De retour à Fabar, Katherine lança Aymar sur une autre mission, plus classique. Narhem resta au domaine, se faisant discret, écoutant, participant aux repas, aux réunions, sans intervenir, observant Katherine qui ne semblait pas gênée de sa présence.
- Vous voyez cet enfant ? lança-t-elle à Narhem en plein milieu de l’après-midi, alors qu’ils se trouvaient dans une cour intérieure.
Elle lui adressait la parole. Elle ne l’avait pas fait depuis leur départ de la fausse porcherie. Narhem se tourna vers le gamin.
- Vous ne trouvez pas qu’il vous ressemble ?
Narhem fronça les sourcils avant de lancer :
- Dans le genre banal, tu veux dire ? Oui, peut-être… Brun aux yeux marrons, à peu près ma corpulence… Si tu penses que c’est mon fils, tu te trompes. Je n’ai pas couché à Falathon depuis…
- Bien sûr que ça n’est pas votre fils, répliqua Katherine avant de se tourner vers lui. Je me suis toujours posé une question vous concernant.
Narhem la fixa en souriant. Voilà qu’elle devenait curieuse. Quel changement !
- Que se passe-t-il si vous rasez votre barbe ? Je veux dire… vous êtes immortel. Vos blessures disparaissent. La magie considère-t-elle la barbe comme normale ?
Narhem sourit et ordonna à sa barbe de disparaître complètement. Katherine hocha la tête.
- Vous pouvez vous rajeunir encore plus ? interrogea-t-elle. Jusqu’à quel point ?
- Pourquoi veux-tu savoir cela ?
- Pour déterminer à partir de quand vous allez pouvoir prendre sa place.
- Prendre sa place ? Comment ça ?
- Je vous présente Allard Moïland, fils de Charles Moïland, petit duc de l’ouest sans grande envergure. Il a sauté de joie en apprenant que je souhaitais prendre son fils comme écuyer pour mon fils aîné.
- Je n’ai jamais entendu parler des Moïland.
- Personne n’a jamais entendu parler des Moïland, répliqua Katherine. Narhem, vous vous souvenez ce que vous m’avez dit dans la chambre, là-haut, dans la tour du donjon ?
- Je t’ai dit énormément de choses, princesse, rappela Narhem qui ignorait à quoi elle faisait référence.
- Comme quoi les seuls bons complots étaient les vôtres.
Narhem sourit à ce souvenir.
- Quand vous avez dit ça, j’ai eu envie de vous étriper, avoua Katherine. J’ai eu le temps d’y réfléchir. Depuis, le couple royal a eu le temps de réaliser un nombre incalculable de conneries, que je tente encore de réparer. Je suis fidèle à mon royaume mais parfois, j’ai juste envie de partir… pour Eoxit.
Narhem perdit tout sourire. Ce que Katherine lui confiait là était grave.
- Je n’y suis pas restée longtemps, mais Eoxit m’a semblé merveilleux. En opposition, Falathon est tellement pourri de l’intérieur, envahi de vermines, enseveli sous la merde. Je n’en peux plus, admit Katherine. Parfois, les doutes me submergent. J’ai l’impression d’exploser. Chaque pigeon me plonge un peu plus dans la peine. Mes nuits sont remplies de cauchemars. L’angoisse ne me quitte plus. Et si j’échoue à empêcher un complot ? Si ma sœur et ma nièce périssent ? J’observe les nobles, je cherche le remplaçant idéal… et je l’ai trouvé.
Narhem observa l’enfant du coin de l’œil. Pourquoi pas. Cet enfant avait le bon âge pour épouser Amanda. Formé par Narhem, il deviendrait sans nul doute un excellent roi. Sauf que Narhem n’avait aucune envie de mettre ce môme sur le trône. Il voulait y monter lui-même !
- Dire que ça a été difficile à avaler serait sous-estimer la réalité… murmura Katherine avant de lever les yeux vers son interlocuteur et de lui demander en articulant posément : Narhem, acceptez-vous mon aide pour devenir roi de Falathon ?
Narhem cligna plusieurs fois des yeux. Il ne s’attendait pas du tout à cela. Elle ne lui proposait pas de former l’enfant. Il n’y comprenait plus rien.
Il fit un pas en arrière dans ses pensées. Katherine était loin d’être bête. Elle avait beaucoup mûri et évolué ces derniers temps. Elle était redoutable en politique. Ce choix, elle l’avait mûrement réfléchi.
Narhem lui était déjà redevable de lui avoir sauvé la vie. Si elle l’aidait à monter sur le trône, il lui serait redevable de son titre. Elle se mettait en position de force, s’assurant une proximité avec le futur pouvoir.
Faisait-elle cela réellement parce qu’elle n’avait trouvé personne d’autre ou bien parce qu’elle sentait qu’il gagnerait, avec ou sans elle, et qu’elle préférait en être ? Il n’en était pas très sûr. Cela n’importait pas. Ces derniers temps, il foirait ce qu’il entreprenait à Falathon. Katherine, elle, brillait. Son aide serait très appréciable. Quant à avoir une dette envers elle, c’était déjà le cas alors un peu plus ou un peu moins…
- Très volontiers, ma chère, indiqua-t-il en souriant et Katherine soupira d’aise en retour.
- Je vous confie mon domaine et les affaires en cours. Je dois me rendre à Tur-Anion, annonça Katherine.
Elle lui confiait son domaine ? La confiance qu’elle lui portait était immense. L’ayant suivie partout depuis plus d’une lune, il connaissait les tâches en cours. Les poursuivre ne lui posait aucun problème.
- Que vas-tu y faire ? interrogea-t-il curieux. Tu n’es plus interdite à la cour ?
- Je vais aller m’aplatir devant ma sœur… m’excuser… avouer que j’ai menti sur son mari et tous les autres nobles, que je n’ai fait cela que pour attirer l’attention.
Narhem plissa des yeux. Katherine allait devoir ravaler sa fierté, perdre toute dignité face à sa sœur. Cela lui coûtait clairement.
- Ça ne me fait pas plaisir, assura Katherine, de soutenir celui qui a assassiné mon grand-père, mon père, les sœurs de mon beau-frère le roi et mon frère. Je ne vous pardonne pas. Je le fais pour mon royaume et seulement pour lui. Agissez contre le bien de Falathon et de son peuple, et vous perdrez mon soutien.
- Je ne veux aucun mal à Falathon, assura Narhem. J’ai essayé de le conquérir par la force, je l’admets. Je ne recommencerai pas. Je souhaite une issue politique la plus aisée et naturelle possible, sans combat, sans mort, sans poison ni dague dans le dos.
- En mon absence, commencez à former Allard. Il doit briller en tout : combat, stratégie, politique, écriture, lecture et j’en passe. Occupez-le si bien qu’il ne voit quasiment jamais personne. Ainsi, le jour où vous prendrez sa place, cela ne se verra pas.
- Prendre sa place ? répéta Narhem, abasourdi.
- Il y aura du sang… celui de cet enfant. Je le regrette mais c’est la seule option.
- Tu veux que je le tue pour devenir cet enfant ? s’étrangla Narhem.
- Pas tout de suite. Vous ne pouvez pas vous rajeunir à ce point. En attendant, vieillissez-vous au contraire.
À ces mots, Narhem se laissa pousser la barbe et ses cheveux devinrent blancs.
- Parfait, dit Katherine. Soyez son mentor. Il doit être brillant afin que vous n’ayez pas à diminuer vos compétences pour lui ressembler. Il doit monter à votre niveau, pas l’inverse.
- Pourquoi ne pas le mettre lui sur le trône le moment venu ? gronda Narhem, voyant venir le danger.
- Déjà parce que s’opposer à vous serait franchement stupide, commença Katherine. Ensuite parce qu’il ne vous arrivera jamais à la cheville, même en travaillant d’arrache-pied. Nous cherchons à limiter les dégâts, sans plus.
- Pourquoi vas-tu mentir à la reine ? interrogea Narhem.
- Pour redevenir son amie. Je n’entrerai pas à la cour, c’est évident, mais au moins, je serai aux côtés de ma sœur… et par conséquent de ma nièce, qui ne se quittent jamais. Rouk aime les hommes. Il s’est forcé pour créer Amanda. Aucun risque qu’il recommence. Althaïs chérit cet enfant plus que tout.
- Tu veux devenir proche de la gamine, comprit Narhem.
- Devenir sa confidente… prendre mon rôle de marraine. Lui transmettre les messages doux d’Allard quand le moment sera venu, ses cadeaux aussi. Organiser la première rencontre dans ces conditions ne sera guère difficile.
Narhem comprit que Katherine travaillait à moyen voir long terme. Après tout, Amanda et Allard n’étaient encore que de jeunes enfants. Il s’agissait d’un véritable travail de fourmi. Narhem était fier de son apprentie.
- Je reviendrai de temps en temps mais globalement, mon domaine est vôtre. Nous resterons en contact permanent.
- Naturellement, promit Narhem.
Katherine partit dès le lendemain. Narhem prit possession des lieux et commença à former Allard, enfant réceptif, gentil et très naïf. Il apprit vite, ravi de recevoir davantage d’attention que le fils aîné de la duchesse dont il était l’écuyer.
Katherine lui envoya plusieurs messages, dans lesquels elle indiquait avoir réussi sa mission et entreprenait le long travail de rapprochement, lentement, avec douceur, sans brusquer, gentiment et qu’Althaïs, en manque de reconnaissance, se jetait dans ses bras. Il n’y avait même pas de défi. C’était trop facile.
Narhem sourit. Il connaissait cela. Lui aussi appréciait une lutte contre un adversaire de valeur. Battre un faible n’avait rien d’agréable.
Katherine revint au début du printemps.
- Vous avez changé de grand intendant ? s’enquit Katherine.
Narhem hocha la tête.
- Vous l’avez mis à la porte ? Il travaillait pour les Salind depuis…
- Non, il est parti volontairement, assura Narhem.
- Volontairement ? répéta Katherine. Je n’y crois pas une seule seconde. Ce casse-couille a mis les voiles ? Vous l’avez menacé pour ça !
- Non, assura Narhem.
- Vous ne lui avez tout de même pas donné ce qu’il demandait ? s’étrangla Katherine.
Narhem murmura à son oreille ce qu’il avait fait et Katherine sourit pleinement, preuve qu’elle appréciait sa solution.
- Excellent, admit-elle. C’est brillant. Comment avance l’éducation d’Allard ?
- Très bien. Ton fils aussi.
- Il n’a rejoint que parce qu’il réclamait, rappela Katherine. C’est Allard qui importe. Mon fils n’a que peu d’importance.
- Si Allard échoue, ton fils pourrait le remplacer.
- Vous venez vraiment de proposer de tuer mon fils pour monter sur le trône ? gronda Katherine.
Narhem recula d’un pas.
- Pardonne-moi. Non, bien sûr que non. Si Allard n’y parvient pas, nous trouverons…
- Pourquoi échouerait-il ? Il n’y a pas de mauvais élève. Juste de mauvais précepteur. Et Allard a le meilleur au monde.
Narhem sourit subrepticement avant de redevenir grave. Il devait faire attention avec Katherine. Elle était son alliée mais également un adversaire prêt à surgir à n’importe quel moment. Il avait intérêt à ne pas se la mettre à dos. Elle savait comment Imrane Dacil l’avait mis hors d’état de nuire. Katherine était capable de l’obliger au silence. Il se promit de ne jamais baisser sa garde.
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Narhem frappa à la porte. Une servante ouvrit la porte.
- Madame ? Hastur est là.
Katherine apparut quelques instants plus tard, uniquement vêtue de sa robe de nuit. Pour lui, elle ne prenait pas la peine de s’habiller. À quoi bon ? Elle savait qu’il se fichait de ce genre de choses.
- Que puis-je pour vous à une heure aussi tardive ?
- Je… euh…
Narhem avait du mal à trouver ces mots. Comment demander cela sans risquer une gifle ou pire, la guerre avec Katherine ?
- Vous voulez entrer ? proposa Katherine.
- Je préférerais qu’on sorte… dehors… dans les jardins… indiqua Narhem.
Katherine plaça un manteau léger sur ses épaules. Inutile de mettre davantage en ces nuits chaudes de ce milieu d’été. Le but était surtout de se couvrir au cas où ils croiseraient des badauds. Sous la lune, Narhem se plaça à côté de Katherine afin de ne pas avoir à la regarder dans les yeux.
- J’ai besoin de ton aide.
- De mon aide ? s’exclama Katherine, surprise.
D’habitude, c’était plutôt l’inverse.
- De tes connaissances, de ton savoir.
- Je sais des choses que vous ignorez ? s’étonna-t-elle.
- Tout le monde sait des choses que j’ignore. Croire que l’on sait tout est commettre la pire erreur qui soit.
Katherine sourit. Même là, il en profitait pour donner une leçon.
- Que voulez-vous savoir ?
- Ne le prends pas mal, s’il te plaît. Je veux réellement le savoir. Il n’y a aucune agression dans mes interrogations.
Katherine fronça les sourcils, la curiosité à son maximum.
- Les elfes ont-ils un quelconque moyen de commémorer les morts ? se lança Narhem.
Katherine resta muette, totalement prise par surprise par cette question.
- Je veux dire : les elfes se souviennent-ils de leurs morts ? Je ne sais même pas s’ils ont des rituels spécifiques. Les enterrent-ils ?
- Non. Ils les rendent à la nature pour qu’ils soient utiles : dévorés par des prédateurs ou des insectes, engrais pour les plantes.
- Ils ne pleuvent pas pleurer leur mère, leur père, leur frère ou leur sœur, puisqu’ils ignorent ces liens-là mais… pleurent-ils…
- Leur ami, oui, annonça Katherine. Souvent, la personne qui chantait et dansait avec eux… ou la femme avec qui ils baisaient le plus.
- Ont-ils… un rituel, quelque chose de visible ou bien est-ce seulement spirituel ? Y a-t-il un chant, une danse ou…
- Non, ils créent un objet.
- Ils créent un objet, répéta Narhem, peu certain de ce que cela pouvait signifier.
- Les elfes ne créent jamais rien de leur propre main. Tout est réalisé par la nature. Ils n’utilisent aucun outil. Les animaux et les plantes modèlent selon leurs besoins. L’arbre fait pousser sa branche en forme d’arc, de barque, de table ou de chaise. Les abeilles viennent déposer leur miel sur la feuille de lyma. Les framboises tombent d’elles-même dans la main du gourmand.
Narhem cligna plusieurs fois des yeux. Cela expliquait que les elfes puissent avoir autant de temps pour baiser. Ils n’avaient aucune corvée. La nature faisait tout pour eux.
- La seule raison pouvant pousser un elfe à construire quelque chose de ses propres mains, c’est pour se rappeler un ami décédé. Pendant plusieurs lunes, l’elfe va collectionner des bouts de nature que le mort aimait : son essence d’arbre, sa fleur, son fruit – dont il ne garde que la peau séchée ou le noyau, par exemple, son animal fétiche – une plume, une dent, un os ou une aiguille de hérisson par exemple. Aucun être vivant n’est tué lors de cette recherche. L’elfe observe et récupère en passant. Le tout est stocké quelque part. Les elfes n’ayant pas de maison, ils choisissent un trou dans un arbre. Aucun loi ne le précise mais aucun elfe n’ira jamais voler ce qui se trouve dans un trou d’arbre. Chacun en connaît la signification et le respecte.
Narhem hocha la tête.
- Une fois suffisamment d’éléments réunis – ce qui est très subjectif et dépend de chacun, l’elfe assemble le tout, de la manière qu’il veut – ou peut. Le résultat est très disparate d’une personne à une autre. Cela prend souvent des lunes pour obtenir l’objet final car les elfes ne sont pas très doués de leurs mains. L’objet est ensuite rendu à la nature et l’elfe recommence à zéro, et ce jusqu’à ce que sa peine disparaisse – ce qui est donc très variable d’une personne à une autre.
Le rituel pouvait sembler simple et pourtant, Narhem en comprenait toute la difficulté pour les elfes.
- J’ai répondu à votre question et pourtant, vous ne semblez pas plus avancé… fit remarquer Katherine.
Narhem ne put empêcher une larme de couler sur sa joue.
- Narhem ? murmura Katherine en l’appelant par son vrai nom plutôt que son pseudonyme actuel. Qu’est-ce qu’il y a ?
- Je suis tellement désolée, Katherine, parce que cette réponse ne me suffit pas et que l’information dont j’ai maintenant besoin est…
Narhem leva les yeux sur la duchesse. La princesse lui offrirait le trône s’il ne disait rien. Elle ne saurait jamais. Narhem sentit son ventre le brûler. Non, il ne pouvait pas continuer ainsi. Il avait besoin de cette réponse. Il devait demander.
- Je dis toujours que le regret ne sert à rien, commença Narhem. Regretter, c’est dire « Ce que j’ai fait n’a servi à rien ». On peut faire des erreurs et les reconnaître, mais les regretter revient à s’asseoir dessus, à les regarder et à se contenter de pleurer, rendant l’acte inutile. Je préfère regarder mes fautes en face, chercher leurs causes et travailler dessus afin d’y remédier. On peut bien sûr les réparer. On peut aussi modifier son comportement, apprendre, s’élever, lire, discuter avec des experts ou des sages afin de ne plus reproduire cet évènement que nous jugeons mauvais.
Katherine acquiesça. Elle semblait d’accord avec lui ou au moins accepter que ça soit sa manière de penser.
- De ce fait, j’ai toujours essayé de ne rien regretter, de réfléchir chaque mot, chaque geste, chaque décision, d’en tirer quelque chose lorsqu’elle était mauvaise, de m’en satisfaire lorsqu’elle était bonne.
Katherine resta en retrait. Elle attendait la suite avec appréhension.
- Et pourtant, ce geste-là, je le regrette profondément. J’ai beau chercher, retourner dans tous les sens, je ne vois qu’un mouvement désinvolte de la main, ne m’ayant rien apporté, rien ajouté, rien retiré, qui n’a rien changé à ma vie. Acte inutile, vain, sans intérêt.
- Pourquoi regretter un acte s’il n’a aucune impact ?
- Je n’ai pas dit qu’il n’en avait aucune. J’ai dit que ce geste n’avait rien changé à ma vie, précisa Narhem en insistant sur le déterminant possessif. Je n’ai rien gagné et rien perdu. Ma vie serait exactement la même si je ne l’avais pas fait. J’en suis persuadé. J’observe et le temps qui passe me donne raison. Aucune conséquence, d’aucune sorte. Ce geste, noyé parmi des milliers d’autres, nul n’y a fait réellement attention.
- Sauf vous, comprit Katherine.
- Je m’en veux. Je regrette tellement. Je voudrais revenir en arrière et retenir ma main. M’en aller, simplement, sans effectuer ce geste terrible. Continuer ma route, poursuivre mon objectif sans ce petit mouvement, ridicule, infime et pourtant tellement horrible.
Narhem ne pouvait retenir quelques larmes ni sa voix de trembler.
- Katherine, dis-moi, qu’est-ce que Lorendel aimait ?
Katherine blêmit à cette demande. Elle recula, physiquement, d’un pas. Le moment était fatidique. La perdrait-elle sur cette requête ?
- Elian aurait surmonté la douleur de la même manière. Elle m’aurait combattu. Elle aurait gagné. Je me serais déshonoré. Mes conseillers m’auraient secoué. Je serais revenu à Falathon. Je t’aurais rencontrée. Notre relation aurait été identique. Non, décidément, je ne trouve aucun intérêt à sa mort. Il n’y a pas de mot pour décrire ma peine, mon dégoût, mon aversion pour cette pensée mais Lorendel vivant ou mort, cela ne change rien pour moi. Alors à quoi bon le tuer ? Pourquoi ai-je fait ce geste ? Pourquoi ?
Katherine restait muette devant lui, tétanisée, incapable de répondre quoi que ce soit.
- Elian venait de me donner ce que je voulais. La puissance bouillait dans mes veines et je me suis laissé envahir. Je suis devenu le monstre que j’ai toujours combattu. J’ai fauté de la pire manière qui soit et… tout le monde s’en fout. Personne ne me le reproche. Comprends-moi bien. Ce que je vais dire est peut-être dur mais je ne regrette pas d’avoir tué ton grand-père. Sa mort a été utile. Elle m’a apporté quelque chose. Je ne regrette pas d’avoir tué ton père, ni même les sœurs de Rouk car cette attaque a obligé Althaïs à se montrer plus vite que prévu, créant un couple royal de mauvaise qualité, fait qui me permettra sans aucun doute de prendre aisément le trône. J’ai tué trop de gens pour compter, pris un nombre incalculable de décisions. Jusque-là, je n’en ai regretté aucune mais celle-ci…
- Est-ce que parce que Lorendel est un elfe ?
- J’ai tué un autre elfe, un elfe des bois, je veux dire, parce que des elfes noirs, j’en ai des centaines de milliers sur la conscience, précisa Narhem. Cet autre elfe, je ne regrette pas de l’avoir tué car je crois sincèrement que c’était nécessaire. De plus, je l’ai tué avec dignité et respect. Lorendel n’a même pas eu cet honneur. L’anneau d’Elgarath m’a rendu fou. Il m’obsédait. Je ne pensais plus qu’à lui, jour et nuit. J’étais devenu son esclave. Tout tournait autour de cette petite chose ronde couleur argent. C’est fini. J’en suis libéré mais Lorendel reste une victime innocente et voilà une erreur que je ne peux pas réparer. Sa vie s’est envolée. Je ne peux pas la lui rendre. Je n’ai aucun moyen de…
Narhem n’avait plus la force de continuer à parler. Sa voix s’étrangla dans sa gorge. La tristesse l’envahit. Il revécut la scène : lui récupérant l’anneau sur le sol au milieu des cheveux blancs de la reine des elfes, montant sur son cheval pour rejoindre la tour, levant la main vers les dresseurs. Pourquoi ? Pourquoi ce dernier geste ? Il voulait s’hurler à lui-même de ne rien en faire, de retenir son bras. Impossible, c’était trop tard.
- L’ambre comme minéral. Le séquoia comme arbre. La bière brune en boisson. L’ananas en fruit. La tillandsia en fleur. L’ara rouge en oiseau. Le tatou en mammifère. Les abeilles en insectes.
À ces mots, Katherine s’éloigna. Narhem en pleura de joie. Elle avait accepté de lui répondre. Réunir tout cela ne serait pas aisé mais Narhem y consacrerait volontiers du temps et de l’énergie. Il ne savait pas encore comment il assemblerait les éléments. Il y réfléchirait le moment venu. Il soupira. Désormais, il pourrait au moins pleurer dignement Lorendel.
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Katherine repartit pour Tur-Anion. Narhem continua l’enseignement au jeune Allard tout en gérant le domaine. Ensemble, Katherine et Narhem parvinrent à déjouer de nombreux complots, resserrèrent les liens vers certains nobles.
Ils agirent dans l’ombre, restant invisibles, cachés et la cour ne fut plus remuée que par cela : l’identité du marionnettiste de talent. Certains montraient Katherine du doigt mais sa présence à Tur-Anion à des moments clés la dédouanait. Les plus corrompus pensaient bien sûr à cette ombre avec qui ils discutaient mais n’osaient pas le dire en public. Personne n’avouerait avoir trahi.
Tous agirent en retrait, avec prudence, en marchant sur des œufs, cherchant en niant le faire. La disparition des Dacil avait laissé une place béante dans la noblesse et tous furent très surpris de la voir prise par les Moïland, famille pourtant sans envergure. Narhem et Katherine œuvraient énormément en ce sens. Pour que Rouk accepte ce nom, l’amour de sa fille ne suffirait peut-être pas. Si les Moiland montaient un peu dans l’estime du roi, cela ne pourrait qu’aider.
Narhem avait enfin terminé son objet de cérémonie envers Lorendel. Il devait maintenant le rendre à la nature, selon l’expression consacrée. Il ne savait pas bien comment s’y prendre. Suffisait-il de le déposer n’importe où ? Fallait-il le brûler ? Probablement pas, vu l’aversion des elfes pour le feu.
- Déposez-le sur un nénuphar, annonça Katherine.
Il savait qu’elle s’approchait et ne sursauta donc pas.
- Lorendel aimait bien regarder les grenouilles sauter de feuilles en feuilles. Il avait essayé de faire pareil un jour… Il était petit et mouillé de fait.
Narhem sourit à l’anecdote avant de se diriger vers la mare, accompagnée de Katherine. Il déposa son don sur une feuille et Katherine fit de même. Son objet à elle était beaucoup plus petit, plus minutieux. Elle avait dû y passer un temps incroyable ! Narhem prit le temps de penser à Lorendel puis s’éloigna et Katherine fit de même.
- Tu ne manges pas, princesse ? interrogea Narhem au déjeuner le lendemain.
Katherine était muette. Son regard fixait une table lointaine de la salle à manger.
- Je la hais tellement ! souffla Katherine.
- Qui ça ? demanda Narhem en essayant de suivre le regard de sa voisine.
- Ma sœur, indiqua Katherine et Narhem comprit que les yeux de la princesse étaient dans la vague. De m’obliger à faire cela avec vous…
- Faire quoi ? demanda Narhem, ne comprenant pas à quoi Katherine faisait référence.
- La… ce que nous avons fait la nuit dernière.
Narhem fronça les sourcils. Cette phrase était sacrément tendancieuse. Si des oreilles indiscrètes écoutaient, elles pourraient comprendre bien autre chose.
- Elle ne veut pas commémorer la mort de votre frère ? lança Narhem, surpris.
- Elle ignore qu’il est mort, indiqua Katherine. Lorsque je suis revenue d’Eoxit, j’ai menti au conseil.
- Enlevée par des brigands ne sachant pas quoi faire de toi. Tu as profité d’un moment d’inattention pour leur fausser compagnie.
- Toujours aussi bien informé, sourit Katherine.
- Tous les membres du conseil me sont acquis, rappela Narhem.
- Après le conseil, je l’ai prise à part. Je lui ai dit que tous les nobles influents du royaume étaient des traîtres, son mari en premier. Elle a refusé de me croire. Quand j’ai essayé de lui expliquer la vérité, elle est partie, préférant la version officielle.
Narhem grimaça. Katherine avait essayé de se tourner vers sa jumelle et avait été rejetée. Au fort Ha’amuul, Elian, sa marraine, sa nourrice, n’avait pas levé le petit doigt alors qu’elle se faisait rouer de coups par Narhem. Narhem comprit que sa partenaire subissait un énorme sentiment d’abandon.
- Je dois garder en moi ces sentiments opposés qui m’ont saisie alors que j’étais à Eoxit.
Katherine regardait droit devant elle tout en parlant. Elle refusait le contact visuel avec son interlocuteur.
- Je ressentais une telle terreur, une angoisse, le danger menaçant planant perpétuellement.
Narhem avait fait en sorte que ça soit le cas. Il voulait que la petite princesse prisonnière ait peur. Katherine avait bien évolué depuis.
- En même temps, ma joie était inimaginable. J’apprenais enfin. J’entrais en politique. Je comprenais enfin les rouages. Plus de théorie. De l’application concrète. Enfin des connaissances utiles et de qualité.
Narhem sourit. Katherine était en manque d’attention. Elle crevait d’envie d’apprendre. Armand Thorolf avait fait en sorte que les suivantes de ses filles les accompagnent durant toutes leurs leçons mais le précepteur n’adressait la parole qu’aux filles Thorolf. Katherine devait se contenter d’écouter et de suivre de loin.
- Je voulais partir. Je voulais rester. Je voulais me battre. Je voulais m’offrir.
La voix de Katherine se brisait souvent entre deux mots, parfois même entre deux syllabes. Narhem sentait que sa partenaire de jeu risquait de s’autodétruire. Nul ne s’intéressait réellement à elle dans ce monde politique cruel. Chaque mot de trop, chaque geste déplacé pouvait coûter sa place. Katherine ne pouvait se permettre le risque de prendre un confident. Elle gardait tout en elle, marmite pleine de vapeur prête à exploser.
Narhem tenait à sa partenaire. Grâce à elle, il avançait beaucoup plus vite. À deux, ils faisaient des étincelles. Rien ne leur résistait. Il ne voulait perdre ce binôme pour rien au monde, surtout pas à cause d’un déficit d’attention. Il prit sa décision.
Narhem plaça sa main dans celle de son interlocutrice et la caressa tendrement. Katherine ne le rejeta pas, ne le regarda pas. Elle serra doucement tandis qu’elle retenait visiblement ses larmes. Elle ne dit plus un mot mais après quelques instants de ce soutien muet, elle se mit à picorer et Narhem sourit.
Le soir-même, Narhem se présenta à la porte des appartements de Katherine. Comme la dernière fois, sa servante lui ouvrit.
- Un document à signer de toute urgence, indiqua Narhem.
La servante disparut puis revint quelques instants plus tard pour mener Narhem jusqu’à la chambre de la duchesse, déjà au lit, assise sous les couvertures. D’un regard appuyé, Narhem fit comprendre à la servante qu’elle était de trop et celle-ci s’éclipsa.
- Quelle est l’urgence ? demanda Katherine.
- Il n’y en a pas. Le parchemin est vide. C’était un prétexte, annonça Narhem.
- Je ne comprends pas, avoua Katherine. Qu’est-ce que vous…
- Chut, dit Narhem avant de s’asseoir sur les couvertures et de prendre la duchesse dans ses bras pour un câlin tendre.
Au départ, Katherine fut tendue puis, constatant que l’embrassade était chaste, douce, calme, tranquille, clairement sans arrière pensée, elle se détendit. Rapidement, elle se mit à pleurer et Narhem la laissa faire afin qu’elle puisse faire sortir toute sa peine, toutes ses contradictions, toute sa rage, toute sa colère, toute sa tristesse.
Katherine s’endormit sur son épaule. Narhem la coucha avec douceur, la recouvrant de l’édredon chaud, puis s’éclipsa retrouver ses partenaires de jeux intimes nocturnes.
Chaque soir, Narhem retrouva ainsi Katherine pour un câlin tendre lui permettant de faire sortir ses émotions contenues en journée.
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- Narhem ? Vous êtes resté toute la nuit ? s’étonna Katherine un matin. Pourquoi ? Vos partenaires ne vous apportent plus satisfaction ?
- Si, indiqua Narhem.
- Alors pourquoi ?
- Au départ, j’ai fait cela uniquement pour m’assurer ne pas perdre mon partenaire. Non pas que je sois incapable de monter sur le trône sans toi, mais cela serait beaucoup, beaucoup plus long.
Katherine lui lança un regard mi figue, mi raisin.
- Et puis, je me suis rendu compte que j’attendais ce moment avec impatience, observant le soleil, espérant son coucher rapide, continua Narhem.
Katherine resta muette, laissant Narhem exprimer lui aussi ses émotions.
- Au départ, j’ai pensé que c’était parce qu’il m’offrait, à moi aussi, un moment tendre réconfortant. Alors j’ai proposé à d’autres personnes d’en faire. Beaucoup ont accepté mais non, rien à faire, j’attendais toujours de venir ici avec impatience.
Katherine fixait Narhem dans les yeux.
- J’apprécie ta présence, finit par admettre Narhem. Tu es une personne admirable, Kate.
Il leva la main et commença à caresser les joues et le menton de la duchesse, qui se laissa faire en souriant. Elle en avait les larmes aux yeux.
- J’aime tous les moments passés avec toi. De jour, comme de nuit, continua Narhem.
Katherine plaqua ses lèvres contre les siennes. Le baiser fut tendre et rapide. Lorsqu’ils se détachèrent, ils se fixèrent dans les yeux. Ni l’un ni l’autre ne regrettait ce geste ou ne voulait l’effacer. Au contraire…
Le jour, les deux partenaires tiraient les ficelles politiques de Falathon. La nuit, les caresses sur les joues descendirent sur les bras, le dos, le ventre, les jambes pour remonter sur les seins, les fesses, le sexe. Leur rapprochement se fit doucement, tendrement, dans la crainte de se blesser l’un l’autre, dans l’espoir de se toucher, deux âmes retrouvant leur moitié, terrifiées et exaltées.
Rien ne montra leur amour. La journée, ils étaient un couple solidaire, fort, complémentaire, implacable, aux décisions justes, s’écoutant, se critiquant, apprenant l’un de l’autre, proposant, réajustant en permanence.
Katherine retourna à Tur-Anion après un « Prends bien soi de toi » de Narhem. Les journées furent longues en son absence. Son retour ranima la joie dans le cœur de Narhem. Chaque éloignement coûtait. Chaque rapprochement brillait.
Katherine se confia beaucoup. Narhem fit de même, avec parcimonie mais sans mentir, sans exagérer, sans dissimuler, sans honte ni peur d’être jugé. Ils s’écoutaient l’un l’autre, oreille attentive et bienveillante.
Et sinon c'est trop mignon de voir Narhem du point de vue de quelqu'un d'autre qu'Elian ! Rah c'est frustrant tu arrives à me faire passer de "mais quel connard" à "il est pas si mal en fait".
Hâte de découvrir d'où vient la haine subite des eoxans envers les msumbis.
Hé oui, finalement, il n'est pas si mal, Narhem. Il a été mis en esclavage et violé. Ca laisse des séquelles mais il a un bon fond.
Les eoxans haissent les msumbis sur la base d'un mensonge. Ils pensent que les terres noires les ayant obligés à s'exiler sont de leur faute (parce qu'ils ont accueillis des magiciens) et le mensonge est ancré dans la culture eoxanne.
Bonne lecture !
Elle avait beaucoup mûrie et évoluée ces derniers temps. => mûri et évolué
Narhem sourit. Sauf lorsqu’il s’agissait de sexe mais ceci était un autre débat. => pas forcément nécessaire, ça brise l'ambiance de deuil de Lorendel (même si c'est crédible que l'esprit de Narhem se raccroche à quelque chose de plus terre-à-terre pour esquiver ses sentiments)
Bonne lecture !