes noirs. On peut tabler sur une moitié de garçons et donc autant de mains d’œuvres.
- De plus, si j’ai bien compris, Elian encourage les femmes à s’investir, continua Serkan et Kaoutar confirma d’un hochement de tête.
- Ce n’est pas parce que tu ne les vois pas qu’elles ne font rien, gronda Bintou et Amadou grimaça.
- Nous allons devoir tous partir vers Eoxit ? demanda Nazir que l’idée terrorisait clairement.
- Avez-vous récupéré autre chose dans l’esprit des elfes noirs ? interrogea Faïza.
- Comme quoi ? s’enquit Serkan.
- La langue des elfes des bois, la présence ou non d’eoshen à Adesis, le mode de vie des elfes là-bas, comment ils font pour atteindre la méditation hyper active profonde, proposa Faïza.
À leurs regards, il était clair que Serkan et Kaoutar se sentaient bêtes de ne pas y avoir pensé.
- On y retourne et on vous transmets ces informations ? proposèrent-ils.
- Cette fois, présentez-vous et informez-les de notre volonté de les aider, indiqua Bintou.
Les deux kwanzas hochèrent la tête avant de s’éloigner.
- Il y a actuellement douze groupes de traqueurs, annonça Bintou.
- Comment peux-tu savoir cela ? s’étonna Atumane.
- Je viens de le lire dans l’esprit de Hamed.
- Qui est Hamed ?
- Un des anciens.
- Je ne le vois pas, indiqua Amadou. Tu parviens à entrer dans un esprit sacrément lointain !
Il sourit. C’était lui qui lui avait montré comment faire.
- Je refuse que vous partiez seul. C’est bien trop dangereux, continua Bintou. Je n’oblige personne à y aller. Nazir, si tu préfères rester ici et prêter main forte à Mamou, personne ne t’en voudra.
- Je préfère, oui, indiqua Nazir. Je n’ai jamais été un bon combattant.
- Personne ne te demande de tenir une arme, répliqua Amadou. Je suis incapable de manier une dague ou une épée correctement. Tu dois juste montrer la direction, fournir des renseignements et soigner les blessés. Je veux bien me mettre en binôme avec toi, si cela peut te rassurer ! Il faut juste être très, très discret. Les eoxans sautent sans préavis sur tout ce qui ressemble à de la magie avec force et détermination.
- Amadou, puis-je te confier le commandement pour cette mission ? demanda Bintou.
Le kwanza n’en revenait clairement pas.
- Tu es celui qui connaît le mieux les eoxans. Tu as le plus d’expérience en la matière. Tu restes en contact avec chacun. Tu prends des nouvelles. Tu coordonnes les actions. Tu réponds aux questions. Cela te convient ?
Amadou hocha la tête, ravi de la confiance que lui portait Bintou.
- Combien sont volontaires ? lança Amadou et sous son regard de braise, toutes les mains se levèrent, permettant à chaque groupe de traqueurs d’obtenir exactement les deux kwanzas requis.
- Prenez soin de vous, murmura Bintou.
- Première étape : trouver les traqueurs, annonça Amadou.
- Comment sommes-nous censés réaliser ce miracle ? lança Seynabou.
- Ce sont les seuls humains qui pensent en mbamzi, indiqua Amadou. Ne plongez pas profondément et ne cherchez pas à tester chaque esprit. Effleurez la surface d’une seule personne par groupe. Nous devons être rapides, efficaces et rentables. Je veux un rapport quotidien jusqu’à ce vous ayez trouvé un groupe de traqueurs. Ensuite, je veux un rapport à chaque évènement important.
Les kwanzas hochèrent la tête.
- Bon courage pour convaincre les anciens, Bintou, lança Amadou alors que les kwanzas partaient à l’assaut d’Eoxit.
- Merci, soupira Bintou.
Quelques jours plus tard, Kaoutar et Serkan transmettaient des sons par millions, permettant à tous les kwanzas, qu’ils furent au nord ou au sud, de parler le lambë. Aucun des elfes noirs présents à Eoxit ne connaissait le mot « eoshen ».
« Nous ne savons trop que vous dire sur le mode de vie des elfes. Ils chantent, ils dansent, ils mangent, ils boivent, ils baisent. »
« Quand est-ce qu’ils soignent les terres sombres ? » interrogea Amadou agacé.
« Lorsqu’ils chantent, apparemment. »
Nul ne répondit. Chacun gardait pour soi la réplique impolie qu’il avait en tête.
« Quand à la méditation hyper profonde active, nous ne savons pas bien comment trouver cela dans la tête de ces elfes noirs qui n’appréhendent pas du tout la magie. »
« Ils utilisent la magie tous les jours et ne l’appréhendent pas ? » gronda Amadou.
« Ils ne se considèrent pas eux-mêmes comme des magiciens » indiqua Kaoutar.
« Ils n’en sont pas » gronda Amadou. « Je parlais des elfes des bois. »
« Les elfes noirs ne les considèrent pas comme des magiciens. Les elfes des bois ne se considèrent pas non plus comme tels. »
« Ah bon ? Ils expliquent comment la guérison des terres sombres ? » demanda Bintou.
« Comme une manifestation du lien fort entre les elfes des bois et la nature » répondit Serkan.
Cela laissa Bintou pantoise. Les plus puissants magiciens au monde ne pensaient pas l’être. Cela avait de quoi faire réfléchir.
« Bassma n’est pas prête de voir son assemblage redevenir blanc » maugréa Faïza.
La remarque mit un terme à l’échange. Kaoutar et Serkan restèrent auprès des elfes noirs qui attendaient l’arrivée éventuelles d’elfes afin de rejoindre le premier groupe de traqueurs qui arriverait.
Faïza et Atumane furent les premiers à trouver les msumbis en mission à Eoxit. Faïza partagea l’intégralité de ses sens et émotions avec Bintou en privée si bien que la Mtawala eut l’impression d’être là-bas.
Elle s’avança vers le feu qui crépitait au milieu d’une clairière. Atumane s’était posté juste derrière elle. Il était prêt à réagir au premier mouvement agressif. Les traqueurs discutaient autour du feu.
« Ils savent qu’on s’approche » lui envoya Atumane par télépathie. « Ils font semblant ».
« Les elfes noirs sont prêts à nous tomber dessus » confirma Faïza.
- Bonjour, lança Faïza en mbamzi.
La langue utilisée fit tiquer les traqueurs qui se lancèrent des regards perdus.
- Je m’appelle Faïza et voici Atumane, se présenta-t-elle. Nous venons vous aider à délivrer les elfes des bois retenues en esclavage par les eoxans.
- Que tes nuits soient sombres, lança Atumane en amhric vers un fourré à sa gauche. À toi aussi, finit-il en regardant un peu derrière lui à droite.
- Qui êtes-vous ? gronda le chef des traqueurs.
- Nous sommes des kwanzas, précisa Faïza.
- Des magiciens, indiqua Atumane en ruyem pour les elfes noirs.
Il était inutile de dire « eoshen ». Ceux-là n’avaient jamais entendu ce mot. Les Tewagi sortirent de l’ombre et observèrent les deux intrus de travers.
- Nous voulons vous soutenir dans votre mission, répéta Faïza. Nous pouvons vous indiquer l’emplacement des elfes, soigner les blessures, apaiser les rencontres ou aider votre fuite une fois la cargaison embarquée.
- Nous tenons à rester discrets, précisa Atumane. Vous comprendrez aisément pourquoi.
Le traqueur ricana en souriant.
- Tu m’étonnes ! s’exclama-t-il.
- Nous ne mangeons pas, ne buvons pas et ne dormons pas. Nous ne prendrons pas sur vos…
- Deux de plus, lança un traqueur en riant. On n’a pas l’air con nous avec nos besoins primaires !
Faïza comprit qu’il parlait des elfes noirs.
- Ce sont les anciens qui vous envoient ? demanda le chef des traqueurs.
- Ils ignorent notre présence ici, indiqua Faïza. Nous venons de notre propre volonté.
Le traqueur hocha la tête.
- Soit.
Les elfes noirs se détendirent un peu. Les traqueurs retournèrent près du feu. Faïza et Atumane s’installèrent et, après avoir prévenu Amadou de leur réussite, commencèrent à sonder les alentours à la recherche de quelqu’un, n’importe qui, pensant aux elfes.
Bintou se déconnecta du flux pour revenir à la réalité présente. Faïza émettait toujours. Bintou n’avait qu’à se brancher pour ressentir de nouveau. Elle était rassurée de les savoir acceptés. Elle retournerait vers Faïza au matin pour voir l’avancée de la situation. En attendant, elle prépara des produits.
Au matin, elle retrouva Faïza. Atumane continuait à sonder tandis que Faïza soignait les traqueurs en projetant. Pas le temps de réaliser des baumes. Elle visait l’intégration rapide et la rentabilité. Plus vite ils avanceraient, plus les elfes seraient nombreux à soigner les terres sombres. Il s’agissait d’être efficace.
- Là-bas, annonça Atumane en désignant le nord est. En avançant rapidement, on peut y être d’ici le milieu de la journée.
- On est censé vous croire ? gronda un traqueur.
- Vous avez mieux ? répliqua Atumane.
- Vous pourriez tout aussi bien nous amener en pleine embuscade !
- Vous avez mieux ? répéta Atumane et les traqueurs grondèrent.
Le départ prit du temps car les traqueurs devaient d’abord plier leurs affaires. Pendant ce temps, Atumane et Faïza s’enfuirent en pensées vers le lieu d’arrivée, tentant de déterminer les défenses, le nombre de gardes, le risque, le meilleur chemin d’approche.
Bintou décida de ne revenir au flux qu’en milieu de journée. Elle se promena dans l’oasis, discutant avec chacun, aidant une femme à réaliser un panier en osier, un homme à porter des peaux de chèvres. Elle trouva aisément le lieu d’entraînement des protecteurs et se joignit à eux, tant pour se défouler que pour enseigner. Le moment fut très agréable.
À midi, elle se trouva un coin tranquille et se plongea dans le flux transmis par Faïza.
Ils marchaient au milieu d’un village. Les elfes noirs brillaient par leur absence. Ils se cachaient probablement. Les paysans leur lançaient des regards noirs.
- Il ne peut pas y avoir quoi que ce soit ici ! gronda le chef des traqueurs. Les elfes valent une fortune. Ces gens n’ont certainement pas pu s’en payer une !
- Et pourtant, il y en a une. Tous les hommes du village le savent. Ils y pensent continuellement. Ils craignent que vous leur preniez leur trésor ou que leurs compagnes découvrent le pot aux roses.
- Tu sous-entends qu’ils se la partagent ? s’étrangla le traqueur.
- Depuis des générations visiblement, maugréa Faïza dégoûtée.
- Où est-elle ? interrogea le traqueur.
- Où sont-elles, le contra Faïza. Je dirai qu’il y en a au moins deux. Elles ne sont pas au même endroit.
- C’est pour ça que je n’y arrive pas, comprit Atumane. Les pensées s’emmêlent. Les lieux se brouillent. Les localisations se mélangent.
Faïza s’approcha d’un jeune homme. Elle entra dans son esprit et le tint avec douceur.
- Où sont-elles ? demanda-t-elle.
- Au moulin sans aile, sous la cordonnerie et au fond du vieux puits, répondit-il.
Elle s’éloigna alors que l’homme, reprenant ses esprits, grondait de rage et de fureur.
- On se sépare ? proposa Faïza. Ils risquent de les changer de place !
Le traqueur gronda. Il n’aimait pas ça du tout.
- Atumane et moi savons nous battre, annonça Faïza. Je propose que les elfes noirs se rendent au moulin sans aile. C’est dans la campagne. Personne ne les verra. Atumane prendra la cordonnerie et j’accompagnerai le groupe au puits.
Le chef des traqueurs donna trois de ses hommes à Atumane. Deux partirent vers le moulin. Faïza se retrouva avec les deux derniers traqueurs dont le chef. Ils suivirent Faïza vers l’inconnu. Lorsqu’ils parvinrent à un puits, le chef lança :
- Putain ! Il y a vraiment un puits. Honnêtement, je n’y croyais pas !
Des villageois se tenaient là, armes aux poings, prêts à en découdre.
- Au nom de Narhem, éloignez-vous et vous seriez graciés, annonça le traqueur.
Certains villageois hésitèrent. Voyant leurs amis rester fermes, ils ne bougèrent pas.
- La sentence pour ce crime est la mort, rappela le traqueur. Laissez-nous passer et aucun mal ne vous sera fait. Dans le cas contraire, nous avons le droit de faire appliquer la loi nous-mêmes.
Aucun homme ne bougea. Ils ricanèrent.
- Viens la chercher, gronda un paysan aux muscles forts portant une fourche.
Faïza grimaça. Elle aurait préféré que cela se passe autrement. Elle dégaina sa dague et son épée, prête au combat. Les deux traqueurs firent de même.
- On a le droit de les tuer, précisa le chef à Faïza.
- Super, ronchonna Faïza.
- Allons la libérer. Tant pis pour eux, lança le traqueur.
Les trois msumbis s’avancèrent. Quelques instants plus tard, quatre paysans gisaient morts. Trois blessés graves gémissaient. Tous les autres s’étaient enfuis lorsque le gros balaise était tombé.
- Je confirme, dit le chef. Tu sais te battre… mieux que moi.
- Donne ta main, dit-elle avant de projeter afin de soigner les blessures du chef.
Elle fit de même avec le second traqueur.
« Atumane ? Tu en es où ? »
« Nous avons l’elfe. Ça se passe mal au moulin. On voudrait y aller mais elle refuse de suivre. Les traqueurs ont l’habitude. Ils me disent qu’ils sont obligés de les attacher et de les traîner sur tout le trajet. Elles agissent comme si elles étaient des animaux, refusant toute forme de communication. »
« Ah bon ? Merci de la précision. »
Le chef descendit dans le puits par une échelle, une corde autour des hanches tenue par son compagnon se déroulant lentement. Quelques coups sur la corde et celui à la surface tira. Faïza l’aida.
Une femme elfe entièrement nue apparut, ficelée et muette. Hagarde, elle observa le ciel, plissant des yeux sous le soleil. Faïza se demanda depuis combien de temps elle était retenue au fond de ce puits. Des dizaines de générations, probablement.
L’elfe ne prononça pas un mot. Elle resta figée, choquée. Faïza se demanda à quel point l’émotion était vraie ou jouée.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, dit Faïza en lambë, selon l’expression consacrée, censée vouloir dire « bonjour » en elfe des bois.
Faïza trouvait cela étrange et avait du mal à le croire mais les sons envoyés par Kaoutar et Serkan étaient clairs : c’était bien de cette manière que les elfes se saluaient.
L’elfe ne réagit pas. Elle resta de marbre.
- Tu perds ton temps, indiqua le chef des traqueurs en se hissant hors du puits. Elles ne répondent jamais. Parfois, en voyant Far’el et Baabak, elles se dérident mais cela reste rare.
- Même devant d’autres elfes, certaines ne changent pas de comportement ? s’étrangla Faïza.
- Ce sont des elfes noirs, rappela le traqueur. Logique qu’elles soient méfiantes. Cela fait tellement de temps qu’elles sont maltraitées. Se souviennent-elles seulement de leur vie d’avant ?
Faïza en eut la nausée. Le traqueur attrapa la corde et releva l’elfe sans ménagement. Elle couina mais suivit sans se plaindre.
- On va où ? grogna le chef.
- Par là, indiqua-t-elle sans reprendre complètement contenance.
Elle retrouva Atumane sur le chemin du moulin. À leur arrivée, les Tewagi avaient assaini la situation. Une bonne vingtaine de cadavres jonchaient le sol. L’elfe à leur côté tremblait de terreur. Aucune des femmes elfes ne se salua. Elles restèrent pétrifiées de peur, abasourdies et angoissées. Le chef du groupe donna le signal du départ.
- Nous rejoindrons l’est sans faire de pause, annonça Faïza.
- Vous peut-être, mais nous… commença le chef.
- Nous allons vous soutenir, annonça Faïza. Cela sera désagréable mais vous pourrez faire le trajet d’une traite. Par contre, cela va énormément nous fatiguer, Atumane et moi. En cas d’attaque, nous ne pourrons pas utiliser la magie pour nous défendre.
- Vous ne semblez pas en avoir besoin, fit remarquer le chef. Je n’ai pas eu la sensation que vous vous en soyez servis !
- Nous préférons rester discrets, confirma Atumane. Ce pays n’est guère accueillant pour les gens comme nous.
Le chef sourit.
- Comment allez-vous nous soutenir ?
- Par contact, indiqua Atumane. L’épaule droite convient-elle à tout le monde ?
Tous les msumbis hochèrent la tête et la course commença. Les paysans n’allaient pas tarder à se plaindre aux miliciens qui viendraient obtenir vengeance. Il s’agissait de disparaître avant leur arrivée. Certes, les traqueurs avaient le soutien de Narhem mais le roi ne pouvait décemment pas être partout à la fois et certains n’hésitaient pas à prendre les paris. Un groupe de traqueurs disparaissant au beau milieu de la campagne avait toutes les chances de n’attirer l’attention de personne.
Bintou retourna à son oasis. La course promettait d’être inintéressante. Nul ne pourrait suivre un groupe aussi rapide. Bintou s’occupa de son village au milieu du désert. Cela faisait du bien de ne pas utiliser la magie.
Bintou discutait, bavardait, discourait, aidait, se rendait utile à droite et à gauche, soignait avec des plantes. Ce calme la comblait. Elle en profitait pour réfléchir, penser, évitant au maximum de laisser libre cours à ses émotions, profitant simplement de ce moment de répit seule avec elle-même, même si Mamou venait parfois lui rendre visite.
- Salut, Bintou !
- Faïza ! s’exclama Bintou. Atumane ! Pourquoi êtes-vous là ?
- Les traqueurs repassent toujours par ici entre deux missions. Ils rendent compte aux anciens, expliqua Faïza.
- Comment vont nos trois prisonnières ?
- Elles sont en route pour Adesis, indiqua Faïza. Elles n’ont pas décroché un mot ni un geste amical. Elles nous ont suivis, c’est déjà ça.
- Pas de souci en chemin ?
- Aucun, assura Faïza.
- Merci pour le partage, indiqua Bintou.
- De rien, sourit Faïza.
- Comment cela avance-t-il de ton côté ? demanda Atumane.
- Rien de nouveau, maugréa Bintou. Je suis observée. Il ne se passe pas grand-chose. Les accidents sont rares. La magie n’est d’aucune utilité dans cet oasis. Mamou n’a jamais eu besoin de projeter non plus.
- Nous l’utilisons beaucoup, de notre côté, assura Faïza. Je suis épuisée.
- Profitez de votre présence en ce lieu pour méditer et vous reposer. Vous l’avez bien mérité. Votre mission est un véritable succès. Ils n’auraient jamais trouvé ces elfes sans vous.
Les deux amants s’éloignèrent main dans la main. Bintou douta qu’ils allaient méditer. Une activité un peu plus fatigante les attendait en préambule.
- Bintou ? Puis-je me permettre de te déranger ?
Bintou se tourna vers Hamed et lui sourit.
- Bien sûr ! lança-t-elle gaiement.
- Il semblerait que j’avais tort, indiqua-t-il.
- D’être prudent ? De préférer assurer la sécurité de ton peuple avant de confier un poste important à une étrangère ? D’être méfiant vis à vis d’un être tout droit sorti des contes et légendes ? Je pense au contraire que tu avais raison.
Hamed sourit.
- Tu es Bintou, la Mtawala de M'Sumbiji. Acceptes-tu de reprendre ce poste ?
- Volontiers, dit Bintou. Merci, Hamed.
- Mes collègues souhaitent te parler et je crois qu’une grande fête attend ton arrivée pour débuter.
- Merci beaucoup ! lança Bintou.
La soirée fut bruyante et animée. Au matin, Faïza et Atumane repartirent avec les traqueurs et les deux elfes noirs à la recherche d’autres âmes égarées. Les groupes tournèrent et le nombre d’elfes libérés augmenta rapidement. De quoi ravir Bintou !
Les kwanzas étaient de retour, plus utiles que jamais, tandis que Mamou gérait les shamans. Tout allait pour le mieux.
Gabriel se faisait lentement mais sûrement aux elfes et à leurs étranges manières, leurs échanges s’étant nettement améliorés depuis que le naturaliste parlait le lambë.
Les terres sombres reculaient sous les assauts de l’eau miraculeuse des créatures blondes aux oreilles pointues. Bintou avait déjà compté vingt-sept elfes gonflant les rangs des bras contre la corruption.
- Putain ! Ils sont insupportables ! gronda Seynabou.
- Pourquoi ? demanda Bintou alors que les deux kwanzas venaient de rentrer à l’oasis après avoir terminé leur mission.
- Le sauvetage a été musclé. Nous nous sommes retrouvés face à des éleveurs. Les salopards ne protègent pas qu’un peu leurs enclos. Les traqueurs ont été submergés. Sikha et moi ne sommes pas combattants. On s’est contenté de figer les agresseurs, histoire de soigner les nôtres. On comptait s’éclipser discrètement avant de les libérer.
- Ces connards d’elfes noirs les ont égorgés alors qu’ils étaient figés, gronda Sikha.
Bintou grimaça. Ça avait dû faire sacrément mal. Les kwanzas avaient ressenti en direct la mort des humains possédés.
- Quand on leur a dit de ne plus jamais faire ça, ils ont ricané avant de hausser les épaules et de lever les yeux au ciel. Ils s’en foutent. Ils nous considèrent comme de la merde. Je hais ces prétentieux hautains et présomptueux !
Bintou ricana à son tour. Des prétentieux hautains et présomptueux, elle en connaissait d’autres !
La cohabitation fut ainsi parfois difficile. Les kwanzas avaient du mal à se faire respecter. Amadou cherchait à prendre le commandement du groupe mais se faisait rembarrer. Faïza et Atumane avaient réussi, du fait de leurs compétences en combat, à s’être bien intégrés, mais ils étaient un cas isolé.
À chaque retour, Bintou recevait les plaintes des uns des autres, arrondissait les angles, rassurait, encourageait, conseillait ou se contentait de recevoir la colère, oreille attentive et bienveillante.
Atumane et Faïza s’enfuir en pensées vers le lieu d’arrivée => s'enfuirent
Merci pour la coquille.
Bonne lecture !