Lorsque Niila lui avait demandé de rester et de laisser partir Annyaëlle au Royaume de Piques sans elle, Kaärna avait imaginé qu’elle passerait ses journées dans la grande bibliothèque de Rhystaen, au sein de la Confrérie. Et c’est en effet ce qu’il s’était passé, du moins au début. Toujours sur les traces de la Corruption et de son origine, elle avait étudié quantité de livres sans trouver beaucoup d’informations utiles.
L’Ombre aux cheveux blancs n’était pas seule dans ses recherches, mais les Mélétis étaient loin d’être assez nombreux pour s’atteler à une telle tâche et parcourir l’intégralité des ouvrages de la bibliothèque leur prendrait sans doute des années, sans aucune garantie de succès. Personne ne savait si un quelconque indice se trouvait quelque part parmi ces milliers de livres. Pourtant, Kaärna ne désespérait pas et avait continué de chercher des réponses sans relâche.
Et puis un jour, Niila l’avait convoqué. Les attaques des Kreiis se multipliaient sur le continent et de plus en plus de créatures contaminées apparaissaient. Les groupes d’Ombres mobilisés pour venir en aide aux soldats des différents royaumes n’étaient plus suffisants et toutes les Ombres disponibles furent réquisitionnées, si bien qu’il ne resta presque plus personne sur l’île de la Confrérie. Bientôt, seuls les aspirants de première et deuxième année, les Mélétis et quelques Sélinos furent autorisés à y rester. Elle-même, qui n’était pas officiellement une Mélétis, devait à présent se mêler aux combats aux côtés des Su’en, les guerriers de leur ordre.
Contrairement à ce qu’elle avait espéré, Kaärna n’avait pas rejoint l’équipe de surveillance au sud du Royaume de Piques, mais avait été envoyée en renfort à Owinath, la cité frontalière entre les terres de Cœur et de Carreau. Bien sûr, c’était l’endroit où ses capacités de guerrières étaient les plus utiles et elle ne rechignait pas à se battre, au contraire, même si elle aurait préféré pouvoir rejoindre l’aspirante qu’elle avait prise sous son aile et dont elle était séparée depuis des mois.
Depuis quelque temps, les créatures apparaissaient à différents endroits simultanément, compliquant les déploiements des armées frontalières et des Ombres qui les accompagnaient. Il était de plus en plus difficile de faire face sur plusieurs fronts et le nombre de victimes des Kreiis s’amplifiait de jour en jour. Au début, Kaärna surveillait la frontière en compagnie de son groupe et d’un bataillon de soldats de Carreau, prêts à fondre sur la moindre menace. Ils ne tardèrent cependant pas à devoir abandonner cette tâche pour venir prêter main-forte à d’autres groupes.
Kaärna avait hérité de Niila le commandement de son groupe avec l’un de ses confrères, Dean, un homme intelligent et discret. Puis une nuit, la jeune femme ne trouva plus le sommeil, perturbée par quelque chose qu’elle ne parvenait pas à saisir. Ce matin-là, de nouvelles créatures furent repérées, tout près de l’endroit où s’étaient fait attaquer le Prince de Cœur Mikhaïl d’Ornate et le commandant Liam Wilsandr, de nombreux mois auparavant. D’après les informations qu’ils avaient reçues, ce groupe était plus important que ceux qu’ils rencontraient habituellement, et mû par une intuition soudaine, Kaärna avait réussi à convaincre Dean de diviser les leurs. Elle s’était précipitée vers le danger avec ses Ombres et deux bataillons de soldats, laissant derrière elle son confrère et les aspirants. Les Kreiis avaient parcouru beaucoup de chemin, s’éloignant du territoire de Cœur pour entrer sur celui de Carreau. Au final, c’est entre les cités d’Owinath et d’Ysthal qu’ils tombèrent nez à nez avec l’ennemi.
Kaärna essuya une goutte de sang qui coulait de son front, mais qui heureusement n’était pas le sien. Ils se battaient depuis des heures et elle était épuisée, comme nombre de ceux qui l’entouraient. Intérieurement, elle se félicita d’avoir pris la décision de laisser les aspirants à l’abri de la cité frontalière, malgré leurs réticences. Sans les capacités spéciales qu’ils développeraient en devenant Ombre, leurs chances de survit étaient réduites, et elle était face à un véritable carnage. Elle-même, qui ne possédait qu’une demie marque et donc probablement seulement une partie des aptitudes des Ombres, devait se méfier.
Kaärna jeta un rapide coup d’œil vers le jour qui déclinait, il fallait en finir vite, la nuit ne jouerait pas en leur faveur. Beaucoup de soldats étaient blessés, certains étaient morts, et il était évident que les autres ne tiendraient pas éternellement. Même les Ombres n’étaient pas totalement épargnées. Sans la moindre hésitation, la jeune femme replongea au cœur de la bataille. Partout où elle passait, ses lames laissaient de profondes entailles dans les créatures, répandant un flot de sang dans son sillage. Jamais elle n’avait vu autant de Kreiis au même endroit. Une vingtaine d’entre eux attaquaient ses compagnons sans relâche, formant un chaos mortel de lames, de griffes et de crocs. Les créatures profitaient de la plus petite erreur, trouvant principalement leurs victimes parmi les soldats, moins rapides que les Ombres, tandis que seulement quelques-unes des leurs gisaient sur le sol, terrassées.
Dans la mêlée, Kaärna attrapa l’un des orbes à sa ceinture et sauta sur le dos de l’un des monstres. Elle brisa la fine capsule de verre et appuya sa paume sur le sommet de son énorme tête, juste au-dessus de la crête dorsale. Elle se concentra et relâcha une partie de son Affinité, qui ondula à l’intérieur de son corps, traversa son bras, et amplifié par l’orbe, produisit une onde de choc qui écrasa violemment la créature contre le sol. Comme le Kreiis bougeait encore, elle planta l’une de ses longues dagues dans son crâne, le clouant à terre définitivement.
Kaärna s’écarta d’un bond, esquiva l’attaque d’une autre créature et dégaina l’épée courte dans son dos, mais déjà, d’autres Ombres prenaient le relais. D’un regard, elle s’assura que les soldats qui avaient été attaqués allaient bien, puis elle détailla le Kreiis qu’elle venait de tuer. Heureusement, la peau gris violacé de la créature ne laissait apparaître aucune trace de la Corruption sur la surface qu’elle avait touchée. Ce qu’elle venait de faire était dangereux, Kaärna le savait. Utiliser un orbe pour amplifier son Affinité était épuisant, surtout alors qu’elle était déjà à bout de force, mais s’en était fini d’elle si elle entrait en contact direct avec la contagion.
Autour d’elle, les Ombres ne ralentissaient pas la cadence, dansant autour des créatures, presque insaisissables. Presque. Dès qu’elles le pouvaient, elles éloignaient la menace, permettant aux soldats encore debout de mettre à l’abri leurs blessés, mais elles ne tiendraient plus longtemps. La fatigue commençait à leur faire commettre des erreurs, et en dépit ce que l’on disait d’elles, les Ombres n’étaient pas invulnérables.
Kaärna ne tarda pas à rejoindre de nouveau le combat. Les risques se multipliaient, ainsi que les victimes des Kreiis, mais bientôt tout se termina enfin. Lorsque le combat s’acheva, le soleil venait de toucher l’horizon, répandant une étrange lueur rougeâtre dans le ciel. Malgré leur réputation, beaucoup d’Ombres étaient blessées, même si pour la plupart, ce n’était que superficiel. Du côté des soldats en revanche, c’était une tout autre histoire. Beaucoup avaient péri, et d’autres ne passeraient probablement pas la nuit.
Les guérisseurs s’affairaient, utilisant leur Affinité de l’Eau pour soulager les blessures et refermer les plaies. La plupart étaient des natifs de Cœur envoyés avec leur armée, mais certains étaient aussi des Ombres, qui même s’ils n’avaient pas suivi la même vocation, faisaient de leur mieux pour dispenser ce que leur permettait leur Affinité. Kaärna, elle, s’occupa d’enflammer les cadavres des Kreiis avec quelques-uns de ses camarades. Ils ne devaient laisser aucune chance à la Corruption de se propager. Les corps disproportionnés s’enflammèrent, dissimulant enfin leur vision cauchemardesque aux survivants. Des soldats contemplaient le spectacle d’un air amer, le nez plissé par l’odeur de chair brûlée qui se dégageaient, mais aucun sourire n’habitait leurs visages. Il y avait eu bien trop de morts.
Kaärna perdit la notion du temps, le regard absorbé par les flammes qui s’étiraient des corps comme des langues fumantes à l’assaut du ciel. Seuls les cris des malheureux que l’on achevait finirent par la sortir de la torpeur qui l’avait envahi. Elle était certaine d’avoir reconnu l’une des voix. Une larme solitaire menaça de franchir la barrière de ses cils, mais ne coula pas. Il n’y avait rien à faire, ceux qui avaient été contaminés par la Corruption étaient des morts en suspend.
Plus loin dans la plaine, elle entendit la course de trois cavaliers venant dans leur direction. Elle les regarda un instant, jaugeant à qui elle avait à faire et se dirigea vers eux en reconnaissant la tenue des Ombres. Ils ne tardèrent pas à s’arrêter à sa hauteur, mais ne mirent pas pied à terre tout de suite. Les yeux des trois hommes fixaient le carnage derrière elle, la mâchoire serrée. Kaärna haussa les sourcils en découvrant Dean, qu’elle avait laissé à Owinath avec le reste de leur groupe, et deux autres Ombres qu’elle n’avait pas vues depuis longtemps.
— Dean, que fais-tu ici ?
Il tourna la tête vers elle, mais au lieu de descendre et de lui répondre resta parfaitement immobile. Son regard semblait ne pas pouvoir se détacher des longs cheveux blancs maculés de sang de Kaärna.
— Qu’est-ce que… ? dit-il enfin en sautant à terre.
Elle balaya sa question d’un geste.
— C’est terminé, laissa tomber la jeune femme avant de fixer tour à tour les deux Ombres derrière lui. Je ne sais pas ce que vous faites là, mais si l’un d’entre vous est affilié à l’eau et peut l’utiliser pour guérir, nous avons grand besoin d’aide.
Les deux Ombres qui accompagnaient Dean échangèrent un regard et se précipitèrent à la rencontre des survivants, les laissant seuls. Kaärna dévisagea son confrère. L’épuisement et la tension générés par le combat mettaient sa patience à rude épreuve.
— Que fais-tu là ? Où sont les autres ?
— Une partie est encore à Owinath, mais d’autres Ombres sont arrivées en renfort.
Elle le toisa sans comprendre, perplexe.
— Une partie ?
— Nous avons reçu l’ordre d’évacuer les aspirants, avoua-t-il, visiblement peu ravi de cette nouvelle. Ils ont tous franchi des portails pour l’île.
Kaärna resta silencieuse un moment. Ce que lui disait Dean n’avait aucun sens, pourquoi les Grands-Maîtres prendraient-ils une telle décision ? Certes, elle n’était pas particulièrement d’accord avec le fait d’envoyer les aspirants de troisième année sur le front, mais les choses avaient évolué depuis. Les Kreiis étaient plus nombreux, plus dangereux. Tous les membres de la Confrérie devaient être sur le front pour endiguer la Corruption. Ils pouvaient toujours rester en arrière, comme elle l’avait ordonné, s’occuper des blessés et des citadins à mettre à l’abri pendant que les Ombres combattaient.
— Pourquoi ? s’exclama-t-elle brusquement. Les Grands-Maîtres avaient pourtant décidé que nous avions besoin de l’aide de tout le monde. Pourquoi changer d’avis maintenant ?
— Ils veulent leur faire passer la cérémonie de la Marque des Ombres au plus vite.
Le premier réflexe de Kaärna fut de rejeter cette idée, mais elle comprenait le potentiel d’un tel choix. Elle assimila l’information avec une moue sceptique, que préparaient-ils ?
— Ce n’est pas une mauvaise idée, mais c’est trop tôt, le nombre d’échecs risque d’être plus important, estima la jeune femme. Et ils savent pertinemment qu’ils auront besoin d’un temps d’adaptation pour maîtriser la totalité de leurs nouvelles capacités, et pendant ce temps, nous manquons d’effectifs.
Dean hocha la tête en fixant le sol. Peut-être avait-il posé les mêmes questions lorsqu’il avait appris la nouvelle. Il soupira, puis la regarda droit dans les yeux.
— Sauf s’ils retournent tout de suite au front ou dans les zones de surveillance.
Kaärna plissa les yeux. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser les Grands-Maîtres à prendre une telle décision ? Ça ne pouvait pas être si grave, pas au point de risquer la vie d’Ombres fraîchement marquées. Elle sentait qu’il y avait quelque chose que Dean ne lui disait pas, que pouvait-il lui cacher d’autre.
— Et pour ceux qui ne sont pas prêts ? demanda-t-elle, les aspirants de troisièmes années étaient censés avoir encore plusieurs mois pour se préparer.
— Il faudra qu’ils le soient… Les aspirants les plus proches des zones à risques sont rappelés en priorité.
Dean avait l’air de plus en plus mal à l’aise et faisait le maximum pour éviter le regard de l’Ombre aux cheveux blancs, ce qui ne faisait que l’agacer un peu plus.
— Dean, crache le morceau. Dis-moi ce qu’il se passe.
Une ombre assombrit son visage, mais il se décida à la regarder en face.
— Il y a eu des morts.
— Oui, je m’en doute, s’énerva-t-elle. Ici aussi, regarde !
Kaärna désigna d’un geste vague les feux qui brûlaient derrière elle.
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire, grimaça Dean. Kaärna, des aspirants sont morts.
Son visage resta de marbre, comme si aucune émotion ne la traversait, mais elle eut l’impression qu’un poignard venait de se planter dans son cœur. Qu’était-il arrivé à Owinath ? Elle ferma les yeux quelques secondes et repensa aux aspirants qu’elle avait refusé de faire venir. Dean se rapprocha soudain. Il donnait l’impression de suivre ses pensées.
— Non, s’excusa-t-il. Ils vont bien. C’est arrivé dans d’autres groupes.
Son soulagement ne fut que de courte durée. Une foule de questions se bousculèrent dans sa tête : Qui ? Où ? Comment ? Qu’avait-il bien pu se passer ?
— Est-ce que tu sais… ?
— Non, je n’en sais pas plus.
Kaärna acquiesça doucement. Peut-être que lorsqu’ils atteindraient Owinath les Ombres restées là-bas auraient de nouvelles informations. Elle jeta un regard vers les rescapés de la bataille et soupira, heureusement que les aspirants n’avaient pas pris part à ce carnage. Lorsqu’elle croisa de nouveau les yeux de Dean, elle put y lire un mélange de tristesse et détermination. Il secoua la tête, comme si elle ne comprenait pas ce qu’il essayait de lui dire.
— Kaärna. Toi aussi, il faut que tu rentres.