Chapitre 55 : Mariam - La Blonde

- Je ne saurais trop te dire comment je me suis retrouvé en Irlande, indiqua Lord Kerings. Je passais beaucoup de temps à soigner les gens. J’ai toujours aimé la médecine. Ce fut comme un retour au source. Personne ne se demanda d’où me venaient mes connaissances en herbes, plantes et maladies. Je faisais du bien autour de moi. J’étais une princesse taciturne et renfermée, qu’on disait d’une immense beauté. Je n’avais fait que prendre les gênes d’un bébé. Ce n’était pas spécialement volontaire de ma part.

- Princesse ? répéta Mariam.

- Iseut, fille du roi Gormond, au 5ème siècle après Jésus Christ. Je suppose que ça ne te parle pas.

- Pas du tout, non, avoua Mariam.

- Je fus appelé en urgence car un homme se mourait. Le moment était mal choisi car mon oncle, le Morholt, venait d’être vaincu, nous faisant perdre Cornouailles.

Mariam ne comprit pas les propos de Lord Kerings mais n’osa pas l’interrompre pour demander une explication. Après tout, cela importait peu.

- Nous attentions avec impatience le retour du corps car les rumeurs disaient qu’un morceau de l’épée de son meurtrier se trouvait dans son crâne, permettant peut-être d’identifier le salopard ayant fait ça et de lui faire payer.

Mariam y vit là encore l’intérêt prononcé de Lord Kerings pour ces vies auxquelles il s’attachait et dans lesquelles il s’investissait.

- Désolé d’être aussi prévisible et que mon histoire soit aussi répétitive, mais oui, encore.

- Que voulez-vous dire ?

- Cet homme agonisant après un long voyage en barque, déshydraté et blessé, je l’aime, comme Hélène, comme Pyrame. À Babylone, j’aurais pu considérer ce drame avec Pyrame comme mon dieu me punissant pour mes crimes envers les hommes. Ici, pourquoi devais-je subir cette horreur ? Je soignais les gens. Je passais mon temps à leur venir en aide. J’avais soigné les artisans, les troubadours, les pêcheurs, les mères, les enfants, les vieux, les meuniers, les bûcherons et les marins. En devenant Iseut, je touchais des gens plus aisés mais eux aussi méritaient mes soins. Je cherchais vraiment à me racheter et voilà que mon dieu me punissait de nouveau. J’étais dévasté.

Mariam le prit en pitié.

- J’utilisai toutes mes compétences pour le soigner. En perdre un autre, certainement pas ! Je mis tout en œuvre et parvins à éloigner la mort. Il restait faible. J’observai sa harpe à ses côtés et son épée longue. Il ouvrit ses yeux d’un brun profond et je le servis, lui apportant à boire, l’aidant à avaler son bouillon. Quel déchirement que de le quitter chaque soir, la bonne morale interdisant qu’une jeune femme vierge ne passe la nuit dans la même chambre qu’un homme.

Mariam ricana à ces pensées d’un autre âge.

- Quel bonheur de le retrouver chaque matin en meilleure forme que la veille. Il me dit être troubadour. Oh mes pouvoirs m’annoncèrent qu’il mentait mais je m’en fichais. Il chantait divinement bien et ses doigts volaient sur la harpe. Un régal !

- Il n’était pas troubadour mais maîtrisait le chant et la harpe ? s’étonna Mariam.

- Les gens ont le droit d’avoir plusieurs cordes à leur arc, répliqua Lord Kerings.

- Certes, accepta Mariam.

- Un matin, j’entrai dans sa chambre pour la découvrir vide. Un garde m’apprit que le blessé, guéri, avait décidé de partir. Il n’était pas prisonnier après tout. J’ai suivi son odeur jusqu’aux quais. Il avait pris la mer. Je venais de le perdre. Ignorant son identité réelle, je ne pouvais que me morfondre. Après tout, il ne me devait rien. Pour lui, je n’étais qu’une gentille guérisseuse. Je restai là, reprenant ma vie, un visage de plus hantant mon quotidien.

Combien de fois avait-il été obligé d’aimer puis de perdre l’être chéri ? Comment pouvait-il encore accepter de côtoyer la vie après cela ? De risquer de nouveau cette horreur ?

- Un dragon attaquait des paysans.

- Un dragon ? répéta Mariam.

- Un dragon, insista Lord Kerings en haussant les épaules. Nul ne tentait de le vaincre alors mon père promit ma main à celui qui le terrasserait.

- Sympa…

- Je m’en foutais. Lui ou un autre.

Mariam dut admettre que le raisonnement se tenait. Dans son état, il ne devait pas être capable de préférer quiconque.

- Un homme parvint à défier la bête. Il nous arriva mourant. Je fus mené à lui pour reconnaître mon faux troubadour.

- Pas possible ! s’exclama Mariam.

- Ton manque de culture est vraiment agréable. Tu ne t’attends jamais à la suite.

- Parce que c’est connu ?

- Plutôt, oui, répliqua Lord Kerings en souriant rapidement.

Mariam rit. Si on lui avait dit que son désintérêt pour la littérature serait un jour un atout, elle ne l’aurait pas cru.

- J’ai soigné le faux troubadour pourfendeur de dragon et pendant qu’il se reposait de mes soins, je l’observai. Un détail me choqua : désormais, il portait deux épées. L’une des deux proposerait sans aucun doute du sang de dragon, liquide très utile pour faire des potions, des baumes ou des pommades. En récupérer un peu n’aurait pas été pour me déplaire. Je choisis l’épée nouvelle, supposant qu’il s’en était faite faire une spécialement pour le monstre. Je soupirai de dépit : la lame était propre. Un garde un peu trop zélé avait sûrement dû s’en charger. Je constatai que cet acier n’avait rien de particulier. Pourquoi ne pas s’être servi de l’autre arme ? Pourquoi s’encombrer de deux lames dans un voyage aussi périlleux ?

Mariam ne voyait pas où était le problème. Les héros dans les films portaient souvent une épée, deux dagues, une hache et un arc. Elle comprit que sa vision de la chose était sûrement faussée par Hollywood.

- Je regardai l’autre lame, pris d’un élan de curiosité. Je la dégainais, sans faire attention aux serviteurs qui m’entouraient. Qu’une femme de ma carrure puisse soulever un tel poids ne dérangea personne car nul ne me prêtait attention. Heureusement, car ils ne virent pas ce que je découvris. Mon sang se glaça.

Mariam jeta un œil à l’horloge. Bientôt l’heure d’aller se coucher. Non ! Pas en plein suspens !

- Le bout de la lame était cassée, correspondant exactement à l’éclat trouvé dans la tête de mon oncle. Cet homme, qui dès son retour chez lui s’était vanté de son exploit, se nommait Tristan. Il était le neveu du roi Marc’h.

- Pardon, hein, mais en quoi son identité vous importait-elle ?

- C’était le meurtrier de mon oncle ! s’exclama Lord Kerings.

Mariam, décidément, ne pigeait pas.

- Je veux bien que vous soyez à fond dans votre personnage quand vous prenez une identité, mais au point de rejeter un amour juste parce qu’il a tué l’oncle de votre couverture actuelle…

- Le rejeter ? Certainement pas ! s’exclama Lord Kerings. Mon père risquait de rendre caduque le mariage s’il l’apprenait. J’avais la chance de pouvoir épouser l’homme que j’aime et voilà qu’une histoire ridicule d’oncle assassiné risquait de m’en priver.

Mariam comprenait mieux.

- J’ai fait sortir les serviteurs sous prétexte que le blessé devait se reposer. Je voulais juste être seul avec lui dès son réveil, l’obliger à me dire la vérité, lui annoncer que j’acceptais de taire son identité réelle et qu’en échange, il pourrait m’épouser et le moment venu, devenir roi d’Irlande.

- C’était une jolie proposition. M’est avis que ça ne s’est pas exactement passé comme ça.

- Non, en effet. En voyant sa lame, Tristan a tout avoué et sans me laisser en placer une, me dire que son oncle l’avait envoyé pourfendre le dragon en son nom et que j’étais priée de rejoindre Cornouailles au plus tôt afin de conclure les noces.

- En son nom ? Comment ça ?

- C’est courant que les grands envoient un chevalier risquer sa vie à leur place.

- Mais pourquoi le chevalier accepte-t-il de donner la récompense à un autre ?

- L’autre connaît les besoins et les motivations du chevalier et lui offre exactement ce qu’il veut, ce que la récompense promise n’est souvent pas. Ma main, qu’en avait-il à faire ?

- Il deviendrait roi ! s’exclama Mariam.

- Ce titre n’intéresse pas tout le monde. C’est chiant, d’être roi. La responsabilité fait fuir bon nombre de gens.

Mariam voulait bien le croire. Elle ne souhaitait en aucun cas être reine.

- J’ai demandé à ma suivante, Brangien, d’organiser mon départ. Elle se chargea d’aller tout expliquer à mon père qui ne put que se résigner, sans quoi il perdrait son honneur. Sur le bateau, je restais enfermée dans ma cabine pour ne pas croiser Tristan dont les effluves me parvenaient malgré la distance. Je pleurai beaucoup sous le regard impuissant de ma suivante.

« La chaleur étant insupportable, nous avons fait une halte pour nous rafraîchir sur une plage. Tristan, galant, s’est approché pour prendre de mes nouvelles. Brangien nous a servi à boire depuis une cruche. Alors que Tristan avalait, je constatais l’affolement du cœur de ma suivante. Elle écarquillait les yeux en observant la cruche. Je sentis le contenu de mon verre : philtre d’amour. De mauvaise qualité et ne fonctionnant absolument pas. On m’offrait une opportunité. J’étais tellement mal. Je l’ai fait.

- Vous avez fait quoi ?

- J’ai avalé mon verre et j’ai activé mon pouvoir de charme vers Tristan. Brangien, impuissante, l’a vu se tourner vers moi et m’embrasser sauvagement.

- Elle a cru que le philtre venait de faire effet. Mais pourquoi possédait-elle un tel breuvage ?

- Parce que mon père m’aimait et ne me souhaitait pas malheureuse. Il avait sûrement demandé à Brangien de nous en donner, au roi Marc’h et moi, de quoi adoucir ma peine face à ce mariage avec l’ennemi. Cela partait d’un bon sentiment.

- L’erreur de la suivante a tout chamboulé, comprit Mariam.

- Nous sommes retournés sur le bateau, main dans la main, sous le regard éploré de Brangien qui s’en voulait à mort. Dans ma cabine, nous avons consommé cet amour violent. Je ne voulais cependant pas qu’une nouvelle guerre éclate à cause de moi. J’avais déjà fait brûler Troie. Cela suffisait. J’ai précisé à Tristan que j’épouserai le roi Marc’h, comme convenu, mais qu’il pourrait me rejoindre quand il voudrait.

- Il a accepté ?

- Oui, mais en arrivant à Cornouailles, j’étais pétrifié de terreur. Quand je m’éloignais d’Hélène, elle hurlait à l’ensorcellement. Comment réagirait Tristan ? Certes, mon contrôle des émotions s’était considérablement amélioré depuis. Mes entraînements à Troie m’avaient appris la mesure, la justesse, l’harmonisation, le dosage. J’ai épousé Marc’h sous le regard ravi de ma suivante qui n’en revenait pas. Tristan n’était pas dans la salle de bal, où je supportai mal les pitreries du nain Forcin, un horrible bonhomme, laid à la voix rugueuse. Il servait de bouffon au roi Marc’h mais aussi et surtout d’informateur. Il se mêlait de tout et de n’importe quoi. Il me collait. Je ne pouvais faire un pas sans l’apercevoir.

« Pendant quatre jours, j’ai attendu Tristan. J’ai compris qu’il ne viendrait pas. Cet amour forcé n’était pas réel. Bien sûr qu’il s’était enfui loin de celle qu’il devait, sans aucun doute, considérer comme une sorcière. Je pleurais sur mon balcon lorsque son odeur me parvint. Un mouvement dans les buissons et il apparut. Je l’aidai à grimper et nous passâmes la nuit ensemble. Il revint le lendemain, et après. J’étais heureuse. Heureux. Peu importe…

Mariam ricana. Même Lord Kerings ne parvenait plus à conjuguer correctement ses adjectifs. Elle comprenait que cela put être difficile pour lui.

- Le nain Forcin, qui devait me surveiller, m’accusa de trahir mes serments d’épouse. Mes dénégations suffirent à rassurer mon époux. Tristan continua à venir me rejoindre pour partager nos nuits. Peu avant l’aube, mon mari pénétra dans ma chambre sans prévenir, le nain Forcin à ses côtés. Difficile de nier. Nous étions nus dans les bras l’un de l’autre. Nous fûmes condamnés à mort.

- Oh la vache ! Ça ne rigolait pas, à l’époque !

- Je fus emmenée et on me prévint que je serais brûlée vive après Tristan. Nous fûmes enfermés dans deux chambres séparées en attendant l’aube suivante.

- Vous vous êtes échappé, vous l’avez libéré et vous êtes parti avec lui ! s’exclama Mariam.

- Non, dit Lord Kerings. Je suis resté dans ma chambre à pleurer.

- Mais pourquoi ? s’écria Mariam, ahurie. Vous avez des pouvoirs surnaturels. Ça ne devait pas être difficile pour vous de sortir et de vous enfuir en l’emmenant avec vous !

- Tu ne comprends pas, maugréa Lord Kerings. J’ai mal. Tout le temps. Partout. J’ai l’impression… d’être englué dans du coton. Ces fantômes, autour de moi, Hélène, Pyrame, ils m’enchaînent, m’empêchent de bouger librement. J’ai le cerveau en compote, comme si j’étais ivre en permanence. Le monde réel est loin, si loin… l’atteindre me prend une énergie considérable.

Mariam en eut les larmes aux yeux tant le ton de Lord Kerings s’était fait suppliant.

- Pourquoi ne me suis-je pas enfui avec lui ? Je n’y ai même pas songé. Je ne suis que l’ombre de moi-même.

- Je vous trouve brillant ! répliqua Mariam.

- Tu n’as pas idée de ce dont j’étais capable avant…

Mariam frissonna. Cet homme, elle le vénérait et pas sans raison. Sa douleur la blessait. Elle désirait tant lui venir en aide mais comment ?

- Quand on m’a emmené pour me faire rôtir en place publique, je me suis juste demandé ce que ça ferait. C’était une expérience nouvelle pour moi. Mon corps allait réagir, sans aucun doute, et je ferai un carnage parmi les spectateurs. Les gardes réagiraient et leurs lances finiraient par m’achever. Après tout, je ne suis pas invincible.

- Juste dur à cuire, sourit Mariam.

Une flèche en plein cerveau et la tête tranchée n’y suffisaient pas. Le feu et quelques lances bien placées mettraient-ils un terme à la vie du démon ?

- Je me suis dit que ça ne serait pas si mal. N’avais-je pas assez vécu ? La population me jetait des fruits pourris. Je m’en fichais. J’ai regardé le bûcher où Tristan avait été mené avant moi. Sauf que l’odeur ne correspondait pas. Cela sentait le bois brûlé, pas la chair. Mes sens surnaturels se mirent en action et confirmèrent : le bûcher ne brûlait aucun corps. Où était Tristan ? J’entendis des gardes coordonner les recherches. Il s’était enfui ! Je devais trouver une solution, vite ! Je déployai toutes mes forces pour faire fuir les fantômes. Ce fut dur, si dur… Je parvins à m’extraire des sables mouvants, assez pour charmer un lépreux à côté de moi. Il fut d’une éloquence remarquable et convainquit le roi Marc’h que m’offrir à eux serait une punition bien pire que me faire brûler vive. Mon mari accepta de faire de moi la catin des lépreux.

- Charmant, cingla Mariam.

- Leur maladie ne toucherait jamais mon corps d’immortel alors leurs caresses ne me dérangeraient pas. Je n’eus même pas à les subir. Un mec nommé Governal, et qui dit être le tuteur de Tristan, mais dont je n’avais jamais entendu parler, m’emmena pour retrouver mon bien-aimé.

- Votre amoureux ne vous avait jamais parlé de son tuteur ? s’étonna Mariam.

- Ni de son chien Husdent avec qui il entretenait une relation forte. En même temps, nous passions tout notre temps ensemble à baiser. Je ne le connaissais pas et la réciproque était vrai.

- Tout l’inverse de Pyrame, avec qui vous ne faisiez que parler.

- Exactement, confirma Lord Kerings.

- Votre fuite ensemble vous a-t-elle permis de le faire ?

- Non, répondit Lord Kerings. Nous nous sommes enfoncés dans les bois. Tous les matins, Tristan et Governal partaient chasser avec Husdent. Ils revenaient au zénith, parfois avec des proies, plus souvent alourdis de baies.

- Vous restiez seul toute la matinée ?

- Une femme n’est pas faite pour la chasse et puis, Tristan ne voulait pas forcer une princesse à réaliser ce genre d’actes.

Mariam grimaça.

- Après manger, nous déplacions le camp, marchant afin de brouiller les pistes et empêcher nos poursuivants de nous retrouver. Le soir, nous montions un camp de fortune. Tristan s’excusait à chaque fois du peu de confort. J’avais beau lui répéter que je m’en fichais, il restait lointain et renfermé. Le soir, nous baisions rapidement car Tristan, épuisé, s’endormait rapidement. Je l’observais dormir, m’enivrant de son odeur, buvant sa poitrine se soulevant avec régularité. Parfois, avant de dormir, il me disait son trouble : il m’aimait mais s’en voulait d’avoir briser l’union de son oncle, d’avoir rompu son serment.

- C’est lui qui a tué le dragon ! s’exclama Mariam.

- Cela faisait partie de son discours puis il s’énervait, me disait qu’il fallait mettre fin à cette folie avant de m’embrasser fougueusement.

- Il devenait fou, comprit Mariam.

- Je le sentais aussi mais je ne pouvais me résigner à le laisser partir. Je l’aimais tant ! Governal a fini par partir, lassé du discours incohérent de son filleul qu’il ne reconnaissait plus. Le roi Marc’h a même fini par nous trouver. Il s’est approché de nous un peu avant l’aube. Tristan dormait. Je faisais croire. J’ai charmé le roi que je connaissais très bien. J’ai obtenu ce que je voulais. Le roi Marc’h est parti, non sans nous avoir offert ses gants et son épée.

- Vous êtes trop fort, admira Mariam.

- Tristan ne sauta pas de joie en découvrant que son oncle acceptait notre aventure. Il devint encore plus morose et déchiré. Un jour, il revint seul pour m’annoncer qu’il venait de tuer son chien, son plus fidèle compagnon depuis toujours. Il n’aurait su expliquer son geste. J’ai lâché prise. J’ai cessé d’utiliser mes pouvoirs.

Mariam en avait les larmes aux yeux.

- Son premier acte fut d’écrire une lettre à son oncle, le roi Marc’h, dans laquelle il suppliait pour son pardon. Un ermite croisé en chemin porta ses mots jusqu’à Tintagel. Marc’h bannit Tristan. Mon époux accepta de me reprendre à condition que je passe l’épreuve de la pureté, réclamée par le nain Forcin. J’ai bien rigolé. N’importe quel humain aurait échoué mais pour ma part, ce n’était qu’une formalité. Pouvoir moucher ce salopard me faisait bien plaisir. À la tombée de la nuit, à la blanche Lande, devant le roi Arthur, Girflet, Ké le Sénéchal et plus de cent chevaliers, j’entrai dans le cercle de soie de Nicée au milieu des reliques de saints.

- Le roi Arthur ? s’exclama Mariam. Il a existé vous voulez dire ? Est-ce qu’il a trouvé le Graal ?

Lord Kerings lui envoya un regard profond. Mariam trembla puis bafouilla :

- Oh, bien sûr, votre histoire. Excusez-moi de mon emportement.

- Tu es pardonnée. J’ai allumé un brasier à mes pieds avant de prononcer bien fort les mots appris par cœur : « Devant Dieu et sur le visage des saints, devant vous rois de Logres, de Cornouailles, et vous, sire Gauvain, sire Ké, sire Girflet, je vous prie d'entendre ma parole. Je jure que seul le roi Marc'h m'a tenue dans ses bras. »

- Oh le mensonge ! s’exclama Mariam.

- J’ai attrapé à mains nues le fer incandescent rougissant dans le feu brûlant.

- Ça ne doit pas faire du bien.

- Simple information, la contra Lord Kerings. Rien de comparable à la souffrance engendrée par la perte d’Hélène, de Pyrame et maintenant de Tristan, que j’étais certaine de ne plus jamais revoir. Je me suis tourné vers la rivière. J’ai plongé mes mains dans l’eau. J’ai soigné mes blessures puis j’ai relevé les bras, montrant mes paumes au nain Forcin.

- Pas une marque, comprit Mariam.

- Les dieux venaient de prouver mon honnêteté.

- Étrange manière de procéder, trouva Mariam.

- Ma seule consolation : éloigné de moi, Tristan pourrait trouver le bonheur loin de la folie dont je l’accablais. Je vécus recluse dans ma chambre. Seule Brangien me rendait visite. Des années passèrent. Un jour, Brangien vint me voir en sautillant de joie. « Tristan s’est marié », hurla-t-elle à mes oreilles. Quelle excellente nouvelle en effet. Il vivait heureux. Voilà tout ce qui m’importait. Un doute m’assaillit toutefois. Brangien adorait livrer tous les détails des noces, de la couleur des robes de demoiselle d’honneur aux épices utilisés dans le quatrième plat. Or là, elle s’éloigna sans rien rajouter. Alors qu’elle faisait mine de partir, je lui ai demandé le nom de son épouse. À ses tremblements, j’ai su que j’avais vu juste.

- Qui avait-il épousé ?

- Iseut aux blanches mains. Cette femme me ressemblait comme deux gouttes d’eau, étrange hasard ou fornication de mon père, aucune idée. « Tristan a combattu aux côtés du duc Hoel dans sa guerre contre le comte Riol de Nantes pour finalement tuer ce dernier au château de Carhaix. » a rajouté Brangien. J’en fus dévasté. Tristan n’était pas heureux. Il me cherchait et risquait sa vie dans de dangereux combats pour oublier sa peine.

Mariam serra la main de Lord Kerings.

- Plus rien ne m’importait. Le brouillard s’obscurcit. Je cessai presque complètement de me nourrir. Je ne sortis plus du tout de mes appartements. Je vivais dans mes souvenirs, très peu conscient du monde autour de moi. Brangien me sortit de ma torpeur en hurlant une fois de plus.

Cette femme savait-elle parler normalement ?

- Elle m’annonça que nous avions reçu une lettre en provenance du château de Carhaix. Tristan avait été blessé par un épieu, frappé par Bedalis qui vengeait son frère. Les druides ne pouvaient plus rien pour lui. Il requerrait mon aide d'urgence.

Mariam craignit la catastrophe.

- Je me levai pour m’écrouler aussi tôt. J’étais enfoncé loin, très loin dans le brouillard. Je n’avais rien avalé depuis des semaines. Je me jetai sur Brangien et la saignai.

Pauvre suivante, pensa Mariam. Elle n’avait pas mérité ça.

- Je bondis pour rejoindre le port. Je trouvai aisément la nef venue d’Irlande. Je montai à bord et ordonnai le départ. Le capitaine s’y opposa. J’usai de mes pouvoirs pour l’obliger à appareiller. J’ai eu tort.

- Pourquoi ?

- Je connaissais pourtant la mer et ses dangers mais pris par le temps, j’ai ignoré les signes. La tempête fut sauvage. De nombreux marins moururent. J’aidai de mon mieux, les surprenant tant par mes connaissances que ma force, mais je tuai les marins que je remplaçai ensuite. Cercle vicieux s’il en est. Heureusement, le vent a fini par se calmer et nous avons pu reprendre la route avec moitié moins d’hommes. Je reprenais des forces dans ma cabine quand j’ai senti le bateau ralentir. Me croyant déjà arrivée, je bondis sur le pont. Nous étions en pleine mer. Les marins descendaient les voiles malgré le vent favorable. Je ne comprenais pas. Le capitaine coordonnait la manœuvre. Il m’a expliqué changer les voiles. Je ne comprenais pas. Celles-ci étaient en parfait état. Il n’en démordait pas. Je fus obligé, une fois de plus, d’user de mes pouvoirs pour l’obliger à changer d’avis. Le reste du trajet fut surtout marqué par la conduite étrange du capitaine, qui d’un naturel calme, montrait des sautes d’humeur. Ma prise de contrôle l’avait dérouté et son esprit peinait à s’en remettre. Je m’en fichais. Je voulais juste arriver au plus tôt. Sauver Tristan, voilà tout ce qui importait.

À nouveau, Mariam sentit venir la conséquence funeste sans parvenir à mettre le doigt dessus.

- À peine à quai, je sautai au sol, pris un cheval sans m’intéresser à son propriétaire et galopai jusqu’au château en hauteur. On m’indiqua que Tristan se trouvait au sommet de la plus haute tour. Je grimpai à toute vitesse, tous mes sens tendus vers le donjon. L’odeur de Tristan m’enveloppait. Dans la pièce, là-haut, des pleurs, ininterrompus. J’entrai comme une furie dans la pièce pour découvrir la triste vérité : Tristan était mort. Les sanglots venaient de son épouse. « Vous êtes là ? s’est exclamée la veuve. Mais ? Les voiles ! Elles étaient noires ! »

Lord Kerings avait pris une voix féminine pour dire ces mots, surprenant depuis cette gorge à la pomme d’Adam saillante.

- Quel rapport avec la couleur des voiles ? s’enquit Mariam.

- Vraiment aucune culture, s’amusa Lord Kerings.

Mariam ronchonna. Lord Kerings poursuivit :

- La veuve s’est levée pour rejoindre la fenêtre depuis laquelle elle voyait le port. « Elles sont noires », s’est-elle écriée. Je ne l’écoutais pas vraiment. J’examinai Tristan. C’était trop tard. Plus rien ne pourrait le faire revenir. Son fantôme rejoignit ceux d’Hélène et de Pyrame. « Il luttait dans l’unique espoir de vous voir. Savoir que vous aviez refusé de venir l’aider l’a plongé dans une tristesse sans nom et il a cessé de se battre. Il est mort juste après l’annonce de la couleur des voiles. » a précisé la veuve. Je lui ai hurlé dessus. J’en avais marre qu’on me parle des voiles. Les voiles, les voiles, quoi les voiles ? « Les voiles devaient être blanches en cas d’accord de votre part et noires dans le cas contraire. Elles sont noires. Que faites-vous là ? » demanda la veuve. Le regret me submergea. J’avais utilisé mon pouvoir de persuasion une fois de trop. À trop vouloir contrôler, je venais de perdre l’homme de ma vie. Je me suis approché de son lit, je me suis agenouillé devant, j’ai posé ma tête contre sa poitrine, j’ai fermé les yeux et j’ai ordonné une mise en hibernation. On nous a enterrés ensemble, en Cornouailles.

Mariam sentit un goût amer dans sa bouche. Elle se souvint de sa question pour Lord Kerings : « C’est si pourri que ça d’être un Vampire ? » Il avait répondu « Ça dépend pour qui. » Elle comprenait, maintenant.

- Dodo, Mariam.

La jeune femme hocha la tête avant de rejoindre son lit. Elle eut du mal à trouver le sommeil.

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