Le feu rougissait la longueur du skali. Ce fut seulement pour recueillir sa chaleur que les Asgardiens daignaient rester. Un vent glacial flagellait la Cité d’Asgard et ce brusque revirement de température alimentait les rumeurs les plus catastrophistes. Souvenez-vous des Nornes, souvenez-vous que notre fin débutera par trois années d'un long hiver ! braillait Jörd sans discontinuer. Bien que nombre d'Asgardiens avaient pris l'habitude de garder une distance avec ses paroles, ce soir-là, elles se frayaient un chemin dans leurs pensées.
L'impatience prenait plusieurs formes. Les éclats de voix se multipliaient. Certains faisaient les cents pas. D'autres se défoulaient sur les serviteurs qui se pressaient, les bras chargés de choppes, de plats et de couverts.
Des broches tournoyaient au-dessus des flammes. Les pièces de viande prenaient l'odeur de la graisse et les poissons, celle des herbes. Elles enfumaient l'espace sans réussir à faire oublier la putréfaction du cadavre d’Odin, à quelques couloirs de là. Les coupes de fruits, les plats de bouillie s’accumulaient sur les tablées. Depuis les entrailles du sanctuaire, on acheminait de lourds tonneaux de bière et d'hydromel vers la surface. Le roulement sourd, émanant des entrailles du sanctuaire, évoquait les prémices de l’orage.
Maîtresse de cet inepte festin, Frigga apparaissait plus grotesque que jamais. Hlin l'avait priée d'accepter son aide pour son apprêtement, mais la régente n'avait rien voulu entendre. C'est tout échevelée, bariolée de khôl et les joues trop fardées, qu'elle orchestrait les allées et venues de ses gens en exigeant de tous plus d’entrain. Hlin se désolait de la voir si grotesque, avec ses grands gestes, avec ses robes usées et ternes entassées sur ses épaules, avec ses bijoux vidés de leurs pierres précieuses.
D’autant qu’il n'y avait rien à faire. Ni l’illusion de la victoire ni la profusion de victuailles ne parvenaient à détourner les Ases de leurs angoisses. Dans les mots griffonnés par Saga jusque dans les bouches les plus raisonnées, se répandait la certitude d'une nuit maudite. Nanna l'avait lu dans les étoiles. Après l'avoir rudement censurée, Nep et Vigrid se faisaient ses disciples. On harcelait Hermöd, on lui demandait de rapporter mot pour mot la missive qui n'avait été comprise que sommairement par la majorité. On en déduisait tout et son contraire. On s'inquiétait de l'absence de Bragi. Mille mots circulaient au sujet de Heimdall. Vàr le dit mort, chuchotait Saga. Les Ases s'agitaient comme des poules dans une cabane cernée par les renards.
Même Sif, connue pour son tempérament placide, rouspétait ; sur une servante pour un quelconque outrage, sur ses enfants dont la turbulence l'incommodait profondément, et même sur son époux dont elle ne supportait plus les frasques adultères. Et quand il n’y eut plus personne d’assez audacieux pour croiser son regard, elle éclata de rage :
« N'y a-t-il personne pour chasser cet oiseau de malheur ? Ne l'entendez-vous donc pas ? »
Car en effet, Huggin – à moins qu'il ne se fût agi de Munin – les observait, depuis un appui de fenêtre. Non content de seulement les épier, il piaillait, il sautillait sur la pierre, faisait crisser ses serres ou claquait du bec. Juste assez bas pour être entendu, juste assez haut pour éviter les représailles. Nul n'avait osé souligner le malaise que dégageait sa présence. Comme si l’ignorer suffirait à le faire disparaître. Et puis, était-il judicieux de s'en prendre à un animal jadis sacré ?
Indifférent et surtout incapable de telles considérations, Magni, l'aîné bravache de Sif, s'empara d'une fourchette et la lança comme un javelot. L'oiseau la regarda se planter à côté de lui. Thor se saisit de son marteau mais fut retenu de justesse par une Sif excédée :
« Souhaites-tu en plus que le toit nous tombe sur la tête ? Espèce d’idiot !
— Je vais m'en occuper moi-même, grogna Tyr. Nous le mangerons ce soir, cela lui apprendra !
— Comme si nous manquions de nourriture, railla Skadi.
— Je pourrai le plumer ? demanda la cadette de Sif.
— Thrud ! Cela suffit ! Il n'est pas question de le tuer sous peine de nous conduire plus rapidement au désastre !
— Ton optimisme fait plaisir à entendre, ma douce, ronronna Baldr à l'autre bout de la salle.
— Attrape-le simplement et met-le dehors, Tyr, soupira Sif.
— S'en occuper ? se moqua Üll, dont la voix grave éteignit tout autre écho. Il a essayé toute la journée et ne l'a pas effleuré une seule fois. Vous ne l'avez pas vu avec son arc et ses flèches ?
— Je te ferai la peau juste après.
— J’allais te proposer de l'attirer dans ta direction pour te donner une chance de l'avoir mais...
— C'est bon, vas-y. »
Üll, aussi agile que Tyr n'était trapu, monta sur un tabouret, bondit sur une table, et s’accrocha aux irrégularités du mur. Tous le suivirent du regard, souffle retenu, tandis qu'il prenait de la hauteur. Bien que son équilibre fût précaire, Üll atteignit rapidement le rebord où se trouvait l'oiseau. Il grogna, agita la main pour l'effrayer mais le corbeau, loin de battre ne serait-ce qu'une aile, lui pinça méchamment la paume. Üll poussa un juron si grossier qu'en contrebas, Sif plaqua les mains sur les oreilles de son benjamin, Modi.
« Es-tu blessé ? s'inquiéta-t-elle.
— Ça ira !
— Où est-il passé ? »
Où est-il passé ? Que voulait-elle... Üll ressentit le souffle glacé de la nuit au sommet de son crâne. Il tendit le cou. Hugin avait disparu.
« Le vitrail, soupira-t-il avec amertume. Le verre est brisé dans ce coin. Il y a un passage mais…
— Au moins est-il parti, se réjouissait Sif. Descend avant de te rompre les os ! »
La disparition si soudaine de ce maudit corbeau froissait Üll. Il examina un instant l’appui de fenêtre. Il scintillait de dizaine de petits éclats de verre coloré. Le corbeau avait-il lui-même brisé ce vitrail ? Cela n'expliquait pas comment il avait pu se glisser dans un passage si étroit.
Dehors, la nuit tombait. Üll abandonna tout espoir de remonter la piste de cet oiseau de malheur, qui, de toute évidence, avait déjà rejoint les ombres des bois. En revanche, il distingua nettement une silhouette qui avançait à découvert sur le sentier.
« Loki sera bientôt là.
Quelque part, quelques mètres en dessous de lui, une céramique se fracassa au sol. Un silence glacial.
« Est-il accompagné ?
— Non, il est seul.
— Seul, répéta Baldr. Torunn manquerait-elle de courage pour envoyer un émissaire tel que lui ? »
Le skali ne partageait pas sa désinvolture. Au contraire, son imagination s’embrasa et la ritournelle put reprendre. On s'étonna, on formula toutes sortes de craintes, on émit pléthore d'hypothèses au sujet de la sorcière et surtout de son absence. Le chaos menaçant l’assemblée,, Vidar murmura quelques mots à l'oreille de Frigga puis de ses frères. L’arrivée de Loki étant imminente, aussi il envoya Hlin l’accueillir. Puis il exigea que tous s’installent à table. Le silence se fit aussitôt. Vidar ne parlait que rarement, alors lorsqu’il s’en donnait la peine, tous s'exécutaient sans oser protester.
« Rien ne devra lui arriver ce soir, prévint Tyr. L'absence de Torunn est une assurance. Si Loki venait à ne pas rentrer, alors elle en déduirait qu'il lui est arrivé quelque chose. Ce pourrait être un signal, un appel à lancer les hostilités.
— Les hostilités ?
— Il est évident qu’ils sont de mèche. Et qui peut dire combien de sorcières grouillent encore dans la Forêt de Fer ? Qui sait ce qu’elles trament dans l’ombre ? »