CHAPITRE 55
1.
Le fond de l'océan est plutôt accueillant.
Je ne suffoque pas, je monte lentement vers la surface, avec de larges mouvements de brasse. Je ne sens pas mes jambes, mais ce n’est pas le moment de m’en soucier.
Je sais où je suis, entre ciel et terre, au-delà et en-deçà.
Sœur Bernardine, pendant les longues heures qui avaient précédé sa mort, m’avait parlé de la géographie des cieux, décrivant les quatre portes qui mènent à cet espace sacré qui nous inspire tant de pensées et d’espoirs.
- Quatre portes, oui. Les vivants ne peuvent les franchir. Mais ceux qui y demeurent nous rendent visite parfois. Ce sont de courts séjours, à peine le temps d’un clin d'œil.
Elle m’avait décrit la porte de la Terre, la plus proche de notre monde, que j’avais aperçue grâce à elle le jour de notre rencontre. Et puis la porte des Eaux, dans laquelle je me trouve sans doute aujourd’hui.
- Ce sont des eaux célestes, avait-elle précisé, abondantes et redoutables. Ce sont elles qui ont causé le Déluge quand notre Seigneur a ouvert les écluses du Ciel.
La porte du Feu, empruntée par les messagers divins.
-Les anges sont constitués de ce feu cosmique. Les chérubins, les séraphins - tous ces noms signifient la même chose, ‘ceux qui brûlent’, les incandescents. Et puis la porte de l’Air…
Elle avait fait un geste de la main, comme pour situer une cheminée, ou une ouverture sur le toit d’une maison. Je lui avais demandé de la décrire.
- La plus inaccessible de toutes… Les hommes, les quatre hommes qui portaient leur ami sur une civière, tu sais… Bon, ils sont allés sur le toit, ont fait une ouverture, et ils y ont fait passer leur ami, sur sa civière.
- Mais… Pourquoi ?
- Pour que Jésus le guérisse ! Il était dans la maison, mais toute une foule l’entourait, impossible de passer. Alors, voilà, la porte de l'air.
L’explication était loin d'être limpide, mais je notai avec intérêt la possibilité d’une entrée dans la quintessence du sacré par effraction ou presque, pour nous, les êtres ni vivants ni morts.
2.
Je ne sais pas où mènent mes mouvements vers la surface. Qu’est-ce qui m’attend là- haut ? Une interdiction d’aller plus avant ?
Ce n’est pas le moment d’y penser. L'océan céleste s'éclaircit lentement au fur et à mesure de ma progression. Un poids est accroché à ma cheville droite, je l'aperçois à peine. Mais il cause une douleur croissante. Ne pas ralentir.
3.
La surface…
J'émerge, non dans une contrée proche du Ciel, mais dans la petite chambre que je partage avec Greg, allongée sur le lit. Alpha dort lovée contre moi, toute chaude et ronronnante. Amy va et vient, son apparence a changé, ses cheveux… des dreadlocks ? Oui, les mèches épaisses sur ses épaules… Elle parle - mais à qui? Elle ne me regarde pas. Je vois ses lèvres bouger mais je n’entends rien. Silence.
Une vague me submerge, et je flotte à nouveau entre deux mondes. J’ai emmené avec moi un essaim d’abeilles qui bourdonnent furieusement dans mes oreilles. Elles cherchent une issue pour fuir…
4.
A nouveau sur le lit.
Amy circule dans la chambre. Elle parle toujours, mais cette fois, des sons me parviennent, puis progressivement des mots se détachent. Amy me parle !
- Tony m’a appelée encore aujourd’hui, il veut que je revienne travailler à l'agence. C’est bizarre, non ? J'étais sûre qu’ils seraient soulagés de mon départ. J’ai dit non, évidemment. L’immobilier, c’est terminé pour moi.
Elle s’assoit sur le bord du lit, une lingette à la main. Mes yeux ouverts ne la surprennent pas. Elle semble soudain chanter une comptine pour un enfant.
- Ce que je veux, c’est m’occuper de ma petite sœur Maxounette tous les jours. Et on va commencer sa toilette, un petit débarbouillage du visage, tu aimes bien ça, n’est-ce pas ? Tu aimes l’odeur de la lingette…
Une senteur fraîche flotte entre nous. Je cligne des yeux. Pourquoi me parle-t-elle ainsi ? Ma voix est probablement rauque mais je me lance.
- Qu’est-ce que tu racontes ?
On dirait le croassement d’un vieux corbeau. Amy sursaute, pousse un petit cri et la lingette lui tombe des mains.
- Tu m’entends ??
- Évidemment, je t’entends.
Elle pousse un cri de joie et m’embrasse sur la joue.
- Ce que ça me fait plaisir ! On va pouvoir parler, enfin !
- Je suis dans ce lit depuis combien de temps ?
- Cinq semaines, ma chérie. Enfin quatre semaines et trois jours. C'est arrivé le….
- Qu’est-ce qui est arrivé ?
- La bombe, Max….
La bombe… La bombe qui m’a rendue sourde un moment… Soudain, le réel me rattrape. Je n’ai pas été détruite, c’est clair. Mais Greg et Akira… Les dernières images avant l’explosion s’imposent à moi. Akira, levant haut la barre d’acier, les bras de Greg qui me soutiennent. Tous deux placés entre la bombe et moi.
M’ont-ils protégé de la destruction au prix de la leur ? D’une voix étranglée, je prononce leur nom. Amy me regarde avec douceur.
- Greg est rétabli. Oui, il a été blessé, tu imagines, comme toi ! Mais il a cicatrisé très vite.
Une onde fraîche, le soulagement.
- Akira ?
Amy se trouble. Elle aurait préféré que je m’en tienne à son frère. L’exclamation de Katsumi arrivant du Japon après s’être interposé pour protéger Akira me revient en mémoire : “s'il meurt, je meurs.” Elle prend sa respiration - un élan avant de franchir un obstacle.
- C’est compliqué. Le mieux c’est que Greg, ou peut-être Libby, t’expliquent…
Elle sort son téléphone pour les appeler. Mais sa réponse en suspens confirme le pire. Rien n’est compliqué dans cette situation. Soit Akira est en cours de rétablissement, comme moi, soit il n’est plus des nôtres.
Ce qui est compliqué, c’est de m’apprendre qu’un de ceux que je voulais protéger à tout prix a disparu pour me sauver.
5.
Greg entre dans la chambre et un élan joyeux me traverse en le voyant évoluer avec légèreté, un sourire aux lèvres. Il approche et se penche vers moi, m’embrasse, ses lèvres soudain humides - quoi, je pleure ? Il s’assoit en tailleur sur le lit, près de moi, et prend ma main, qu’il garde serrée dans la sienne.
C’est seulement à ce moment-là que je remarque Libby, qui a pris place sur une chaise posée de l’autre côté de mon lit par Amy. Elle porte une élégante veste beige, au-dessus d’une jupe claire. Elle m’adresse un sourire empreint de solennité, le sourire qui précède les mauvaises nouvelles.
Amy glisse deux oreillers derrière mon dos pour que je puisse parler plus commodément. Je me dresse sur mes coudes, un pincement douloureux du côté de ma cheville semble résulter de ce mouvement. Cela n'échappe pas à Libby.
- Surtout pas de mouvements brusques ! Ton pied… Il a été arraché dans l’explosion. Bon, ce n’est pas une blessure trop embêtante, l’important c’est que tes organes vitaux n’aient pas été touchés, ton foie en particulier.
Instinctivement, je pose mes mains sur ma poitrine, mon ventre. Mon torse est intact. Elle poursuit :
- Nous l’avons retrouvé et rattaché. Ton pied, donc.
- C’est moi qui l’ai retrouvé ! lance Amy. Sans même le chercher, d’ailleurs… Tout seul, dans l’herbe, dans ta chaussure de sport… Ça fait un drôle d’effet quand même.
- Quoi, vous étiez là ? Toutes les deux ?
Je suis stupéfaite, choquée même. Je croyais accomplir une mission en solo, à l'insu de ceux que j’aimais, et ils étaient tous sur mes talons…
Libby se retourne à moitié vers Amy, je la sens contrariée de son intervention.
- Ce que je veux dire, reprend-elle en me regardant à nouveau, c’est que tu dois faire très attention dans les jours qui viennent. Ne pas le bouger. Les nerfs, les tendons, tout est en train de se reconnecter. Tu risques de boiter à vie au moindre dérapage. C’est le genre de détail qui peut te faire reconnaître d’une vie à l'autre.
Je hoche la tête. J’attends la suite, qui m'inquiète bien plus que mon pied, boiteux ou pas. Elle se tait un instant. Je finis par prononcer, n’y tenant plus :
- Akira ? Dis-moi tout. Il faut que je sache.
Elle prend ma main, tandis que Greg serre mon autre main. Une façon de me faire comprendre “tu n’es pas seule dans l'épreuve.” Les mots qui suivent sont une bonne surprise.
- Akira n’a pas été détruit. Il est toujours parmi nous. Mais… il a été très grièvement blessé.
Blessé ? Ce n’est pas la fin du monde, nous sommes réparables ! Je n’ose y croire, d’autant plus qu’une expression lugubre se répand sur le visage de mes interlocuteurs.
- Où est-il ?
Je regarde dans la direction de la grande chambre. Est-il endormi là- bas ? Libby répond :
- Il est à l'hôpital. A Harborview.
- A l’hôpital ??
Je sursaute. Ce n’est pas un endroit pour un Semblable.
- Il faut aller le chercher ! Je…
Je cherche à me lever et aussitôt une douleur aiguë traverse mon pied.
- Ne bouge pas ! C’est ce que je te disais, tu…
Greg intervient tandis que je retombe sur mes oreilles.
- Akira est à Harborview, dans le service de Milo, ton ami. Le problème, c’est qu’il a une TBI.
- Une tibi quoi ?
- TBI. Traumatic Brain Injury. Sa tête a été frappée par… on ne sait pas, un éclat de bombe, un débris. Milo est neurochirurgien, tu sais… Il s’occupe de lui.
J’absorbe la nouvelle.
- Il est dans quel état ?
- Il est dans le coma. On ne sait pas s’il en sortira. Et s’il en sort, dans quel état il sera.
Libby ajoute :
- Milo pense qu’il aura des séquelles, c’est impossible autrement, même dans le meilleur des cas.
La douleur, mêlée de peur et d’accablement, se répand en moi. Je la combats. Je me rappelle la force vitale qui émane de lui, le Mongol, le jongleur, le musicien, le peintre japonais… Mon frère.
Libby conclut :
- Rien n’est sûr pour le moment.
La phrase qu’elle me reprochait d’utiliser quand j'appréhendais la vérité. J’ai besoin de certitude. Je ferme les yeux.
Akira est vivant, c’est tout ce qui compte pour le moment. Je l’imagine, dans son lit d'hôpital. J’ai besoin d'être à ses côtés, de le toucher, de l’entendre respirer.
- Je peux aller le voir ?
Libby lâche ma main, fait un geste hésitant. Je poursuis :
- Je comprends bien ce que tu m’as dit, à propos de mon pied. Mais on peut sans doute trouver un moyen ? Greg peut me porter jusqu'à la voiture, et là-bas, il y a certainement des… tu sais… des chaises roulantes ?
Silence. Greg et Libby se regardent, et je pourrais jurer que j’entends leurs pensées, lancées de l’un à l'autre comme une balle de tennis. Non, tu lui dis, non, toi, tu lui dis. Finalement, Greg parle.
- Max, je suis désolé… mais tu ne peux pas visiter Akira.
- Pourquoi ?
- Parce que tu n’es pas sur la liste des personnes autorisées à le voir.
- Quoi ? Il y a une liste ? C’est obligatoire ?
En bonne Semblable, j'évite les hôpitaux, et j’ai bien raison. Leur façon de fonctionner est vraiment bizarre. Pourtant, quand je suis allée voir Greg après la manifestation, il n’était pas question de liste ? Ou alors c’est seulement à Harborview ? Mon regard va de nouveau de l’un à l'autre. Libby soupire bruyamment.
- Katsumi a interdit tes visites. Le personnel médical t'empêchera d’entrer dans sa chambre. Et, dans la foulée, il ne permet à personne de te donner des informations sur l'état d’Akira. Milo compris.
Sidérée, je reste silencieuse un moment.
- Alors, c’est Katsumi qui fait la loi à Harborview ? Comment ça se fait qu’il décide de tout ?
Nouvel échange de regards. Libby répond :
- Il décide de tout, oui. Toutes les décisions qu’Akira devrait prendre, c’est lui qui s’en occupe. Parce qu’ils sont mariés, Max. En l’absence de procuration médicale, il est le “next of kin”. Le membre de la famille le plus proche. Jusqu'à ce qu’Akira retrouve ses esprits…
- Et si Akira ne retrouve jamais ses esprits ?
Silence.
- Mais pourquoi ? Pourquoi Katsumi refuse-t-il que je vienne ?
Libby a un petit sourire triste.
- Il pense que tout ça, c’est de ta faute, évidemment.
- Mais je ne voulais pas que ça tourne comme ça !
Je regarde Greg.
- Sans vous, ça se serait passé comme prévu ! Tout était en place ! Comment, comment avez-vous su ?
Greg se concentre un instant avant de répondre, et Libby se lève. Elle connaît déjà la réponse.
- Bon, je retourne à Trinity. Greg, tu devrais rester avec Max. Tu as ton ordinateur portable, de toute façon ? Tu peux travailler d’ici…
Elle m’embrasse sur le front.
- Souviens-toi de ce que je t’ai dit pour ton pied. Un membre arraché, c’est long à cicatriser. Tu en as encore pour une bonne semaine à faire attention…
6.
Après le départ de Libby, Greg change de vêtements, enfilant un t-shirt à manches longues et une paire de jeans a la place de sa tenue de travail - veste et cravate. Je le contemple, admirant l’aisance de ses mouvements qui montre son rétablissement total. Dieu soit loué.
Greg grimpe sur le lit et s’assoit à nouveau en tailleur près de moi. Moment de silence. C’est comme si ni l’un ni l’autre ne savions par où commencer. Je me lance :
- Quand je suis partie ce matin-là… Tu étais au lit… Tu savais ?
Il pousse une petite exclamation, à mi-chemin entre le dépit et le rire.
- Quand tu m’as regardé et que tu m’as menti ? Non, aucune idée. Tu m’as bien eu.
Je baisse les yeux. Il prend ma main, l’embrasse.
- Je sais que c’était pour nous protéger, tu voulais bien faire.
Je voulais bien faire ? L’expression me heurte, comme si j'étais une enfant maladroite, pleine de bonnes intentions. J'étais en train de parvenir à mon but, éliminer ces assassins professionnels au sein même de leur repaire, quand ils sont intervenus ! Mais ce n’est pas le moment d’ouvrir cette discussion. Greg poursuit :
- Peu de temps après ton départ, j’ai entendu quelqu’un courir dans l’escalier et Akira est entré en coup de vent. Il m’a demandé si je savais où tu étais, j’ai répété ce que tu m’avais dit. Il a répondu “non, elle nous ment, elle cache quelque chose…” Et puis, il a vu ton ordinateur portable, et il s’est précipité dessus. Il a entré ton mot de passe - il m’a dit que tu utilisais toujours le même, qu’il connaît, tu changes juste le numéro qui suit. Il me l’a dit mais… c’est un surnom qu’il t’a donné, je crois… ? Je n’ai pas compris.
Dans le sourire même que je ne peux retenir, une douleur sourde se glisse en moi. Je souffle :
- CréatureDuMongol1257.
- Il m’a dit… 1257, c’est ton âge, c’est ça ?
Je secoue la tête. Ce nombre est un minimum, et j’ai toujours cette incrédulité quand je le considère. J’ai vécu des vies successives, non un invraisemblable nombre d’années.
- C’est approximatif. Une estimation…
- Il dit qu’il n’a jamais ouvert ton ordinateur en ton absence, il regarde par-dessus ton épaule de temps en temps, mais il s’arrange pour être sûr du mot de passe, “au cas où”… Bref, il l’a ouvert, et il s’est mis à lire les pages les plus récentes. Il a eu cette espèce de cri de rage et il m’a dit que tu étais allée te jeter dans la gueule du loup, avec une bombe. Il m’a dit : on va la chercher ? J'étais déjà hors du lit, à m'habiller. Il m’a mis en garde, dit que c’était hyper dangereux et que nous allions sans doute tous y passer, que je n'étais pas obligé de le suivre. Qu’est-ce qu’il imaginait ? J'étais prêt.
Son courage m’impressionne. Et je réalise aussi mon erreur ce matin-là : laisser mon portable derrière moi, au lieu de l’emmener et de le laisser dans le coffre de la voiture, avec mon sac à main. Voulais-je inconsciemment laisser une trace, garder une petite chance de survie ?
Greg poursuit :
- On n’a rien dit à Katsumi, qui peignait chez ma mère. Au moment de monter dans sa voiture, Akira m’a… Il m’a serré contre lui, comme s’il voulait m’embrasser, et il m’a dit à l'oreille… Il m’a dit que nous n’allions probablement pas survivre tous les trois. Il m’a fait promettre de lui obéir, que s’il m’ordonnait de fuir, avec ou sans toi, je devais le faire. Il m’a dit “de nous trois, s’il y a un survivant, ça doit être toi ! Ni elle, ni moi, toi.” Il m’a dit que vous aviez tous deux vécu tous ces siècles, et que moi je commençais à peine.
- Il avait raison…
- En tout cas, il m’a fait promettre. Au moment où on démarrait, une voiture est arrivée en trombe et s’est garée devant nous. Libby en est sortie. Elle s’est mise à parler à Akira dans une langue que je ne connaissais pas. C’est agaçant, votre manie de parler dans toutes ces langues, soit dit en passant. Bref, après cet échange, elle s’est remise au volant, j’ai aperçu Amy dans le siège du passager, elle avait l’air de ne pas trop comprendre ce qui se passait. On a démarré, et elles nous ont suivis. Akira m’a expliqué que la… comment vous dites ? La familière de Libby l’avait prévenue. Et en route, il m’a aussi parlé de l’attaque sur les chats, et les photos dans le four, les bombes de ton autre frère… J’ai mieux compris le contexte. On n’avait pas vraiment de plan, on voulait juste arriver, te prendre avec nous, et fuir. Sans exploser si possible. Akira était furieux. Il disait que tu ne lui faisais pas confiance, tu agissais toute seule dans ton coin parce que tu ne le croyais pas capable de résoudre cette situation. Encore une fois, disait-il, c’était toi dans la tempête, le danger, et lui, sur la touche, incompétent, inutile.
Ces paroles me navrent. J'étais la seule qui avait eu affaire à ces hommes, la seule consciente du danger, la seule à ne pas sous-estimer la cruauté de nos ennemis. Et celle qui mettait tout le monde en danger par ma seule existence. C’est cela qui m'avait fait agir sans rien dire à personne.
- Bref, reprend Greg, nous sommes arrivés devant le portail de leur villa. Akira s’est mis à parler dans une langue asiatique, pas japonais, j’entends la différence maintenant. Je ne sais pas à qui il parlait. Mais ensuite, il a actionné l’interphone, et il a annoncé qu’il venait pour livrer des ordinateurs. Je ne comprenais pas… Toujours pas compris, d’ailleurs. Le portail s’est ouvert.
Je ferme les yeux un instant.
- Ma petite Sainte, ma familière, elle était avec moi. Elle a entendu qu’une livraison était prévue pour ce jour-là, des ordinateurs… Elle a dû prévenir sa familière à lui, la marchande chinoise…
Greg prend sa tête de ses deux mains comme pour l'empêcher d’exploser. Je demande :
- Et ensuite ? Vous êtes entrés ?
- Oui. L’homme qui a répondu à l’interphone nous a dit de l'attendre dans la voiture, qu'il arrivait.
Je revois le comité d’accueil, en marche vers le hangar de métal, le sac de sport à la main. Il devait être en train de désamorcer la première bombe.
- Evidemment, on ne l’a pas attendu. On est sorti de la voiture… Et là, on t’a entendue crier. Ce cri de douleur, horrible, désespéré…
- La barre de métal… Victoric m’a cassé la jambe avec la barre de métal. Ça m’a surpris.
- On s’est précipité, on a enfoncé la porte, monté les marches. Et on a vu les deux hommes, et toi sur la chaise, qui te tordais de douleur. Un des hommes, le blond, avec le visage en sang, a ramassé une arme tombée par terre. J’ai eu le temps de lui sauter dessus. Akira s’est rué sur l’autre. Et soudain, il a crié “Greg, go, go go! Now!” Je t’ai attrapée, portée et… ce qui nous a sauvés, ce sont les fenêtres ouvertes. Je n’aurais pas pu les ouvrir à temps … Akira nous suivait, j’en suis sûr. A une ou deux secondes près, on s’en tirait tous les trois. Libby, avec Amy, nous ont ramassés.
Je reste silencieuse, cherchant à absorber la partie de l’histoire que je n’ai pas vécue ou dont je ne peux pas me souvenir.
- Et vous avez vu l’homme qui a attaqué Ronan - le blond - a votre arrivée ?
- Quel homme ?
- Celui qui l’a ensanglanté, justement !
- Non, il n’y avait que nous, c’est toi qui l’as mis dans cet état !
- Je ne pouvais pas ! Ma jambe cassée !
- Mais ils t’ont cassé la jambe à cause de ça, non ? Parce que tu l’as attaqué !
- Un homme était là, Brisart, mon mari… Ce n’est pas possible, je sais, mais j’ai cru le reconnaitre. C’est lui qui a frappé Ronan. Victoric m’avait déjà cassé la jambe.
Greg me regarde sans répondre. Son expression attentive et inquiète, son silence montrent qu’il ne me croit pas. Comment le lui reprocher ?
Ma mémoire, ma raison ont été ébranlées par la déflagration. Mais je me souviendrais d’avoir attaqué Ronan. Je parlais avec Victoric… Je crois ? Et j’ai bien vu la silhouette de Brisart, un éclat de verre à la main
- C’était toi… répète Greg doucement.
7.
Mon fiancé change de position, dépliant ses jambes sur le lit mais de façon à continuer à me faire face. Je pousse un soupir, plonge mon visage dans mes mains. L'inquiétude concernant Akira commence seulement à faire son chemin en moi. Je regarde mon fiancé à nouveau.
- Tu es allé à Harborview ? Tu l’as vu ?
Greg hoche lentement la tête.
- Et… ? Comment est-il ?
- Écoute… Je ne vais pas te mentir… Même si c’était possible, je te dirais de ne pas le visiter maintenant. Il est… Il est méconnaissable, Max. Ma première visite, si je n’avais pas su le numéro de sa chambre, je ne l’aurais pas reconnu. Ils ont rasé ses cheveux, évidemment, et dans son coma, c’est comme si toute sa personnalité, ce qui fait qu’il est lui, avait… glissé, disparu de son visage.
Je respire difficilement.
- Je l’ai vu dans toutes sortes de situations au fil des siècles, tu sais, dis-je d’une voix faible.
- C’est vrai… répond-il d’un ton conciliant.
J’ai tant besoin d'être près d’Akira, j’en ai mal. Je me vois, entrant dans sa chambre d'hôpital, embrassant ses mains et me glissant dans le lit près de lui. Lui se tourne vers moi, toujours sans connaissance, mais coma ou pas, son corps me reconnaît. Instinctivement, nous créons ensemble cet abri affectueux que les dangers ne peuvent pénétrer.
Greg me regarde sans rien dire. Finalement, je lève la tête vers lui.
- Et eux ? Ils ont été détruits au moins ? Ne me dis qu’ils sont aussi à Harborview !
Greg me sourit.
- Non, tes ennemis ont été pulvérisés. Tu as réussi. La police est arrivée très vite - Libby et Amy ont eu juste le temps de nous ramasser et de décamper. La police était sur place quelques minutes après leur départ. Ils ont trouvé un survivant - un homme qui était dans un hangar, avec une bombe. Et plusieurs autres bombes, prêtes à être amorcées, autour de lui.
Je pense aux bombes de Guillain, qu’il a assemblées pour payer ses dettes.
- Ils l’ont arrêté. Et ils pensent que les habitants de la maison avaient accidentellement détonné une autre bombe… Ils ont établi, d'après les corps éparpillés dans les décombres, que trois hommes étaient morts dans la villa.
- Trois ? Ronin, Victoric… Qui est la troisième personne ?
- Aucune idée.
J’ai un moment de vertige, je prends ma tête dans mes mains. Je n’ai pas pensé à qui d’autre pouvait se trouver sur les lieux. Un des leurs ? Un visiteur ressemblant à Brisart ? En tout cas quelqu’un que mon plan a condamné à mort.
J'attendais avec impatience ce chapitre et j'attends encore le suivant avec impatience: tu doses très bien les révélations/explications et le suspens sur les éléments encore indéterminés (le sort d'Akira notamment, on s'inquiète beaucoup entre la réaction de Katsumi et les séquelles probables s'il se réveille), le mystère est parfait sur Brisart: est-ce que sa présence était le fruit de l'imagination de Max, ou une sorte d'apparition surnaturelle d'un être aimé décédé? ou bien était-il là, avec tout ce que ça soulève comme questions sur les raisons de sa survie ?
J'ai beaucoup aimé la dimension spirituelle de la première partie du chapitre, les réflexions sur le paradis, comme toujours c'est un aspect de ton histoire qui me touche beaucoup!
Hâte de lire la suite !!!
Et bravo !!
Après la montée en intensité des précédents chapitres, petit bilan des évènements. Ce chapitre permet de mieux comprendre tout ce qui s'est joué avant l'explosion de la bombe, une sorte de débrief qui refait vivre les choses différemment. La présence ou non de Brisart reste inexpliquée et aide
à maintenir l'intérêt pour cette fin de roman. Jolie chute !
Les retrouvailles de Greg et Max sont choupi, le coeur se serre pour la triste fin (ou pas ? réveil possible ?) d'Akira. c'est assez tragique qu'en ayant voulu faire cavalier seul, Max ait en partie provoqué son coma.
Mes remarques :
"Il approche et se penche vers moi, m’embrasse, ses lèvres soudain humides - quoi, je pleure ?" j'adore cette tournure !
"Un membre arraché, c’est long à cicatriser." sortie du contexte, la phrase est assez drôle^^
"Voulais-je inconsciemment laisser une trace, garder une petite chance de survie ?" intéressante cette potentielle explication, elle colle bien
Un plaisir,
A bientôt !
A tres bientot !