CHAPITRE 56
1.
- Je vais te faire mal…
Milo dit ça avec un bon sourire, alors je ne suis pas trop inquiète. Il porte un de ces sweaters colorés qui lui vont si bien et lui donnent une allure décontractée mais parfaitement digne, comme il convient pour un éminent chef de service d’Harborview.
Il est venu inspecter mon pied et, j'espère, le déclarer bon pour le service. Il a jeté un regard approbateur autour de lui. La petite chambre est impeccable : Amy nettoie et dépoussière tous les jours ou presque, alors que je lui répète que Greg peut le faire - ou moi, très bientôt. Mais elle se donne du mal avec un plaisir évident. Greg passe de longues journées à Trinity, va souvent à Harborview et elle veut un environnement harmonieux autour de moi, qui suis toujours clouée au lit.
Elle a posé une coupelle sur ma table de nuit, où le collier de perles donné par Akira est enroulé comme un petit serpent. Je le tiens souvent dans mes mains comme si je pouvais ainsi atteindre mon frère, communiquer avec lui. Et près du collier, une fine rondelle de métal noircie. Il faut que je lui demande ce que ça fait là. Pour le moment, je pense à un symbole d'éternité sur lequel je médite chaque fois que je touche les perles.
Milo ausculte mon pied, ses mains sont chaudes, c’est un contact agréable. Il me montre avec satisfaction l’absence de cicatrice autour de ma cheville.
- Tu vois ? La force du sommeil réparateur des Semblables !
Sans transition, il le tord brutalement puis lui fait faire un mouvement d’avant en arrière, comme pour le préparer à faire des pointes de danseuse. Moi qui, toute cette semaine, ai pris mille précautions pour ne pas le bouger, je suis prise de court. J’en ai la respiration coupée.
Milo me regarde, surpris de mon silence.
- C’est douloureux ?
Un rire - plutôt une onomatopée sarcastique - m'échappe.
- Tu me fais un mal de chien, oui !
Il repose aussitôt mon pied sur le petit coussin qui le soutient.
- C’est important que tu sentes la douleur, ça veut dire que les nerfs et les tendons communiquent !
- Ça, pour communiquer, ils communiquent, je te promets.
- Mais tu n’as pas réagi ! Pas un mot, pas un cri, et ton visage impassible…
Un nuage d'inquiétude flotte sur son visage bienveillant tourné vers moi. Je soupire.
- J’ai appris à éviter de crier. Parce que souvent, ça excite ceux qui vous font mal, et ils en rajoutent ! Ça ne te concerne pas, bien sûr. Mais c’est devenu un réflexe…
Je pense, par contraste, au long cri que j’ai poussé dans la villa. Je n’avais même pas réalisé que c’est moi qui en étais à l’origine !
Milo s’assoit sur le bord du lit, il secoue la tête, une expression de compassion attristée sur son visage. J’ajoute, pour éviter de nous appesantir sur le moment :
- Alors, que penses-tu de mon pied ? Il est réparé ? Je peux m’en servir ?
- Oui, c’est en très bonne voie, mais il faut rester prudent. Je t’ai apporté des béquilles. Tu peux te servir de ton pied, mais pas trop longtemps. Dix minutes de suite, par exemple ? Ensuite, tu utilises tes béquilles pour le reposer, tout en continuant à bouger. Tu mesures quoi… Cinq pieds et six pouces ?
J’approuve en riant. J’ai fait des conversions avec Greg à partir de mon mètre soixante-sept. Milo se lève à nouveau, se place à une petite distance de moi.
- Marche un peu ?
Me voilà sur mes pieds, j’avance vers lui. Oui, je me suis déplacée (à cloche-pied) avant son autorisation formelle. Mais j’ai l’impression d'être un enfant qui fait ses premiers pas, approchant d’un parent qui ouvre ses bras protecteurs puis les ferme sur moi. Il regarde la façon dont mon pied bouge, se déroule à chaque pas, puis me félicite.
- Impeccable ! Douloureux ?
- Oui, mais moins que tes manipulations !
- Parfait. Les membres arrachés, c’est vraiment un aléa. Le rattachement ne réussit pas toujours.
- Et qu’est-ce qui se passe dans ce cas ?
- Le membre - dans ton cas, le pied - ne fonctionne pas correctement. Une boiterie plus ou moins marquée suit. C’est la plaie dans la vie quotidienne, et aussi quand tu dois changer d'identité…
Nous nous asseyons sur le bord du lit. Je suis surprise d'être à bout de souffle.
- Et quand c’est la tête qu’il faut rattacher ?
Milo me regarde, songeur.
- Oui, Aemouna m’avait parlé de votre conversation à ce sujet… Cet homme dont tu penses avoir coupé la tête…
Je sursaute à son choix de mots.
- Je “pense avoir” ? Ce n’est pas un vague souvenir ! C’est arrivé ! Et il a survécu, il était l’un de ceux qui a explosé avec la villa !
Je lui raconte la confrontation avec Victoric, sa cicatrice, ses questions, sa colère.
- Bon, la tête, c’est vraiment un cas extrême, commente le chirurgien. Il faut la rattacher immédiatement, sinon le cerveau souffre… Il t’a dit comment il avait survécu ?
- Ce n’était pas exactement une conversation de ce genre... Et je dois dire… Ça me fait du bien de savoir que c’est terminé, je n’aurai plus jamais à m'interroger à son sujet, à leur sujet… En me demandant ce qu’ils savent, s’ils sont en vie ou pas… Ou si je suis folle…
Milo fait une petite grimace.
- Ça aurait été bien qu’ils nous disent ce qu’ils savent d’Aemouna, où elle se trouve, avant de disparaître… C’était notre dernière chance d’avoir une piste.
Accablée, je baisse la tête et la couvre de mes mains. Quand j’ai échafaudé mes plans avec Guillain, je n’ai plus pensé à elle.
- Tu aurais dû me parler, insiste Milo. Je t'aurais aidé à trouver une solution moins drastique ! Tout ce que Guillain sait faire, ce sont des bombes…
Je lève la tête vers lui.
- Je voulais “drastique” ! Je voulais les tuer ! Je n’ai pas appelé Guillain au hasard !
- Il y avait sans doute d’autres solutions. Si tu m’avais parlé…
- “Sans doute” ? Combien de morts, parmi mes proches, toi peut-être, dans ce “sans doute” ?
Milo me parle doucement.
- Je suis Africain. J’ai mille ans de plus que toi. J’ai des ressources…
Je pousse un soupir. C’est trop tard de toute façon. Il touche mes cheveux gentiment.
- Tu ne me demandes pas de nouvelles d’Akira ?
Ça, ça me fait réagir.
- Je croyais que tu ne pouvais rien me dire ? Secret professionnel, les liens du mariage, tout ça ?
Milo pousse un soupir et sourit.
- J’ai beaucoup réfléchi à la situation unique où nous sommes… Akira et Hipaa…
- Hipaa ? Qui c’est, ça ? Le nouveau surnom de Katsumi ?
Milo rit.
- Non, mais ça donne des idées… Hipaa, c’est le nom de de la loi sur le secret médical, Health Insurance Portablility Acountability Act. Ce que je veux dire, c’est que nous sommes dans une situation unique. Tu es la plus proche… l’intime, vraiment, d’Akira depuis…
- Cinq… six siècles.
- Voilà. Et Katsumi est arrivé dans sa vie il y a un an à peine. C’est toi qui devrais décider pour lui. Et crois-moi, ça simplifierait ma vie. Mais bon. Légalement, il est le mari, on ne peut rien y changer. Alors je vais enfreindre Hipaa et te mettre au courant. Si tu peux éviter de le crier sur les toits, ce serait bien…
Je hoche la tête. Même si Greg me parle (lui n’est pas tenu au secret médical) cette connexion directe me réconforte. Et le fait que les exigences de Katsumi trouvent une limite.
Mais j'appréhende aussi ce que Milo va dire. Je prends les devants.
- Greg m’a dit qu’Akira respirait par lui-même…
- Oui, c’est une étape essentielle. Il se passe du respirateur, ce qui montre que la cicatrisation se poursuit. Son cerveau fonctionne : il organise les fonctions vitales. Tout ça est très bon signe. Nous devons être patients pour les étapes à venir. C’est ce que j’essaie d'expliquer à… qui nous savons.
Son ton est mesuré, je scrute son visage, ses yeux - son regard vieux de 2000 ans.
- Qu’est-ce que tu en penses ? dis-je impulsivement, me prenant moi-même par surprise.
- Tu sais, je suis un scientifique, donc je m’en tiens aux faits et le temps nous dira...
Je l'interromps d’un geste impatient.
- Oh, arrête, tu es Africain, mille ans d'expérience de plus que moi, médecin depuis toujours, tu as forcément une idée de l'état d’Akira, au-delà des faits!
Milo me regarde, évaluant mes émotions je suppose, avant de baisser la voix.
- Écoute… C’est juste mon intuition… Donc ça ne veut pas dire grand-chose.
Ça veut tout dire, je le sais, et ma cage thoracique résonne, ébranlée par les battements de mon cœur. Après un court silence, il reprend de la même voix douce :
- Il va se remettre, se réparer, complètement. Son cerveau, sa mémoire vont fonctionner à nouveau. Mais tout son passé, ses souvenirs, ont été détruits. Il ouvre les yeux, parfois, la nuit. Je l’ai vu, mais je ne l’ai pas dit à son mari, qu’il ait la joie de le découvrir par lui-même. J’ai regardé Akira dans les yeux, et j’ai laissé… quelque chose que je fais parfois… simplement laissé mon esprit aller vers lui, à sa rencontre… dans ces cas-là, je suis comme dans un état second. Et j’ai senti toutes ces jeunes cellules qui s’organisaient en lui, tout se remettait en place… mais…
Il prend ma main.
- Mais Akira n’est plus là, Max. Je n’ai pas senti sa présence…
Mes lèvres, mon visage se gonflent de chagrin.
- Où est-il ? ai-je à peine la force de balbutier. Il va peut-être revenir…
- Peut-être, répète Milo sans conviction.
J’ai du mal à respirer, je suis engourdie et un sifflement est perceptible dans mon oreille. Est-ce la mauvaise nouvelle, ou les symptômes prévisibles de mon rétablissement ?
Milo murmure quelque chose, des syllabes que je ne comprends pas. Je m’accroche à lui. Il me réconforte, je sens cette énergie entre nous, chaude et tendre… Il m’entoure de ses bras.
Soudain, il se lève, pose la main sur ma tête, une façon de me dire au revoir ? Sans rien ajouter, il sort de la chambre. Je l’entends descendre les escaliers, et peu de temps après, le claquement de la porte d'entrée.
Je ne suis pas sûre de ce qui vient de se passer avec Milo, mais je mets ça de côté. Akira disparu, ma hantise devenir réalité, cette pensée m'écrase. Je reste hagarde, la bouche entrouverte.
Trois petits coups sur la porte entrouverte. Le visage d’Amy apparait.
- Ça va ?
Je la regarde sans répondre. Elle hésite à entrer, puis fait deux pas dans la chambre.
- Milo est parti si vite… Et il pleurait ! Vous vous êtes disputés ?
- Quoi ? Non…
Elle va à la fenêtre, l’ouvre et se penche.
- Il est toujours dans sa voiture, là !
Elle me regarde, surprise de mon absence de réaction, puis retourne à son poste d’observation.
- Voilà, il démarre.
Elle vient s’asseoir sur le bord du lit, et pose sa main sur la mienne.
- Ça va ? répète-t-elle.
Je n’ai pas de mot. Je pleure.
2.
Quand j'émerge de ma tornade d'émotions, Amy a posé devant moi deux boîtes de kleenex et une petite serviette éponge, estimant à juste titre qu’elle n’était pas en présence d’un sanglot passager.
J’utilise tout ça pour sécher mon visage et tenter de reprendre une apparence humaine. Amy aussi. Mon orage personnel s’est révélé contagieux. Ça me fait mal. Je pose la main sur la sienne.
- Mon pauvre chaton, tu t’occupes de moi si gentiment… Mais ça doit te replonger dans ton deuil, tout ça…
Amy a un sourire indulgent.
- Ça ne me “replonge” pas, dit-elle en esquissant des guillemets virtuels. Je n’en suis jamais sorti. J’ai un peu plus de force pour le cacher, c’est tout.
- Oui, mauvais choix de mot, excuse-moi.
- Je vais te dire, quand Libby m’a suggéré de m’occuper de toi puisque j'étais disponible, j’ai hésité, précisément pour cette raison. D’autant que je sais combien vous êtes proches. Greg m’a raconté : vous communiquez sans parler, parfois, n’est-ce pas ? J’ai connu ça avec Jackson. Akira, c’est un peu ton frère jumeau, non ?
Je hoche la tête pour approuver la comparaison, de nouveau incapable de parler.
- Mais tu sais, poursuit Amy, ce que j’ai découvert en m’occupant de toi… Bon, d’abord, tu es une patiente plutôt facile, donc ce n’était pas vraiment un effort. Mais surtout…
Elle regarde dans le lointain un instant, plissant les paupières, cherchant ses mots.
- Surtout, je ne m’y attendais pas, mais ça me fait du bien, d'être ici. J’ai réalisé que, quand je m’occupe de toi, je m’occupe de moi… la sœur en deuil, en moi. Tu vois ? Alors, raconte-moi, qu’est-ce qui s’est passé avec Milo ? Il t’a dit quelque chose ?
Je soupire et, en quelques mots, explique la prédiction du neurochirurgien.
- Bon, c’est son impression, mais il le dit lui-même, il n’est pas sûr, n’est-ce pas?
Imaginer Milo, dans quelques semaines, me dire “je me suis trompé, quel soulagement !” ne quitte pas mon esprit. Mais j’ai la conviction qu’il a raison. L’attente, l’incertitude sont une vraie douleur. Je tente une diversion pour apaiser mes esprits.
- Pourquoi as-tu quitté ton boulot ? Tu avais l’air de te plaire dans l’immobilier ?
Amy secoue la tête avec une petite grimace.
- Non, ça me pesait depuis pas mal de temps. Mais je ne savais pas trop quoi faire d’autre. La mort de Jackson m’a jetée hors de cette routine. Je n’avais jamais pensé que la vie pouvait être si brève ! Et Libby a insisté pour que je poursuive mes rêves, elle est presque brutale d’ailleurs ! (Amy a un petit rire) Elle me dit, tu es une Personne Normale, toi, tu vas vieillir et mourir, change de voie sans attendre ! Il a suffi que quelque chose se passe mal avec un client, et que Tony ne me soutienne pas, j’ai démissionné.
Elle reste silencieuse un moment.
- Je ne sais pas trop ce que je veux faire à présent. Maman est furieuse, en fait elle a du mal à supporter que je sois dans ce flou, au lieu d’avoir un but précis… Déjà, les dreadlocks, elle n’aime pas…
Je fais un geste vers sa tête, qu’elle incline pour que je touche les mèches épaisses.
- Mais c’est aussi l'étrange bénéfice de la mort de Jackson. Son avis, je m’en fiche. Je souffre trop pour que ça me préoccupe plus que ça. Je ne la contrarie pas pour le plaisir… Libby m’encourage à prendre mon temps, elle dit “tu n’as pas besoin de gagner ta vie pour le moment, je suis là, alors fais un bilan, une liste de tes rêves…”
Ses mots font naître une réalisation glacée dans mes intérieurs. Notre argent ! Notre patrimoine, géré, organisé par Akira !
Je ne connais aucun mot de passe, aucun identifiant de nos comptes. Mes connaissances de nos investissements sont anecdotiques et lacunaires. Récemment, il me parlait d’une société créée à Singapour qui allait permettre de… de quoi ? Je ne sais même plus.
Avec la destruction de sa mémoire, tous nos avoirs, hors de notre portée, vont tomber en jachère. Non seulement, notre aisance discrète et insouciante va disparaître, mais lui, qui n’a évidemment aucune assurance maladie dans un pays où les soins sont hors de prix, va se retrouver sans un sou au moment où il en a le plus besoin.
J'étais trop heureuse de voir que tu avait publié un nouveau chapitre. Très beau chapitre, même si les révélations sont déchirantes (j'espère tellement que Milo se trompe !!!!) c'est horrible cette amnésie qui ferait disparaître Akira, je me sens tellement mal pour Max, c'est presque pire que s'il était mort (surtout si Katsumi continue de ne les séparer).
J'ai trouvé la conversation avec Amy très touchante, comment elle explique comment elle vit son deuil de Jackson, et c'est un peu rassurant de voir cette relation super claire et belle entre elle et Max dans ce moment où celle avec Akira est clairement en danger et où celle avec Milo est un peu ambiguë...
Hâte de lire la suite évidemment, et encore bravo!!!
A très bientôt j'espère!!
Quel plaisir de trouver son histoire ! Ce chapitre m'a régalé même si je l'ai trouvé un peu cruel ahah
Déjà, pauvre Akira, son destin est vraiment terrible. Un tel personnage, si important pour Max et que je suis dans ton histoire depuis bientôt trois ans (j'ai capté ça en revenant sur PA récemment c'est fouuu) forcément ça m'a vraiment fait mal au coeur. La scène avec Milo est assez touchante et laisse un peu de "malaise" sur ce qu'il s'est vraiment passé. Les larmes des deux sont vraiment convaincantes.
Ensuite, je ne m'attendais vraiment pas à ce que tu relances l'intrigue, je me préparais plutôt à un épilogue. Mais c'est vrai que la perte de mémoire d'Akira relance tout, et ça marche !! Terrible ce cliffhanger, je suis à nouveau suspendu à l'attente de la suite. Il est loin le temps où je pouvais enchaîner les chapitres ahah
Un grand plaisir,
Hâte de la suite !!!
Yes, je me suis remis à l'écriture cette semaine, donc la nouvelle histoire est toute fraîche xD
Yes à très vite