Chapitre 54 - Tout ce qui te rend heureux

Par Keina

Ianto s'éveilla soudain avec la sensation d'avoir dormi bien trop longtemps. Il plissa des yeux pour tenter d'accommoder sa vision. Il reconnut son salon, baigné dans une nuit à peine adoucie par la lune qui s'était enfin levée. Il tenta de se redresser, faisant tomber l'espèce de couverture que quelqu'un avait glissé sur lui. Un manteau.

Celui de Jack.

Ses yeux s'ouvrirent tout à fait et il fronça les sourcils, distinguant enfin la personne à ses côtés. L'aura était revenue, palpitante, scintillante dans l'obscurité, soulignant les contours des meubles et de la télévision derrière lui. Ianto savait maintenant qu'elle s'effacerait à nouveau, au bout d'un moment. Il allait lui falloir un moment pour s'y habituer.

Et sans doute un peu plus pour s'habituer à la présence de Jack dans son salon, au Royaume Caché.

— Salut, Ianto. Bien dormi ?

— Quelle heure est-il ?

Sa voix ressemblait au grognement rauque d'un Weevil. Il toussota, se redressa tout à fait pour adopter la position assise et accepta avec reconnaissance le verre d'eau que lui tendait Jack.

— J'ai bu dedans, mais je suppose que toi aussi avant moi, alors…

Ianto ferma les paupières, quelques secondes, pour faire taire les battements de son cœur. Pendant qu'il buvait, prenant son temps pour éviter d'avoir à parler, Jack continua :

— Beve m'a contacté, tout à l'heure, par télépathie. Elle s'inquiétait. Je lui ai dit que tu étais avec moi, et que tout allait bien. Apparemment, tant qu'il y a quelqu'un pour veiller sur toi, tu n'es pas obligé de retourner à l'infirmerie.

Ianto faillit s'étrangler et releva un regard effaré vers Jack.

— Et c'est ce que tu vas faire ? Veiller sur moi ?

Jack haussa les épaules.

Maintenant, Ianto ne pouvait plus s'empêcher de le regarder. Il voulait se nourrir de la vision de Jack chez lui, de ses cheveux en bataille, de son regard pétillant, des fossettes au coin de ses lèvres, de sa mâchoire dessinée. Des veines qui saillaient dans son cou, de ses bretelles surannées, de sa chemise relevée sur ses avant-bras musclés, de son bracelet temporel et de la montre à son autre poignet, de ses doigts fins entrecroisés. De son pantalon bien coupé qui formait un pli au niveau de ses genoux, de ses cuisses fermes et de ce qu'il y avait entre deux, de ses chevilles, de ses chaussures. De lui tout entier, encore, et encore, et encore, jusqu'à en faire une indigestion.

Un trop-plein de Jack.

Comme si c'était possible.

Comme si tu pouvais, un jour, en avoir assez, souffla la petite voix au fond de lui.

— À en croire… ça (Jack fit un signe du menton en direction de la table basse), ce serait plutôt à toi de veiller sur moi.

Ianto dévia son regard vers l'objet que désignait le capitaine, et se pétrifia en le reconnaissant.

Son journal intime. Jack avait finalement lu son journal intime. Il posa son verre vide sur la table et releva la tête vers son capitaine, assis dans le fauteuil à gauche du canapé. Si proche, et si lointain pourtant…

— Est-ce que… est-ce que tu es en colère ?

Ianto avait posé la question d'une voix qu'il voulait détachée, impersonnelle, mais la fin de sa phrase s'était perdue dans le fond de sa gorge. Il était terrifié. Terrifié de ce qu’il avait raconté dans ce journal, de ce que son capitaine pensait maintenant de lui, d’imaginer qu’il allait le perdre à tout jamais.

Pourtant, ce fut un regard sincèrement surpris que lui renvoya Jack.

— En colère ? Non, bien sûr que non. Interloqué, plutôt. C'est quoi, un Imagineur ?

Constatant que Jack avait posé la question en toute ingénuité, Ianto s'efforça de rassembler ses idées pour y répondre, les doigts parcourant ses tempes et les yeux dans le vague.

— Les Imagineurs maintiennent l'équilibre du Multivers. Ils sont comme les noeuds qui relient ensemble tous les fils de la réalité.

— Et je suis l'un d'eux.

— Et tu es l'un d'eux…

— Pourtant, je n’ai rien fait pour cela.

— Il n’y avait rien à faire. Tu es ce que tu es.

Jack soupira, une main derrière la nuque, comme pour la soulager d'une tension.

— Je suis immortel, tu sais. Il n'y aura pas grand chose à surveiller, avec moi.

— Je sais. Mais c'est plutôt… métaphorique. Les Gardefés sont là pour garder les Imagineurs heureux, épanouis…

Ianto hésita un instant. Pour éviter qu'ils ne deviennent tous comme Scipio…

Il secoua la tête. Il ne voulait pas parler de ça. Pas avec Jack. Pas tout de suite.

— Épanouis, hein ? rétorqua ce dernier, un petit sourire lubrique au coin des lèvres.

Ianto ne put s'empêcher de sourire à son tour et roula des yeux.

— Pas de cette façon-là. Enfin, pas si ce n'est pas nécessaire… Nous pouvons percevoir vos émotions, balayer les négatives et vous envoyer des positives. Un peu comme une drogue, en fait. L'effet d'accoutumance en moins.

Jack souriait toujours, d'un sourire joueur et relaxé, et son sourire rendit immédiatement Ianto heureux. Ça ne devrait pas plutôt être l'inverse ?

— Et vos ailes ?

— Grâce à elles, nous pouvons passer à travers le multivers pour vous retrouver. Mais les miennes…

Jack hocha le menton. Le sourire avait disparu.

— Je sais. Ne t'inquiète pas. Nous ne sommes pas obligés d'en parler.

Ianto expira doucement.

— D'accord. Et maintenant ? demanda-t-il d'une petite voix.

Jack bascula en avant et s'approcha dangereusement de son visage.

— Maintenant, j'ai encore une expérience à mener.

Il ferma les yeux et se pencha un peu plus, si près de Ianto qu'il respirait l’odeur de sa peau. (Et, oh Seigneur, ces foutus phéromones du Cinquante-et-unième siècles n'étaient clairement pas surévalués !)

Puis leurs lèvres se rejoignirent, et ce fut… tout ce qu'il avait toujours rêvé, espéré, désiré.

Ce fut… enfin réel.

Jack mit fin au baiser et se recula, les yeux écarquillés.

— Oh ! Ça, c'était… intéressant.

Ianto sentit son cœur se serrer. Intéressant, hein ? Tout comme la disposition de ses meubles…

— J'embrasse de la même façon que mon autre moi. C'est ça ?

Une grande lassitude l’envahit. À quoi bon ? Il ne serait jamais son double. Il ne le remplacerait jamais dans le cœur du capitaine.

— Non. Non ! C'est pas ce que j'ai voulu dire, Ianto, vraiment pas. Au contraire… Tu n'embrasses pas du tout comme lui ! Tu n'as rien à voir avec lui, et j'ai bien envie… de chercher… ce que tu fais d'autre… différemment…

Tout en parlant, il s'était approché de nouveau, et déposait des baisers un peu partout sur son visage, sur son front, au coin de sa mâchoire, dans son cou…

Ianto ferma les yeux, l'excitation gagnant peu à peu tous ses sens. Les bretelles baissées pour faciliter ses mouvements, Jack avait enlevé le blouson de Ianto et s'attaquait maintenant à la ceinture du jean et à son t-shirt qu'il leva par dessus ses bras. Ianto se laissa faire, soudain un peu anxieux. Il savait où tout ça allait mener et…

— Jack…

Son capitaine s'arrêta aussitôt, haletant, et leva vers lui un regard concerné.

— Pardon ! Tu es encore trop faible, hein ? Et moi qui me jette sur toi… Si tu as besoin de repos, on peut s'arrêter là, reprendre plus tard…

— Non, non, rien à voir. Je vais bien, je t'assure. Mais, Jack, je n'ai jamais… je ne sais pas vraiment…

Les yeux bleus du capitaine se firent plus doux et plus confiants.

— Je sais. J'ai lu ton journal intime, figure-toi. Tout ira bien. Laisse-moi faire…

Il accompagna sa dernière remarque d'une telle inflexion de voix que Ianto n'eut d'autre choix que de se laisser aller contre le dossier du canapé, les yeux fermés, pendant que Jack, à l'aide de sa langue, partait à la conquête de son torse nu, effleurant le contour des cicatrices qui s’effaçaient peu à peu.

Bientôt, jean et boxer se retrouvèrent en bas de ses chevilles, et Jack commença à caresser d’une main ferme le membre dressé. Ianto haleta, perdant tous ses moyens. À la merci des gestes experts du capitaine, il se faisait l’effet d’un puceau.

— Jack, si tu continues comme ça, je ne vais pas tenir…

Le souffle court, la respiration hachée, il tenta de penser à autre chose, dans l’espoir de faire durer l’instant. Peine perdue : Jack, un sourire toujours accroché aux lèvres, faisait maintenant courir sa langue sur son prépuce, et lorsqu’il l’engloutit enfin, Ianto laissa échapper une exclamation rauque et se raidit tout entier vers son amant.

Alors, c’était cela, faire l’amour avec Jack ? Ianto comprenait pourquoi l’autre avait été accro. Tout ce qu’il avait vécu en rêve, dans l’esprit de son double, semblait maintenant lointain, chimérique, grotesque. Comme un reflet dans l’eau, déformé par le courant. Ça n’avait pas été réel. Ce qu’il vivait là, à cet instant, lui tout entier dans la bouche de Jack, la main de Jack caressant ses testicules, les cheveux de Jack chatouillant son aine, les yeux de Jack qui surveillaient les réactions sur son visage, tout cela lui donnait la sensation d’être enfin réveillé.

D’être enfin vivant.

— Jack… Je vais… Je vais…

Trop tard. L’orgasme déferla dans tout son être, faisant exploser un milliard de neurones dans son cerveau. Ses muscles se tendirent, puis se relâchèrent, et une incroyable sensation de bien-être l’envahit aussitôt. Il s’affala dans le creux des coussins, et baissa le regard vers Jack, qui s’était reculé et l’observait maintenant, un sourcil levé.

— Alors ça, c’est totalement nouveau, dit-il finalement dans un souffle, après s’être essuyé les lèvres. Et… Ouah ! Ianto… Waouh !

Ianto se redressa aussitôt, intrigué par les exclamations de Jack qui s’étaient accompagnés d’un rire sonore, joyeux, émerveillé.

— Jack ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Il renfila son boxer et son jean, sans prendre garde à la sensation mouillée entre ses jambes. Jack détaillait maintenant un point derrière son dos, quelque chose que lui-même ne pouvait voir, et…

Oh. Il commençait à comprendre.

Depuis qu’il s’était réveillé à l’infirmerie du Royaume, il avait fini par s’accoutumer à la chaleur qui couvait entre ses omoplates, et par ne plus y penser. Mais à présent il la sentait de nouveau, palpitante, fluctuante… embrasante.

Il tordit son cou, cherchant lui aussi à voir ce que Jack contemplait avec ébahissement. Ce dernier parut enfin sortir de son émerveillement et secoua ses mèches brunes.

— Tu as un miroir, quelque part ?

— Dans l’entrée, derrière les manteaux…

Il s’en servait, parfois, pour nouer sa cravate avant d’aller travailler. D’un bond, Jack fut sur ses deux pieds, un air grave sur le visage. Il tendit une main à Ianto et l’aida à se lever à son tour.

— Viens. Je vais te montrer…

Torse nu, guidé d’une main ferme par Jack, Ianto ignorait à quoi s’attendre. Tandis que son amant débarrassait la patère de ses manteaux, il ferma les yeux, se posta devant le miroir… et les rouvrit, cœur battant. La surprise s’étrangla au fond de son œsophage.

Elles étaient… immenses, disparaissant dans le plafond de l’entrée. Et aussi fluctuantes que la chaleur qui pulsait entre ses omoplates. Immatérielles, auréolées d’or, elles semblaient d’abord faites de couleurs changeantes, mauve, jaune, rouge, bleu, orange, indigo, vert, amarante, turquoise… Puis, à force que l’œil s’habituait, se distinguaient les galaxies, les nébuleuses, les pulsars et les supernovas, les géantes rouges et les naines blanches… la valse des étoiles tourbillonnantes, mouvantes, hypnotisantes.

Ianto portait l’univers sur son dos.

Littéralement.

Crevant l’écran invisible de ses ailes, Jack se plaça derrière lui et l’enserra dans ses bras, le menton posé sur son épaule. Ils se contemplèrent ainsi quelques instant dans le miroir.

— C’est magnifique, murmura Jack, son regard fixé sur les couleurs dansantes.

Les larmes aux yeux, Ianto prit son temps pour répondre.

— C’est… lui. C’est son cadeau.

— Pas seulement, répliqua Jack aussi doucement que possible. Elles sont toi. Tous les morceaux de toi. Et… je crois bien qu’elles me ressemblent aussi, un peu, ajouta-t-il avec un gloussement.

Soudain, Ianto se remémora les mots de Jane à propos de ses ailes, lors de son premier réveil au Royaume Caché : « Elles repousseront. Et elles ressembleront à ce qui te rend heureux ».

Il les voyait, maintenant, telles qu’elles devaient être. Un mélange de l’autre Ianto, de Jack et de lui-même.

Tout ce qui te rend heureux, fit la petite voix au fond de lui. Tout ce qui fait ce que tu es…

Et bien plus encore.

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