Chapitre 53 : Mariam – Elle aura lieu

Un contact fit sursauter Mariam. Elle ouvrit les yeux. Où se trouvait-elle ? Elle ne remettait pas son environnement. La lumière ne venait pas de la bonne direction. Ses yeux firent le point pour dévoiler la salle vidéo. Mariam s’était endormie ici ? Elle constata qu’une couverture la recouvrait. Douce attention de Lord Kerings.

Sam se trouvait devant elle. Il affichait un regard concerné. Mariam lui fut reconnaissante d’être venu la réveiller. Sans cela, elle aurait raté l’heure du service du petit-déjeuner. L’horloge lui apprit qu’elle avait le temps de se préparer. Sam était vraiment un amour.

- Le film d’hier était si pourri que tu t’es endormie devant ?

- L’histoire était captivante, le contra Mariam.

Sam plissa les paupières.

- Ce qui est pratique, c’est que tu es déjà habillée.

Mariam rit avant de remercier le cuisinier qui sortit rejoindre ses fourneaux. La jeune femme monta se changer pour passer des vêtements propres, s’occupa des cheminées puis fit le service. Lord Kerings se montra aussi neutre qu’à son habitude, indifférent. Mariam ne lui en tint pas rigueur. Elle avait l’habitude de cette double personnalité. En privé, charmant. En public, méprisant. Il avait une image à tenir. Cela amusait plutôt la jeune femme.

Les patrons partirent travailler et Mariam put prendre son petit-déjeuner. Elle venait tout juste de terminer la vaisselle lorsque Sam entra, surprenant beaucoup la jeune femme. Le cuisinier ne revenait jamais avant le déjeuner !

- Tiens, dit-il en lui tendant un objet léger camouflé dans un tissu fin.

Mariam déballa le cadeau pour découvrir un cercle de bois emmailloté de cordes. De jolis entrecroisés se mêlaient à l’intérieur et des plumes bleues pendaient en dessous.

- C’est un attrape-rêves, indiqua Sam.

Mariam le savait. Elle leva sur le cuisinier un regard abasourdi. Pourquoi lui offrait-il cet objet ?

- Je suppose que c’est pour ça que tu as préféré dormir en bas. Tu as peur de refaire des cauchemars dans ta chambre. Alors…

Mariam en eut les larmes aux yeux. Elle observa l’objet en fronçant les sourcils. Toute commande mettait au moins deux semaines à venir or cet objet d’origine d’Amérique du nord n’était pas disponible au fin fond des montagnes russes.

- Tu l’as fait toi-même, comprit Mariam et Sam acquiesça.

Il venait de passer une bonne heure à réaliser cet objet, juste pour elle. Mariam fut incapable, cette fois, de retenir une larme.

- C’est tellement gentil ! bafouilla-t-elle.

- On va l’accrocher ensemble ? proposa Sam.

Mariam acquiesça. L’attrape-rêves s’harmonisa avec le reste. La jeune femme, émue, ne parvint pas à dire un mot. Sam disparut. Mariam resta un long moment à observer le cadeau avant de trouver la force de sortir pour réaliser les nombreuses tâches que ce grand château nécessitaient.

Après le dîner, Mariam retrouva Lord Kerings dans la salle vidéo.

- Il ne faut plus que je dorme ici, prévint Mariam. Sam s’inquiète.

- Je te porterai dans ta chambre, si besoin.

- Merci beaucoup.

- De rien. Mariam ?

- Hum ? grogna-t-elle en levant les yeux sur lui.

- Je n’ai jamais… raconté ça à personne… bredouilla Lord Kerings.

- Je garderai le secret, promit Mariam et son interlocuteur soupira d’aise. Je vous remercie de l’honneur que vous me faites.

- Ça me fait du bien d’en parler. Mais pas à eux…

- Ce sont des avertis de Gilles d’Helmer. C’est dangereux. Le seigneur Kervey est son apprenti. Il vous protège mais pourrait changer d’avis à tout moment. Je comprends.

- Tu es très perspicace. J’apprécie cela.

Mariam sourit, le cœur transpercé de joie. Elle se remit dans la même position qu’hier, prenant sa main dans la sienne. Allait-il réussir à surmonter cette émotion forte qui, la veille, l’avait immobilisée tandis qu’il se remémorait une femme croisée lors de la fête au deuxième jour des jeux ?

- Cassandre m’a sorti de ma torpeur. J’ignore combien de temps je suis resté à la contempler. Le monde autour de moi avait disparu. Toutes mes protections étaient tombées. Elle m’a dit que seule Aphrodite surpassait la beauté de cette femme nommée Hélène. Apparemment, elle était célèbre. Je n’en avais, pour ma part, jamais entendu parler. Je l’aimais, d’un amour fou. Je voulais lui offrir la lune. Je n’avais ressenti sentiment aussi fort, pas même pour Anck-su-namun. C’était au-delà, incommensurable.

« Je demandais des détails à Cassandre. Elle m’indiqua qu’il s’agissait de l’épouse de Ménélas, roi de Sparte. Je me fichais qu’elle soit marié. Je la voulais. Je le dis à Cassandre. Elle s’est opposée puis m’a regardé de travers avant de s’éloigner, comme frappée par la foudre. Je l’ai ignorée. Je m’en fichais. Seule Hélène comptait. Comment pouvais-je me faire voir de cette femme ?

« Dans ma chambre après la fête, j’utilisai ma mémoire parfaite pour la revoir encore, et encore, et encore, ne m’en lassant pas. Je sentais son parfum de jasmin, de violette, d’ambre et de bergamote mêlés. Cassandre vint m’annoncer le début des jeux. J’étais attendu dans l’arène. Même cela n’avait plus d’intérêt. Mon taureau ? Disparu. Seule cette femme m’importait.

« La veille, j’aurais battu mon frère Déiphobe sans difficulté mais le visage d’Hélène refusait de me quitter, embrouillant mes sens, empêchant ma concentration d’être à son maximal. J’ai juste réussi à esquiver. Il a fini par s’énerver, me traitant de lâche. J’étais désarmé. Lui possédait une épée. Il équilibra la scène, prouvant son honneur. Je voulais monter un plan pour m’approprier Hélène. Ce combat me privait de cette possibilité. Une fois armé, j’y mis un terme rapidement. Sans spectacle, trois coups rapides et précis. Déiphobe venait de se faire humilier devant tout le peuple réuni dans l’arène. Il n’a pas supporté.

« Malgré le sifflement de l’arbitre, Déiphobe a continué à m’attaquer, bien décidé à laver son honneur. Ses coups cherchaient ma gorge et mon cœur. De mon côté, je ne voulais pas le tuer, juste avoir la possibilité de rejoindre Hélène. J’ai fui dans les coulisses mais mon frère m’a suivi. Nous nous sommes battus dans des escaliers, des couloirs, des salles, des cours intérieures. Je ne prêtais pas attention au chemin. J’ignorais la configuration de la ville, de toute façon.

« Finalement, nous nous sommes retrouvés dans une grande pièce où trônait une immense statue de Zeus. Déiphobe avait le visage rouge, le souffle court et il m’insultait copieusement. C’est alors que Cassandre est apparue.

- Elle est partout, celle-là ! s’exclama Mariam. C’est qui, Cassandre ?

- Ma sœur, répondit Lord Kerings. Tu ne connais pas le mythe ?

- Non, admit Mariam.

- D’après les légendes, elle était maudite. Elle connaissait toutes les vérités mais nul ne croyait jamais les sons sortant de sa bouche.

- C’était vrai ?

- Qu’elle parlait beaucoup pour ne rien dire ? Oui. De ce fait, quand elle disait des trucs valables, vu qu’ils étaient noyés dans la masse, nul n’y prêtait attention.

Mariam rit.

- Elle a ordonné à Déiphobe d’arrêter, arguant qu’il serait puni par les dieux s’il osait tuer son frère aîné.

- Comment pouvait-elle le savoir ? s’étrangla Mariam.

- Je ne sais pas. Une ressemblance physique avec Priam, peut-être, ou bien une grande perspicacité.

- Si j’ai bien tout suivi, Déiphobe ne l’a pas crue.

- En effet. Priam est apparu. Il venait faire cesser son fils, considérant son geste comme une insulte. Je venais de gagner honnêtement. Déiphobe se dévalorisait en laissant la rage guider ses gestes. Priam m’a regardé et a froncé les sourcils. En prenant la place de son fils dans le berceau, j’avais également imité son apparence puisque copié ses gênes. Il a tiqué puis a réclamé que la suivante de la reine nous rejoigne. Elle a avoué m’avoir déposé sur le sommet du mont Ida au lieu de me faire tuer. Priam a fondu en larmes et s’est excusé au moins cent fois, me disant combien il avait regretté son geste. Hécube me reçut également avec force amour et regret. Priam m’a alors enseigné l’art de gouverner.

- C’est super ! C’est ce que vous vouliez, non ? Éleveur de taureau et roi en une seule vie. Vous avez fait strike !

- Je m’en fichais, la contra Lord Kerings. Je voulais Hélène, rien de plus. J’écoutai attentivement Priam, tentant de comprendre les alliances, les relations entre les différentes factions, afin de trouver la faille dans laquelle m’engouffrer. Ravi de mon attention et de mes compétences, il vit en moi un bien meilleur futur roi que Déiphobe qui ne pensait qu’à se battre et boire. Il décida de m’envoyer à Salamine afin d’y porter nos salutations à ma sœur, Hésione, mariée à Télémon, le roi du coin. Sur le coup, je n’étais pas chaud. Puis je compris que mon père voulait que j’en profite pour faire le tour de toutes les îles des environs afin de m’y faire connaître, que tous puissent constater mes talents. J’approuvai et mourus d’impatience en constatant la lenteur des préparatifs pour ce long voyage en bateau.

- Pourquoi ? interrogea Mariam.

- L’une des îles était Sparte.

- Vous alliez revoir Hélène, comprit Mariam et il confirma.

- Cassandre fit tout son possible pour convaincre Priam de ne pas me laisser partir. Il l’envoya paître.

- Pauvre fille. Elle savait ce que vous éprouviez pour Hélène et se doutait de vos desseins.

- Probablement. Cassandre était très fine et très observatrice. Une femme très compétente. Dommage qu’elle fut aussi bavarde.

Il y eut un petit silence, comme si les deux protagonistes commémoraient la perte de Cassandre, puis Lord Kerings reprit :

- Le voyage a été interminable. J’ai joué le parfait ambassadeur mais je m’ennuyais. Je piétinais sur place. Chaque arrêt me demandait des trésors de patience. Je pris sur moi et enfin, Sparte fut en vue. Je fus accueilli avec luxe et splendeur. La nourriture, le vin, les animations, ce mec tenait à ce que tous constatent sa richesse. Je n’arrivais pas à approcher Hélène, toujours collée à son époux. Le troisième jour, Ménélas dut partir car son grand-père, Catrée, venait de décéder. Il annonça son départ pour la Crète afin d'assister aux funérailles et ordonna à sa femme de tout faire pour être agréable à leur hôte troyen. J’en fus transporté de joie.

« Le soir-même, je me suis introduis dans la chambre d’Hélène. Elle brossait pensivement ses cheveux devant un miroir. Elle m’a vu sur la surface réfléchissante. Elle m’a hurlé dessus. Je lui ai déclamé mon amour mais elle m’a rejeté : je n’étais pas assez riche. Elle ne désirait que l’argent, c’était son seul critère de sélection. Simple prince troyen, je ne pouvais espérer égaler la fortune de Ménélas. Elle m’a insulté, méprisé pour mon passé de simple éleveur. J’ai cru que ma poitrine allait exploser. Je ne pouvais croire qu’elle ne voulait pas de moi. Elle devait m’accepter. J’avais besoin d’elle !

Ce moment, daté de plusieurs siècles, le blessait toujours. Mariam comprit soudain le mauvais côté de posséder une mémoire parfaite. Certes, on pouvait revoir les jolis moments à volonté, mais les négatifs ne partaient pas non plus. Elle grimaça. Lord Kerings poursuivit son récit :

- J’étais frappé de stupeur. Je ne bougeais pas, abasourdi, tétanisé, incrédule. Pleurant, je ne désirais qu’une chose : qu’elle m’aime. Et soudain, son attitude changea. De méprisante et hautaine, elle devint douce et aguichante. D’insultante et d’orgueilleuse, elle devint caressante et suave. Je vis ses pupilles se dilater, sa respiration s’accélérer et son cœur suivre le mouvement. Je reconnus là les caractéristiques de l’excitation sexuelle. Je n’ai pas cherché à comprendre. J’ai sauté sur l’occasion. Qui l’aurait laissée passer ?

Pas Mariam, assurément. L’occasion était trop belle.

- Nous avons baisé toute la nuit, avec fougue et passion, avec hargne et sensualité, raconta Lord Kerings. Au matin, elle me supplia de l’emmener avec moi à Troie. Elle me désirait trop. Elle mourrait d’être séparée de moi. Désireux de la combler, j’ai volé le plus possible d’objets précieux de Ménélas. J’en ai rempli les cales de mon bateau et nous sommes partis avant le retour du propriétaire.

- Il n’a pas dû apprécier, dit Mariam en fronçant les sourcils.

- Tu n’as vraiment aucune idée de ce qui va se passer ensuite ? demanda Lord Kerings.

- Non, pourquoi ? Je devrais ?

- Tu n’as aucune culture.

Le ton indiquait une simple remarque, dénuée de jugement. Une constatation, pas une critique. Lord Kerings semblait apprécier, au contraire, l’attention neutre que lui portait Mariam. Il reprit :

- Mon père m’a sauté dessus dès mon arrivée, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte, le visage blanc. Sa mâchoire en est tombée en entendant Hélène déclamer devant lui son amour pour moi. Abasourdi, il nous a laissé débarquer. Toutes les richesses sont venues décorer mes appartements afin qu’Hélène puisse vivre dans ce luxe qu’elle chérissait tant. Ce fut lors de cette première nuit à Troie, dans un cadre rassurant, alors qu’Hélène dormait à mes côtés, que j’ai pris le temps de me replonger dans ce moment, le tournant fatidique. Je voulais comprendre pourquoi cette femme avait changé d’avis aussi brutalement. Ma mémoire parfaite a tourné toute la nuit à plein régime. Je voulais être sûr de ne rien rater.

« J’ai découvert que mon odeur avait changé, comme si elle s’adaptait à celle de mon interlocutrice. J’ai décortiqué le phénomène sans parvenir à en saisir la substantifique moelle. Je sentais tout le potentiel d’une telle découverte. Avec un tel pouvoir, je pourrais dominer le monde. Sauf que je ne comprenais pas. Quelle odeur allait avec quelle personne ? Je n’avais pas les mots. Il me manquait des connaissances. Après le petit-déjeuner, je me suis rendu dans une boutique en ville, vers un métier que je n’avais jamais pratiqué.

- Je croyais que vous aviez tout fait, rappela Mariam.

- Je m’étais sacrément trompé. Le fait est, Mariam, qu’il est impossible de faire « tous les métiers » car si de nombreux s’éteignent, de nouveaux apparaissent à chaque seconde. C’est un défi impossible à relever.

Mariam fit signe qu’elle avait compris et Lord Kerings poursuivit :

- Le parfumeur accepta de me confier ses secrets. Il fut vite évident que la journée entière n’y suffirait pas malgré mon excellente mémoire et mon odorat sur-développé. Je n’étais pas pressé. Je lui promis de revenir le lendemain. Quand je revins au palais, je découvris que rien n’allait.

- Comment ça ?

- Les gardes avaient été obligés d’enfermer Hélène dans mes appartements. Elle hurlait, telle une démente, que je l’avais emmenée de force après l’avoir envoûtée, qu’elle désirait retourner auprès de son époux, Ménélas. Elle avait insulté tout le monde et proférer de nombreuses menaces et malédictions. Mon père me demanda des explications. Je n’en avais aucune à fournir. Nous sommes allés voir Hélène qui s’est jetée sur moi pour me couvrir de bisous en me faisant promettre de ne plus la laisser seule. Tout le monde a conclu à une crise d’une hystérique réclamant de l’attention. Moi, j’ai compris que mon pouvoir n’était actif qu’en ma présence. Voilà qui compliquait sacrément les choses. Je ne désirais pas qu’elle me colle en permanence. Je voulais qu’elle soit heureuse, pas dépendante de moi ! Je l’aimais vraiment ! Je désirais son bonheur. Je me pris en pleine face la réalité : elle ne m’aimait pas. Ce n’était qu’un mensonge. Elle avait raison : je l’avais envoûtée. Je la regardais tandis qu’elle me chevauchait, ma bite en elle, et j’en conclus que je m’en foutais. Elle était là, mienne. Je m’en satisfis.

Mariam ne sut trop qu’en penser. Elle n’avait aucune envie de juger mais ne put s’en empêcher totalement. Où plaçait-elle cet acte ? Violait-il cette femme ? La séquestrait-il vraiment ? Après tout, elle le suivait librement. Plus exactement, elle rampait devant une odeur qui l’enivrait, tout comme Mariam s’était endormie dans un hélicoptère ballotté par une tempête de neige à cause d’une flagrance. Mariam en conclut qu’elle détestait être la victime. Le prédateur, en revanche, la tenterait bien. S’imaginer contrôler les émotions de ses voisins la tentait carrément !

- Une routine s’installa. Chaque nuit, nous baisions. À l’aube, après un bon repas et un bain, elle s’endormait, attachée. Le soir, quand je revenais, elle hurlait mais les gardes feignaient de ne pas l’entendre. Grâce au parfumeur, je pus mettre des mots sur les odeurs, répertorier, classer correctement. Après la théorie, la pratique. Je passai mes journées à séduire, repousser, attirer, rejeter, contraindre, marchander et obtenir l’impossible. Je m’amusais tant ! La ville était à moi.

Mariam sourit. Elle s’imaginait à sa place. Un vrai bonheur !

- Malgré ma persévérance et mes tentatives toujours plus nombreuses et variées – je n’ai jamais baisé avec autant de gens différents, hommes, femmes, vieux, jeunes, laids, beaux, riches, pauvres - le pouvoir me résistait. Tant de personnes n’agissaient pas selon ma volonté. Elle nécessite un doigté d’horloger.

- C’est pour ça que monsieur Lawzi n’y parvient pas, comprit Mariam.

- Anthony est jeune. Il apprend. D’un professeur qui n’est lui-même pas très doué. Ça n’aide pas.

- Vous n’êtes guère aimable envers votre ami, fit remarquer Mariam.

- Julian en est conscient. Son contrôle des émotions est basique. Il me sait bien meilleur. Mais moi, j’y ai consacré un temps et une énergie incroyables.

- Pourquoi ? demanda Mariam, peu certaine d’avoir cerné ses motivations, en dehors du désir tentateur de dominer le monde.

- J’espérais améliorer mon contrôle sur Hélène, le rendre moins brutal, plus naturel, lui permettre de m’aimer même en mon absence.

Mariam fit signe qu’elle comprenait.

- Je m’entraînais encore quand des émissaires grecs arrivèrent à Troie. Priam ordonna à Antimaque d'annoncer à Ulysse et Ménélas, venus discuter, qu'Hélène leur serait rendue. Je ne comptais pas le laisser faire. Cette fois, j’allais charmer par nécessité et non pour m’entraîner. Antimaque était un homme de mon père, juste et rigoureux. Je l'avais déjà côtoyé mais si peu. Je ne le connaissais qu'à peine et de fait, ne connaissais pas ses fragrances personnelles, condition non nécessaire mais très aidante pour que ce pouvoir agisse. Antimaque se montra réceptif mais pas assez. Le charme seul n’y suffit pas. La moitié des richesses volées à Ménélas furent nécessaires à le faire trahir mon père. Antimaque refusa, au nom du roi, de rendre Hélène, ordonnant même de faire tuer les émissaires sur le champ. Les ambassadeurs parvinrent à s'enfuir mais l'affront était irréparable.

Mariam en cessa de respirer. Les émissaires venaient d’échapper à la mort ? Elle n’avait peut-être aucune culture mais elle n’était pas stupide non plus. Si les ambassadeurs revenaient en annonçant avoir essuyer un refus avant d’éviter de justesse un meurtre, alors la seule réponse possible était la guerre. La guerre de Troie. Lord Kerings en avait été à l’origine. Quelle horreur !

- Rien n’allait. Hélène continuait à hurler chaque jour et pire que tout, la moitié des richesses volées à Ménélas avaient disparu, diminuant encore le plaisir de ma bien-aimée. Je voulais tant trouver la solution que je passais toutes mes journées en ville, tentant de capturer l’odeur de l’humanité, de trouver la recette, le philtre, la réponse. Pendant ce temps, les grecs montèrent un siège sous nos murs et je rigolai : grand bien leur fasse ! Ils ne passeraient jamais. De fait, au bout de dix ans d’attente…

- Dix ans ? s’étrangla Mariam. La vache…

- Un matin, nous avons découvert la plage vide de tous grecs. Seul un immense cheval en bois, que Priam supposait être une offrande à un dieu, reposait là. Priam, par peur de les blesser, demanda à ce qu’il fut mis sur une place en ville, face la statue de Zeus. Cassandre s’opposa, annonçant un piège. Évidemment, nul ne l’écouta et moi, je m’en fichais complètement. Tout ça me passait complètement au-dessus. Hélène et moi avons été arrêtés en plein ébats par des cris et une odeur de fumée. Je sortis de la chambre pour découvrir Troie incendiée. Des grecs armés égorgeaient des habitants. Les soldats gisaient morts un peu partout. La défense se mettait en place mais trop lentement. La poignée de grecs qui se trouvaient cachés dans le cheval avaient ouverts la grand porte, permettant à leurs alliés dissimulés sur la plage d’entrer.

- Il y avait des grecs cachés à l’intérieur du cheval ? s’étonna Mariam.

- Vraiment aucune culture… s’amusa Lord Kerings. Tu n’as jamais entendu l’expression « cheval de Troie » ?

- Si, mais je ne l’ai jamais comprise. Ça prend sens maintenant.

- Ravi d’avoir pu éclairer ta lanterne. De mon côté, pour être honnête, la prise de Troie, tout ça, je m’en fichais. Seule Hélène comptait. Alors que je m’apprêtais à la rejoindre pour fuir avec elle - une vie simple à vider tous les coffres pour lui offrir ce luxe dont elle avait tant besoin – je devins sourd et aveugle. Le monde disparut.

Mariam hoqueta et ouvrit de grands yeux terrifiés.

- Quand mes sens revinrent, je me découvris au sommet du mont Ida. De là, j’avais une vue imparable sur Troie en proie aux flammes. La vision ressemblait aux enfers. Des hurlements, des gens courant en tous sens, du sang, des larmes… Désireux de savoir comment je m’étais retrouvé là, je me plongeai dans ma mémoire parfaite. Difficile de trouver le juste moment mais finalement, je parvins, quelques instants avant la perte de conscience, à entendre le claquement de la corde de l’arc et la flèche fendre l’air. Le grec avait réalisé un tir magnifique, tranchant la peau à la base du crâne, s’infiltrant par en-dessous, évitant mes os, déchirant tout sur son passage : la conscience, la volonté, l’intelligence et le contrôle. Ne voulant pas blesser Hélène proche, mon instinct m’avait porté vers le dernier endroit rassurant : le mont Ida. Je m’étais cru invincible et j’en payais le prix.

- Une flèche en pleine tête ne tue pas un Vampire ? s’étonna Mariam.

- Je pense que si Julian se fait transpercer le crâne, il meurt mais je n’en suis pas totalement certain et je ne vais pas aller lui demander.

- Je le conçois, s’amusa Mariam. Comment avez-vous survécu à ça ?

- Je suis médecin. J’ai passé une bonne partie de ma vie humaine à étudier le corps humain et j’ai poursuivi ensuite dans plusieurs de mes vies. J’ai découvert quelque chose de surprenant. Il y a dans notre ventre les mêmes cellules que dans le cerveau.

- Il y a des neurones dans mon ventre ?

- Autour de tes intestins, oui. L’équivalent du cerveau d’un chien. Ce second cerveau régule la digestion.

- Ah bon. Quel rapport avec votre survie ?

- Ce second cerveau est inutile chez un Vampire. Pas de digestion. La transformation du sang humain en sang de Vampire se fait dans les sinus. J’ai décidé d’utiliser ces neurones afin de créer une sorte de sauvegarde. Évidemment, je ne peux pas copier l’intégralité de mon cerveau dans celui-là, bien plus petit, mais une bonne partie de ma mémoire y est stockée. En revanche, ce cerveau ne peut pas contrôler mes gestes. Il est trop immature et pas relié correctement au reste du corps pour ça. Mon cerveau principal m’a amené au sommet du mont Ida. En revanche, j’ai gardé l’entièreté de mes souvenirs grâce à ma copie.

- Ce que vous dites, c’est que si le seigneur Kervey se prenait une flèche en pleine tête, il ne mourrait peut-être pas mais perdrait la mémoire ?

- Ce qui équivaut à mourir, non ?

Mariam se tut un instant pour intégrer cette réplique. Perdre la mémoire revenait-il à mourir ? Après tout, l’être qu’on était avant avait bel et bien disparu pour céder la place à un nouveau, dans le même corps, certes, mais qu’est-ce qui définissait avant tout quelqu’un ? Son âme, son corps, les deux, aucun des deux ?

- Je suppose, oui, admit Mariam.

- Mon cerveau réparé a pu remettre les bonnes pensées au bon endroit. Mon esprit redevenu entier, je suis revenu au présent pour me rendre compte que je n’étais pas seul. Trop tard pour réagir. Ma tête tomba lourdement au sol tandis que mon corps s’affalait de l’autre côté. Les neurones dans mon ventre avaient pour ordre de ne jamais tenter de reconstruire la tête si celle-ci venait à manquer. Moi, j’obligeai ma tête à ne surtout pas tenter de reconstruire le corps. L’un ou l’autre me tuerait par manque d’énergie. Il fallait prier que l’un et l’autre soit un jour remis en contact. Toute autre action engendrerait la mort. Avant de me mettre en hibernation afin de conserver mon énergie le plus possible, j’écoutai afin de savoir qui venait de m’étêter. Ce fut surpris que je reconnus la suivante de la reine, celle-là même qui m’avait sauvé le jour de ma naissance. « Tous ces morts, ce sang, cette tristesse, cette peine, cette douleur… pourquoi ? Pour les beaux yeux d’une femme que tu te plais à tromper chaque jour ! » me dit-elle. Je comprenais qu’elle pût le voir ainsi. Après tout, vu de l’extérieur, ça y ressemblait fortement. Elle ne pouvait pas comprendre que je trompais Hélène dans le but de la rendre heureuse.

Mariam grimaça. Le lien n’était clair que dans la tête de son interlocuteur. Elle se garda bien de le lui faire remarquer. Lord Kerings poursuivit :

- La pauvre femme avait dû sacrément regretter son geste pour oser aller aussi loin. Troie brûlait à cause de moi. Elle venait de rendre justice. Je m’obligeai à tomber en hibernation.

- C’est quoi, l’hibernation ? demanda Mariam, confuse.

- Le Vampire a trois état distinct : conscient quand tout va bien, comme maintenant. Instinctif quand il perd le contrôle. Hibernation quand il est sur le point de mourir mais qu’il n’y a pas de nourriture à proximité. Ce dernier état permet d’attendre des siècles sans mourir. Il m’était arrivé de me retrouver loin de toute civilisation au moment d’avoir faim. J’avais connu cet état une ou deux fois, réveillé par une biche ou un voyageur isolé.

- Que ressent-on ?

- Aucune sensation consciente du monde extérieur ne nous parvient. Si une source de nourriture approche, seul l’instinct prendra le dessus. La conscience ne reviendra qu’une fois la quantité d’énergie suffisante.

- C’était dangereux de vous mettre en hibernation.

- C’était un pari risqué en effet. En fait, je m’attendais à la suite : mis en terre dans le tombeau des rois. Dans le cercueil, ils placeraient probablement ma tête sur mon corps. Les deux se ressouderaient et paf, retour de la conscience. Si tout se passait bien, il n’y avait aucune raison qu’ils fassent brûler mon corps ou me retire le cœur. En Égypte, ça aurait pué car les prêtres retirent leurs organes aux morts. En Grèce, aucun souci.

Mariam hocha la tête, trouvant quand même le risque que quelque chose se passe mal très élevé.

- J’ai fini par m’éveiller dans le noir, me doutant de où j’étais. Les corps des rois n’étaient pas mis en terre mais glissés dans un trou horizontal dans un caveau, la tête la première. J’ai explosé le fond du cercueil, faisant gicler la stèle de pierre, utilisant toutes mes forces pour ça. J’ai retrouvé mes esprits dehors, entouré de quelques cadavres. J’ai retiré leurs cœurs avant de me mettre en quête d’Hélène. Je me suis figé en croisant la première civilisation. La mode vestimentaire avait changé. L’architecture aussi. Des innovations pullulaient. Je compris que j’étais resté longtemps, vraiment longtemps dans ce tombeau. Mes recherches confirmèrent la triste réalité : Hélène était morte depuis des années, décédée à un âge avancé après une vie heureuse pleine de luxe auprès de son mari Ménélas qui l’avait reprise, acceptant sa version de cet « envoûtement » mystique.

- Qu’avez-vous fait ? demanda Mariam.

- Sa mort m’a fait mal. Physiquement, je veux dire. Pour un Vampire, la douleur est avant tout une information, que l’on peut choisir d’ignorer si on sait comme faire. Là, je ne peux pas. J’ai mal, partout, dans mes os, dans mes poumons, chaque respiration me brûle.

Mariam nota l’emploi du présent. Le pauvre homme en souffrait encore aujourd’hui malgré les siècles.

- Son visage me hante, continua Lord Kerings. Je n’arrive pas à repousser mes souvenirs. Elle est là, ombre flottant derrière moi, surgissant quand je m’y attends le moins.

Mariam comprenait désormais les sautes d’humeur de l’invité lunatique.

- Il est tard, souffla Lord Kerings. Tu devrais aller te coucher sans quoi tu vas encore t’endormir sur le canapé et Sam va s’inquiéter.

- Oh non ! Ne me laissez pas dans ce suspens, c’est atroce ! Qu’avez-vous fait ensuite ?

- J’aime assez jouer Shéhérazade.

- Qui ça ?

Lord Kerings ricana.

- La femme des milles et une nuits. Cette référence-là non plus, tu ne l’as pas, je suppose ?

- Elle racontait une histoire chaque soir au kalif qu’elle avait épousé, laissant la fin en suspens afin qu’il veuille connaître la suite et ne lui coupe pas la tête le lendemain.

- Oh ! s’exclama-t-il, ne cachant pas sa surprise.

- Disney en a fait un dessin animé, précisa Mariam, honteuse de sa référence.

- Ceci explique cela, s’amusa Lord Kerings.

- Je ne me souvenais juste pas de son nom. Je pensais qu’elle s’appelait Esméralda.

- Ça, c’est Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. Rien à voir.

Mariam grimaça, mortifiée.

- Au dodo, la marmotte.

- Mais je ne mets pas le chocolat dans le papier d’alu ! s’insurgea Mariam.

- Pardon ? dit Lord Kerings.

- Rien, laissez tomber. Référence personnelle de quelqu’un qui regarde trop la télévision.

- Donne-moi ta référence, histoire que je la comprenne.

- C’est une publicité. J’essayerai de vous la trouver.

- Je te remercie.

- Bonne nuit, Dracula.

- Bonne nuit, Mariam, répondit-il, les yeux à la fois rieurs et emplis de tristesse.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez