Durant de longues minutes, peut-être même une heure, Jack ne fit rien d'autre qu'observer les traits paisibles de Ianto qui dormait. Il ressemblait tellement à l'autre, dans sa façon d'agir, de parler… dans son obstination. Dans sa colère, même ! Il ressemblait à l'autre, et à le voir ainsi, sans défense, vulnérable, Jack n'était pas loin de succomber.
Cependant, en temps normal, ce Ianto-là n'était pas à proprement parler vulnérable, lui avait expliqué Jane. Il n'était pas certain de saisir tout ce que cela impliquait. Mais une chose était sûre : il ne connaissait pas l'homme allongé sur ce canapé. Pas encore, du moins.
Il ne savait rien de lui. Ni ses espoirs, ni ses craintes, ni ses désirs, ni son passé.
Il ignorait même s'il n'avait pas déjà une petite amie, nom d'un chien !
Les autres n’avaient rien voulu dire à ce sujet. Ils s’étaient tous contentés de dévier la conversation, le regard fuyant et le sourire gêné. Seule Angie lui avait parlé, lorsqu’ils se trouvaient encore à l’hôpital de Cardiff. Elle lui avait dit qu’il l’avait aimé, ou quelque chose comme ça. À ce moment-là, il n’avait pas cherché à en savoir plus.
Pourtant…
Oui, là, alors que Ianto dormait, Jack avait juste envie de le prendre dans ses bras, de le bercer et de lui dire que tout irait bien.
Au lieu de ça, il se releva, les muscles endoloris d’être resté accroupi si longtemps, et musarda quelques instants dans le salon, clair, propre et bien rangé. Typiquement Ianto.
Il aurait voulu lui trouver quelque chose pour le couvrir, et opta finalement pour son manteau, le temps de chercher un plaid ou un duvet.
Il s’engagea dans la cuisine, vit le verre d’eau vide dans l’évier et se servit à son tour au robinet. Son verre à la main, il explora le reste du cottage. Celui-ci correspondait à l’image qu’il se faisait peu à peu du Ianto Jones qui vivait là depuis cinq ans – ordonné, fonctionnel et relativement impersonnel. Il formait un reflet parfait du petit appartement de Cardiff qu’il ne s’était jamais résolu à vendre. Celui que l’autre avait occupé.
La ressemblance était troublante. Troublante, mais aussi rassurante, en quelque sorte. Il s’en rendait compte à présent : il avait eu cette peur irrationnelle de se trouver face à un Ianto qu’il ne reconnaîtrait pas, qu’il ne comprendrait pas. Mais, après tout, sa crainte n’était peut-être pas fondée.
Il pénétra dans la chambre, toujours à la recherche d’une couverture pour réchauffer le bel endormi. Son regard s’arrêta sur le lit et sa couette à motifs rayés, puis sur le carnet qui semblait avoir été jeté là par erreur.
Le journal intime de Ianto.
Jack eut un temps d’arrêt. Il n’avait aucun droit sur lui, et certainement pas celui d’aller fouiner dans sa vie privée. En même temps… ce Ianto était quelqu’un d’organisé, non ? Tout aussi organisé que l’avait été le sien. S’il avait sorti le carnet et l’avait laissé traîner, ce n’était certainement pas par hasard…
Après quelques secondes de tergiversation, le capitaine finit par s'en emparer. S’il y avait un moyen d’apprendre à connaître cet autre Ianto, c’était bien celui-là. Il but son verre d'eau à grandes gorgées, le reposa sur la table de chevet, et ouvrit la première page.
Lorsque Jack parvint aux dernières pages manuscrites, quelques larmes débordèrent de ses paupières. Il referma le carnet, craignant de le tacher.
Ce n’était pas seulement l’écriture (bon sang, ils avaient exactement la même, à la virgule près !), ni les choses terribles par lesquelles ce Ianto était passé (la mort de Lisa, et tout le… merdier qui était survenu après, résumé dans les premières pages). Ce n’était pas non plus cet écrasant sentiment de solitude, terrible, incommensurable, qui s’échappait de chaque mot, ni tous les efforts qu'il avait déployés pour retrouver le monde de son double. Ce n'était même pas la façon qu'il avait eu de s'effacer, toujours, au profit de l'autre, ni son indéfectible loyauté, si semblable à celle de son double.
C'était… tout ça à la fois, et plus encore. C'était tout ce qui formait le lien évident qu'il y avait eu entre les deux Ianto. Le lien qui les unissait tous les deux à lui, Jack. Un homme du Cinquante-et-unième siècle arrivé sur Terre au Dix-neuvième siècle par hasard.
Un Imagineur.
Qu'est-ce que cela signifiait ?
Jack leva les yeux vers le plafond, ferma les paupières et expira longuement, pour s'éclaircir les idées. Puis il se remit debout, bien décidé à avoir avec Ianto la conversation qu'il méritait. Qu'ils méritaient tous les deux.
Dans le salon, ce dernier dormait toujours, emmitouflé dans le grand manteau de Jack d'une façon si touchante que le capitaine ne put s'empêcher de s'approcher pour caresser doucement ses cheveux bruns qui dépassaient tout juste du col redressé. Il posa le carnet sur la table basse et s'installa sur un fauteuil, près du canapé. Il jeta un oeil par la fenêtre : la pluie tombait encore, fine et drue, et le jour déclinait peu-à-peu, plongeant le Royaume dans l'ombre de ses sommets.
Les coudes posés sur ses genoux, il releva les manches de sa chemise, joignit les mains sous son menton, et, reportant son regard bleu sur Ianto, il attendit.