Les ailes finirent par s’estomper, tout comme l’aura de Jack, mais Ianto savait qu’il lui suffirait d’y penser à nouveau pour qu’elles réapparaissent.
Elles faisaient partie de lui maintenant.
La soirée avait été riche en émotions, et ils ne tardèrent pas à aller se coucher. Même si Ianto avait dormi presque toute l’après-midi, il ne lui fallut pas longtemps pour se rendormir. Son corps demandait encore du repos.
Il s’éveilla à l’aube. À la vue de Jack qui l’observait, appuyé sur un coude, il se perdit dans ses bras, explorant les sensations qui naissaient en lui. Jack le laissa le caresser, puis l’invita en lui, et ce fut à nouveau comme une danse bien connue, et pourtant inédite, entre les deux amants.
Affamé, Ianto finit par déclarer forfait et se leva le premier. Aidé par sa machine à créer, il apporta sur le lit de quoi manger pour dix : œufs pochés, bacon, tomates grillées, haricots sucrés, toasts beurrés, saucisses, black pudding, champignons et porridge, le tout accompagné de litres de café.
— Bien, s'exclama Jack en examinant le plateau. J'ai de quoi te séquestrer dans cette chambre pendant les prochaines quarante-huit heures.
— Que tu crois ! rétorqua Ianto en croquant dans un toast. J'ai faim. Je suis sûr que je vais tout engloutir en une demi-heure.
— Tut tut ! (Jack lui prit le toast des mains et croqua dedans à son tour.) Rappelle-toi que ton estomac n'a rien avalé pendant longtemps. Il doit se réhabituer. Je connais ça : si tu manges trop vite, tu vas tout rendre dans l'heure.
— Et depuis quand es-tu mon infirmier ? demanda Ianto en croisant les bras.
— Depuis que tu t'es enfui de l'infirmerie, monsieur le fugueur. J'ai un mot de Beve. (Il fronça les sourcils, semblant réfléchir.) Bon, pas exactement, mais j'ai un papier psychique dans la poche de mon manteau, et je suis sûr qu'il te montrera un mot de Beve.
— Je suis insensible aux papiers psychiques. Enfin, je crois. Je suis un être supérieur, tu sais.
— Un être supérieur, hein ? rigola Jack.
Il le prit par les épaules et le bascula sur l'oreiller, avant de lui murmurer à l'oreille :
— On va voir tout de suite qui est supérieur à l'autre, espèce de frimeur.
Ils firent l'amour à nouveau, mangèrent et se rendormirent. Une journée passa, puis une deuxième. Ils découvrirent la douche en duo et embuèrent la salle de bain, se bécotèrent dans le canapé devant un obscur western spaghetti, Jack demanda à la machine à créer une quantité invraisemblable de gadgets sexuels… et Ianto dormit, beaucoup.
Le quatrième jour, un grand soleil du printemps perça les nuages et ils décidèrent de sortir. Une fois n’était pas coutume, Jack insista pour couvrir le convalescent de multiples couches de vêtement (paradoxal, pour quelqu’un qui préférait d’ordinaire les lui enlever). En plus de son jean et d’une chemise, il lui fit enfiler un pull, un gilet, une parka et une écharpe qui masquait la moitié de son visage. Pour se venger, à peine arrivé dans le jardin en espalier à l'arrière du cottage, le Gardefé déploya ses ailes, qui scintillèrent dans la lumière pâle du matin.
— Crâneur, marmonna Jack, une main sur les fesses du Gallois.
Ce dernier lui répondit par un sourire qui s'épanouit sur ses lèvres.
— Tu veux que je te montre un truc encore plus cool ? demanda-t-il en se tournant vers Jack.
Il l'enlaça et, avant que l'autre ne puisse répondre, l'enveloppa de ses grandes ailes mouvantes. Lorsque les ailes disparurent, ils avaient changé d'environnement.
— Tu aurais pu prévenir, fit Jack en époussetant les manches de son manteau. Je suis sûr que j'ai des restes de supernova plein le col de ma chemise. Ça part au lavage, tu crois ?
Ianto pouffa et fit quelques pas dans l'herbe encore perlée de rosée. Puis il s'arrêta, humant les senteurs du Royaume - résine, terre mouillée et champignons.
Ils se trouvaient à l'endroit où Ianto avait rencontré la grand-mère Elfe, une nuit. Quelques mètres plus bas, le torrent se muait en une cascade qui déployait la fureur de son écume contre la falaise. Et, face à eux, le Royaume s'étendait tout entier, lumineux, majestueux, les tours du Château se détachant des cimes dans la gloire du soleil levant.
Jack éclata de rire et leva les bras, les pans de son manteau volant dans la brise comme un simulacre d'ailes.
— Nous sommes les rois du monde ! s'exclama-t-il en haut de l'à-pic, si près du bord que Ianto, ses propres ailes déployées à nouveau, se tenait prêt à intervenir à tout moment.
Ne t’inquiète pas, il ne peut pas mourir de toute façon, lui souffla son instinct – à moins que ce fût l’autre Ianto ? Rassuré, il se plaça aux côtés de son capitaine et glissa sa main dans la sienne.
Soudain, le visage de Jack se fit plus soucieux. Il avait mis l’autre main dans la poche du manteau et paraissait manipuler quelque chose.
— Oh… j’avais oublié ça.
Ianto tourna vers lui un regard interrogateur. Soudain, l’attitude du capitaine était devenue tendue, peut-être même un peu gênée. Il se déporta légèrement pour se placer face au Gallois.
— La dernière fois que j’ai vu Beve, finit-il par expliquer d’un ton un peu coupable, elle m’a donné quelque chose. Quelque chose qui t’appartient.
Il finit par sortir sa main de sa poche. Celle-ci tenait une petite fiole au contenu rougeoyant. Une petite fiole que Ianto ne connaissait que trop bien. Il détacha ses doigts de ceux de Jack, l’épiderme soudain glacé, malgré toutes les couches de vêtement qu’il portait. Tout ce qu’il avait vécu durant les jours passés entre les mains des Collectionneurs percutèrent son estomac, plus violemment qu’un coup de poing.
— Non… Je ne peux pas…
Il se recula pour fuir la fiole qui lui renvoyait toute la souffrance, la honte, les humiliations passées. Il ne voulait pas se rappeler ; c’était trop dur. Trop tôt.
— Hey. Hey ! Tout va bien, souffla Jack, un bras passé autour de sa nuque pour le retenir contre lui.
Ianto posa une joue humide contre le col de son manteau, résistant en vain à l’envie de pleurer. Il en avait assez des larmes. Assez de se lamenter. Il voulait juste… oublier.
— Tu sais quoi ? Tu n’as pas besoin de ce machin, de toute façon, si ?
Ianto fronça les sourcils et secoua la tête.
— N… Non, bafouilla-t-il entre deux hoquets.
Tout en le maintenant contre lui, le menton posé sur le sommet de son crâne, Jack lui glissa la fiole dans la main, sans tenir compte de la résistance de Ianto.
— Fais-moi confiance. Prends ce flacon, Ianto. Prends-le et jette-le aussi loin que tu le peux.
Ianto hocha la tête, renifla bruyamment et finit par accepter le cadeau. Jack se détacha délicatement de lui, scrutant son visage d’un air vigilant.
— Vas-y. Maintenant !
Sans réfléchir, le Gardefé obéit à l’ordre et lança la fiole par delà la falaise, au-dessus de la cascade rugissante, aussi loin qu’il le pouvait.
Il y eut une étincelle dans le ciel bleu, et ce fut tout.
Un soulagement intense déferla aussitôt dans le corps de Ianto, et il inspira, enfin léger.
C’en était fini de ses ailes brisées.