Devoir tuer Allard le moment venu s’avéra plus compliqué psychologiquement que prévu. Après tant d’années, Narhem s’était attaché à ce gamin naïf, tendre et gentil. Il mourut dans son sommeil sans même s’en rendre compte, le poison faisant effet avec douceur.
Prendre sa place fut un jeu d’enfant. La rencontre – pas du tout fortuite – avec Amanda alors qu’il accompagnait le fils aîné de la duchesse à un tournoi à Tur-Anion se passa aussi bien que prévu. L’adolescente tomba en pâmoison.
Le soir-même, elle décrivit l’amour de sa vie à sa mère, n’usant que d’adjectifs flatteurs et élogieux. Katherine offrait les cadeaux soi-disant de la part d’Allard. Amanda n’en revenait pas.
Katherine fut déçue. Séduire la petite avait été bien trop facile. Des années de préparation avaient certes été nécessaires mais tout de même. Amanda réagissait au moindre claquement de doigts. Katherine soupirait de dépit. Elle aurait aimé un meilleur défi.
Narhem, lui, s’en satisfaisait très bien. Après avoir, pendant des années, tenté de prendre Falathon sans y parvenir, une victoire faisait du bien.
- Il y a un tournoi de prévu ? interrogea Narhem au dîner, alors qu’Amanda avait obtenu auprès de son père, après maintes supplications, qu’Allard, son bien-aimé, soit à table avec eux.
- Non, indiqua Katherine.
- Pourquoi y a-t-il un elfe à Tur-Anion en ce cas ?
- Curunir est l’ambassadeur des elfes. Il demeure au palais toute l’année.
Narhem s’en étrangla presque.
- Depuis quand ? parvint-il à articuler après avoir avalé son morceau de viande.
- Des années, répondit Katherine. Il était déjà là quand je suis revenue du nord.
- Elian a pris cette décision dès son retour, comprit Narhem. Je suis épaté. C’est la première décision intelligente que je la vois prendre… politiquement parlant je veux dire.
- Cela raffermit les liens entre nos deux pays. Tout le monde est ravi de la présence de Curunir parmi nous. Il…
- Baise avec tout le palais, termina Narhem à sa place. Super… Non, je voulais dire une bonne décision pour Elian. On s’en fout que ça raffermisse les liens. Elian a un espion à Tur-Anion.
- Un espion ? répéta Katherine, interloquée. Non, les elfes ne…
- Elian est une ancienne voleuse et assassin. Elle a perdu contre moi par manque d’information. Que crois-tu que Curunir fasse réellement ici ?
Katherine fit la moue. Elle aimait trop les elfes pour avoir senti le coup venir. Après tout, les forestiers restaient des êtres un peu sauvages mais surtout bons aux yeux des humains, sauvant la biche du loup, oubliant qu’ils sauvaient aussi le loup si besoin, quitte à l’aider à tuer la biche.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Narhem en voyant arriver le dessert.
Au beau milieu des paniers de fruits et des tartes aux fruits trônaient des bouts de bois verts.
- Tu ne connais pas ! s’exclama Amanda de sa petite voix aiguë parfaitement insupportable. Goûte ! Tu vas voir. C’est fantastique !
Amanda attrapa un des bâtonnets et croqua dedans, les yeux pétillants de bonheur. Narhem fit de même.
- C’est délicieux, admit-il. C’est quoi ?
- Du lyma en provenance direct d’Irin.
- D’irin ? répéta Narhem en regardant de travers le cylindre tenu par sa main. Ce truc est elfique ?
Katherine hocha la tête.
- Les elfes nous l’offrent gratuitement ? demanda Narhem.
- Non, ils nous l’échangent, ricana Amanda comme si son bien-aimé faisait preuve d’une stupidité sans nom.
Dommage que Narhem n’ait pas le droit de la baffer car il l’aurait volontiers fait.
- Contre quoi ? interrogea Narhem.
- Des armes, annonça Katherine.
- Des armes, murmura Narhem ahuri. Vous échangez des plantes contre des armes. Rassurez-moi… Vous en recevez beaucoup contre peu.
- Non, murmura Katherine à l’oreille de Narhem. Cela fait partie des combats politiques que j’ai ratés. J’étais tenue en laisse par Kurt et enceinte jusqu’aux os à ce moment-là.
Narhem comprit que l’échange durait depuis un sacré long moment, peut-être même avant la naissance d’Amanda.
- Les elfes s’arment… comprit Narhem. Des pointes de flèches, je suppose.
- Non, des dagues et des épées.
- Quoi ? s’étrangla encore Narhem. Des… Tu déconnes !
Katherine secoua négativement la tête.
- Pourquoi cela t’importe-t-il à ce point ? Les elfes sont nos alliés. Peu importe qu’ils s’arment.
- Ils ne savent pas s’en servir de toute façon, fit remarquer Rouk qui écoutait l’échange distraitement.
Narhem frissonna et serra les dents. Elian sortait les crocs. Cela ne lui plaisait pas du tout.
- Que crains-tu ? murmura Katherine.
- Elian arme les elfes noirs contre moi, chuchota Narhem.
- Les elfes noirs ? Depuis quand les forestiers sont-ils alliés avec eux ? Leur roi a tenté de tuer Elian. Jamais elle…
- Elle parle l’amhric et a tenté de me ravir mon titre. M’est avis que ses relations avec les elfes noirs sont bien plus complexes que ça. Après tout, elle a essayé de mettre Saelim sur le trône. Il y a peut-être davantage…
- Je n’ai jamais vu ou entendu parler d’elfe noir à Irin.
Narhem plissa les yeux. Cela cachait quelque chose.
- Et puis, continua Katherine légèrement, même avec des armes, ils restent une poignée face à des centaines de milliers de soldats entraînés, armés et soutenus par du ravitaillement. Quelques épées ne changeront rien.
Narhem acquiesça. De toute façon, il ne savait toujours pas exactement comment il anéantirait les elfes noirs. Il se concentrait sur Falathon. Une fois le trône en main, il aurait tout le temps pour se consacrer aux elfes.
Rouk invita Allard au conseil qui suivit. Naturellement, Katherine n’y fut pas conviée. Si elle avait réussi à séduire sa sœur, son beau-frère restait froid et distant. Sans nul doute qu’Althaïs lui avait rapporté les propos de Katherine et que ce dernier, ayant pris peur, avait décidé de l’éloigner le plus possible.
Narhem resta silencieux, faisant preuve d’écoute. Rouk apprécia sa présence discrète. L’amoureux de sa fille n’était pas vantard ni désireux de se faire voir à tout prix. Il restait humble et gardait sa place.
Plusieurs conseils plus tard, Rouk demanda son avis au fils aîné de Charles Moïland. Narhem le donna volontiers, avec douceur et calme, posément, avec une légère timidité feinte, une certaine dose de naïveté aussi. Dire qu’il parvenait à séduire Rouk était loin de la réalité. Le roi tombait amoureux du bien-aimé de sa fille.
Bientôt, Rouk le convoqua dans ses appartements afin qu’il l’aide à gérer les affaires quotidiennes. Il laissa de plus en plus de liberté à celui que tout le monde nommait « le jeune prodige ». Narhem s’empara de plusieurs problèmes complexes qu’il résolut sans heurt ni violence.
Moins d’un an plus tard, Rouk le désignait officiellement comme futur gendre. La cour s’ébroua. Les discussions tournaient presque toutes autour du jeune homme. Chacun venait lui demander conseil et Narhem les leur donnait volontiers, toujours avec simplicité et naïveté.
Le plus difficile pour Narhem étaient les temps passés avec Amanda. La jeune adolescente, sa voix stridente, ses gloussements, son esprit faible uniquement tourné vers la danse et la nourriture lui vrillaient les nerfs. Heureusement que Katherine le rejoignait toutes les nuits dans ses appartements sans quoi il aurait déjà explosé la tête de la fille de Rouk contre un mur.
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- Allard, entre, je t’en prie ! lança Rouk.
Un serviteur était venu prévenir Narhem que le roi souhaitait le voir. Ces derniers temps, Narhem gérait le royaume. Il ne présidait pas officiellement les conseils mais sa voix était la seule écoutée.
- Majesté, dit Narhem en effectuant la révérence politiquement correcte.
- J’ai arrêté la date de ton union avec ma chère Amanda. Elle est prévenue. Elle a déjà commencé à tout organiser.
Cela, Narhem le savait déjà mais il feignit de l’ignorer.
- Le solstice d’été, annonça Rouk. La journée la plus longue de l’année. La fête pourra ainsi durer encore plus longtemps. Amanda est aux anges.
- Vous avez excellemment bien choisi la date, le flatta Narhem et Rouk sourit, ravi du compliment non sincère.
Narhem ne voyait pas bien le rapport avec la durée du jour puisque la fête continuerait de toute façon toute la nuit mais il ne comptait pas contrer son interlocuteur. Il attendait cet évènement avec impatience et ne comptait rien faire pour en retarder l’arrivée.
- Je tenais à te voir surtout parce que… hum… à la suite de ton mariage avec Amanda, je compte te donner ma couronne… si tu l’acceptes bien sûr…
Il voulait lui ? Quoi ? Le trône, maintenant ? Quelle surprise ! Narhem s’attendait à devoir faire ses preuves bien plus longtemps. L’occasion était trop belle.
- Vous êtes sûr, Majesté ? Je veux dire… Nous ne nous connaissons que…
- Je me suis renseigné, figure-toi. Je sais tout ce que l’on peut savoir de toi. J’ai l’impression de te connaître depuis toujours maintenant que je connais toute ta vie. Tu n’as plus aucun secret pour moi.
Narhem sourit. Rien n’était plus faux.
- Et je peux t’assurer que mon choix est mûrement réfléchi, continua Rouk. Au prochain solstice, tu monteras sur le trône et Falathon aura enfin un roi capable.
Narhem allait parler mais Rouk le prit de vitesse.
- Je sais ce que je vaux, précisa-t-il. Je n’ai rien offert à Falathon. Je vais lui faire le plus cadeau qui soit : un dirigeant fort, digne, puissant, intelligent, reconnu. Ça sera mon dernier acte mais il sera aussi le plus important.
- Je saurai me montrer digne de l’honneur qui m’est fait, assura Narhem et cela, il le pensait.
Il voulait réellement aider Falathon, tout comme il avait aidé Eoxit en son temps. Naturellement, il ne comptait pas réaliser les même actes dans les deux royaumes. Il s’adapterait à la situation de ce petit pays coincé entre Eoxit, la Trolie et les terres mortes.
- Parfait, soupira Rouk, apparemment ravi du poids qui venait de s’enlever de ses épaules. Le conseil sera mis au courant demain.
Les jours qui suivirent, Narhem marcha sur des œufs, restant aussi discret et en retrait que d’habitude. Il tenait à montrer à Rouk qu’il savait rester à sa place. Pour l’instant, il n’était que l’écuyer du fils de la belle-sœur du roi. Il tenait sa place, humblement. Rouk réagissait à merveille, ravi de la discrétion de son futur gendre. Rien ne pouvait gâcher la victoire… à part peut-être…
- La reine des elfes a décliné l’invitation au mariage, indiqua Rouk au conseil. Curunir sera sa voix parmi nous.
Narhem soupira d’aise. Il préférait cela ainsi. Le doryphore ne s’immiscerait pas entre lui et son trône.
La fête fut grandiose. Amanda n’avait pas fait les choses à moitié. Narhem reçut la couronne sous les vivas de la foule, du peuple, de la cour, de toute la noblesse. Aimé de tous, il recevait un soutien inconditionnel total.
Narhem quitta la fête à la première ouverture pour rejoindre les archives. Les scribes furent surpris de le voir en ce lieu tandis que le banquet battait son plein, au son des meilleurs musiciens du pays, devant les acrobates renommés.
- Cet endroit est un capharnaüm, gronda Narhem. Rien n’est classé. Rien n’est rangé. Si je veux trouver un contrat, une loi, un décret, impossible de mettre la main dessus sans tout lire. Je veux que ça soit rangé. Nous commençons maintenant.
Les scribes hochèrent frénétiquement la tête, surpris et abasourdis. Narhem leur expliqua le rangement attendu, prit le temps de leur montrer quelques exemples puis s’éloigna.
Il se rendit auprès de l’intendant du palais.
- Les appartements rose et bleu seront détruits. Je veux une rotonde lumineuse entouré d’un couloir ouvrant sur plusieurs salles.
Narhem sortit un plan qu’il avait lui-même dessiné. L’intendant siffla d’admiration.
- Vous voulez ça pour quand ? interrogea l’intendant.
- Hier, annonça Narhem. De plus, vous déménagerez les appartements de la reine. Dès demain, elle demeurera au premier étage de l’aile est, qui lui sera entièrement dédiée. Je resterai au grand appartement.
- Qui entourera la rotonde, comprit l’intendant.
- Les anciens appartements des dauphines, actuellement inoccupés, seront rapidement remis en état et deviendront l’appartement de Mme Katherine Eldwen de Baladon. Le rez-de-chaussée de l’aile est sera confié à l’ancien couple royal, leur permettant une proximité désirée avec leur fille.
L’intendant frémit mais ne contesta pas. Narhem venait de repousser sa femme au loin et de rapprocher sa maîtresse.
- Il sera fait selon vos désirs, Majesté, annonça l’intendant humblement.
Satisfait, Narhem s’éloigna rejoindre les scribes. Katherine se trouvait avec eux, les aidant dans leur tâche.
- Comment s’en sortent-ils ? interrogea-t-il.
- Quelques ajustements de temps à autre, mais globalement bien, Majesté.
Narhem sourit. Katherine pouvait enfin l’appeler par son titre en public. Cela faisait plaisir.
- Tu cherches quelque chose en particulier ou c’est juste pour que tout soit à disposition ?
- Les deux, répondit Narhem. Demain, le premier conseil des ministres depuis mon couronnement se tiendra. Tu le présideras, ainsi que les suivants.
Katherine ouvrit de grands yeux.
- Je souhaite me concentrer, pour ma part, sur les relations extérieures. Une nation n’est rien sans alliés. Je cherche les contrats nous unissant à nos voisins.
- Il n’y en a pas, répliqua Katherine.
- Il y en a forcément, ronchonna Narhem.
- Non. Rouk a été terriblement affecté par le décès de ses sœurs à Gjatil. Tous les liens avec la Trolie ont été détruits depuis.
- Où sont les anciens contrats ?
- Notre ancien roi les a brûlés, annonça un scribe. Il ne voulait plus en entendre parler.
Narhem soupira mais conserva son calme grâce à des années de méditation.
- Nous repartirons de la base. Il me faudrait un ambassadeur de qualité, quelqu’un sans la moindre affinité avec les Thorolf afin que cet incident malheureux ne joue pas sur son état mental, quelqu’un de fidèle au royaume mais pas à l’ancien couple royal.
- Phil Rajarif, proposa Katherine.
- Anton Drejon, répondit Narhem.
Katherine grimaça. L’un et l’autre se valait.
- Les deux, conclut Narhem. Ils formeront un binôme de choc. Je suis sûr qu’ils vont très bien s’entendre. Tu me les convoqueras demain à la première heure.
- Bien, Majesté, répondit Katherine.
- Les frontières avec Eoxit sont désormais ouvertes. Les eoxans ne se priveront pas de venir. En revanche, les falathens risquent d’avoir plus de mal. Après tout, ce sont eux qui considèrent les eoxans comme maudits.
- Parce qu’ils ont manipulé magiquement un de nos rois pour obtenir le droit de passage, rappela Katherine en grondant.
- De ce fait, je propose que le premier contrat passé entre les deux royaumes soit largement en faveur des falathens. Eoxit souhaite acheter de nombreux produits liés au Sapelli. Le bois lui-même, évidemment, mais également des sculptures, des meubles, des manches, des bijoux… bref, n’importe quoi à base de ce bois.
Katherine sourit. En exportant, Falathon allait gagner de l’argent, ce qui donnerait une bonne image des eoxans. C’était malin.
- Eoxit paiera un excellent prix pour ces ressources, très prisées de l’autre côté des montagnes. Des routes seront sécurisées, tant du côté falathens qu’eoxans. Les patrouilles d’Eoxit qui, jusque-là, empêchaient les falathens de venir, se chargeront désormais de les escorter jusqu’aux lieux de vente. À Falathon, des unités spéciales seront créées en ce sens.
- C’est quoi, Eoxit ? interrogea un scribe.
- Les royaumes maudits, indiqua Katherine.
Des sifflements suivirent cette déclaration.
- Les maudits sont d’accord pour acheter notre bois ? Pour le payer ? Je ne suis pas certain de vouloir aller chez eux… dit un autre scribe.
- Oui, les eoxans sont d’accord et ils paieront. Seuls les volontaires vendront leurs biens mais en les voyant s’enrichir, d’autres suivront. Le domaine Salind, anciennement Dacil, sera le premier à exporter vers Eoxit, montrant ainsi la voie aux exploitations forestières voisines.
Katherine sourit. Le conflit d’intérêt était majeur mais peu importait. Tout le monde y gagnait de toute façon.
- Une telle ouverture nécessite cependant un ajustement des lois de Falathon, indiqua Narhem, ajustement que tu réaliseras dès demain au conseil, Kate.
- Je t’écoute.
- J’ai parcouru toutes les lois du pays sans trouver. Si c’est redondant, tant pis. Mieux vaut que trop que pas assez.
- Nous vérifierons si besoin, assurèrent les scribes.
- Je veux qu’il soit écrit, noir sur blanc, et diffusé dans tout Falathon que la possession, l’achat ou à la vente d’être humains ou d’elfes par un falathen et sur tout le royaume de Falathon est interdite et sera lourdement punie.
Un silence suivit ces déclarations.
- Tu veux éviter que des elfes soient pris ici pour être emmenés à Eoxit, comprit Katherine.
- Mes mots ont de l’importance. Un falathen, où qu’il se trouve, n’a pas le droit de posséder, acheter ou vendre un elfe, même s’il est à Eoxit. Quant aux eoxans, s’ils se trouvent à Falathon, ils n’ont pas non plus le droit d’y posséder, d’y vendre ou d’y acheter des elfes. S’ils veulent un elfe, ils vont devoir contourner Falathon ou bien se cacher…
Katherine sourit. Narhem protégeait énormément les elfes, du mieux qu’il le pouvait.
- Évidemment qu’on n’a pas le droit de faire ce genre de choses ! s’exclama un scribe, outré. À quoi bon écrire une loi ?
- Cela prouve que cette loi passera sans la moindre difficulté, sourit Narhem et Katherine le lui rendit volontiers. En parlant des elfes, j’aimerais compulser le contrat qui nous lie à eux.
Narhem attendit et voyant que personne ne répondait, il insista :
- Il y a forcément quelque chose. Les elfes vivent sur nos terres. Cette présence ne peut pas être gratuite.
- Ben… si, répliqua un scribe. Ils avaient besoin d’un refuge et nous leur avons gentiment ouvert les bras.
- En échange, Ariane venait de temps en temps nous offrir sa beauté, continua un autre.
- Et son escorte, paraît-il… commença un autre.
- Vous vous moquez de moi ! les coupa Narhem. Ce n’est pas possible !
- Pourrions-nous discuter en privé ? demanda Katherine, visiblement très gênée.
Narhem la regarda de travers, ne comprenant pas ce qui pouvait motiver une telle demande. D’un geste, il indiqua aux scribes de sortir.
- Allez vous coucher. Il est tard. Vous continuerez le rangement demain.
Les bibliothécaires ne se le firent pas dire deux fois et déguerpirent aussitôt.
- Je t’écoute, annonça Narhem une fois en tête à tête avec Katherine.
- Le peuple le pense sincèrement… que l’accueil des elfes était gratuit, avec un simple accord oral d’alliance, de bonne entente, de commerce… profitable, d’ailleurs. Leurs teintures sont très appréciées. Le lyma aussi.
- Nous payons pour les obtenir, rappela Narhem.
- Ce que les elfes nous offrent est inestimable, indiqua Katherine.
- Leur présence lointaine et mystérieuse ? ironisa Narhem.
- Non, murmura Katherine avec un ton indiquant clairement qu’elle s’apprêtait à lui révéler le secret du siècle : ils nous protègent des terres sombres.
Narhem cligna plusieurs fois des yeux puis, ne tenant plus devant le visage grave et sérieux de Katherine, explosa de rire. La princesse ouvrit de grands yeux ahuris. Une fois le fou rire contrôlé, il lança :
- Tu n’es pas sérieuse ?
- Sans les elfes, Falathon, puis le reste du monde, aurait été ravagé par les terres sombres. Leurs magiciens ont élevé une barrière de protection, empêchant l’avancée du mal.
- C’est brillant, indiqua Narhem. Cela prouve qu’Ariane n’était pas la moitié d’une conne. Qui t’a raconté une telle fadaise ?
- Euh… Elian… me racontait cela quand j’étais enfant, annonça Katherine, soudain un peu honteuse.
- Elian… et depuis, tu as corroboré cette information, bien sûr. D’autres personnes à Falathon ont confirmé.
Katherine cligna plusieurs fois des yeux. Elle se sentait clairement idiote, manipulée, trahie.
- Elian m’a dit… que seuls les plus hauts représentants du royaume connaissaient la vérité car le peuple falathen, très opposé à la magie, n’aurait jamais accepté. Ainsi, en mourant trop tôt, mes parents n’ont pas eu le temps de transmettre cette information.
- Comme c’est pratique, lança Narhem et Katherine baissa les yeux, comprenant sa naïveté. Allons voir l’ancien couple royal pour le leur demander.
Katherine suivit Narhem jusqu’à la fête.
- Allard ! Mon cher époux. Je te cherchais partout. Tu… hurla Amanda de sa petite voix criarde.
- Pas maintenant, la repoussa Narhem avant de continuer son chemin.
Amanda venait probablement d’apprendre l’emplacement de ses nouveaux appartements. Narhem s’en moquait.
- Allard, pourquoi éloigner notre fille de vous ? interrogea Rouk.
Katherine lança un regard de côté à Narhem qui l’ignora.
- Que donnent les elfes en échange de la permission de vivre sur nos terres ? demanda Narhem.
- Ils nous protègent des terres sombres, répondit Rouk à voix haute.
- Pas en public, gronda Althaïs que Rouk ignora superbement.
- Je sais d’où tu le tiens, indiqua Narhem à Althaïs. Rouk, c’est ta femme qui te l’a dit ?
- Oui et non, grimaça Rouk. Lors de notre nuit de noces, Althaïs m’a raconté cette histoire. N’y croyant pas, je suis allé trouvé mon père. Ce salopard m’a confirmé. Quand j’ai réclamé qu’il s’explique sur la raison pour laquelle je n’étais pas au courant, il m’a répondu que cette information sensible ne devait en aucun cas être divulguée, que cela requérait une personne de confiance, catégorie à laquelle je n’appartenais pas.
- C’est la raison pour laquelle Armand a été écarté de Tur-Anion.
- Qu’il retourne chez lui, ce salopard. Il est monté sur le trône et s’est fait appelé roi tout en sachant qu’il n’était qu’un usurpateur, ne m’en a jamais parlé, ni de ça, ni de mon mariage décidé depuis ma tendre enfance, ni révélé les secrets des grands de ce monde. Qu’il aille se faire foutre !
- Rouk… murmura Althaïs mais son mari en colère ne l’écoutait pas.
- Elian et Armand étaient proches, se souvint Narhem. Serait-il possible que lui aussi ait reçu cette information de la reine des elfes ?
- Mon père m’a dit qu’il la connaissait depuis toujours, que sa mère la lui racontait comme un conte quand il était petit, indiqua Rouk.
- Alors Ariane était vraiment douée. Elle a sentit votre peur et a utilisé le filon.
- De quoi parles-tu ? s’exclama Rouk.
- Aucun magicien elfe ne protège Falathon. Les terres sombres se sont arrêtées au fleuve parce qu’elles détestent l’eau ! De la même manière, les marécages à l’est sont protégés par le fleuve Ruvuma. Les elfes ne nous protègent pas. La nature le fait toute seule. Les elfes étant proches d’elle, ils l’ont senti et en ont tiré parti.
Rouk, Althaïs et Katherine restèrent muets à cette déclaration.
- Quoi qu’il en soit, cet échange a forcément été ratifié et signé. Où se trouve le document qui est caché, à n’en pas douter ?
- Il n’y en a pas, rétorqua Rouk d’une voix désabusée. Les elfes ne savent pas lire et écrire…
Narhem ouvrit de grands yeux avant de s’exclamer :
- Quel rapport ? À Eoxit, lorsqu’un sujet passe son premier niveau, il reçoit un document écrit l’attestant, et ce alors qu’il ne sait pas lire. Il signe d’une croix, et voilà ! Nous n’avons aucune raison de nous abaisser à leur niveau. C’est à eux de monter au notre.
Eoxit, niveau, les termes ne parlèrent ni à Rouk ni à Althaïs mais les deux anciens monarques choisirent d’ignorer ces termes pour se contenter du sens général du message.
- Même s’il y a eu un document, il n’aura pas survécu aussi longtemps, intervint Althaïs. La rencontre entre les humains et les elfes date…
- De bien avant ma naissance, finit Narhem. Je sais. Un document aussi important, ça se copie. Ariane venait tous les ans, lui faire signer les copies décennales n’aurait pas été difficile. De plus, les dirigeants auraient pu en profiter pour revoir les termes du contrat et proposer des amendements. Il est impensable d’imaginer ne rien changer alors que la situation évolue constamment.
L’ancien couple royal ne répondit rien. Narhem s’éloigna, dépité d’être entouré d’autant d’abrutis. Il rejoignit ses appartement, désireux d’un peu de calme.
Quelques coups discrets arrivèrent depuis sa porte. Il n’y avait pas de serviteur avec lui. Il les avait tous renvoyés. Il voulait être seul. Ne mangeant pas, ne se lavant pas et ne dormant pas, il n’avait guère besoin d’eux.
Il ouvrit la porte lui-même, prêt à mordre. Il sourit en découvrant Katherine.
- Entre, ma chérie, proposa-t-il.
- J’ai voulu aller me coucher, annonça Katherine, mais on m’a interdit d’entrer, me précisant que mes appartements avaient changé de place pour se trouver à côté des tiens. Tu as envoyé Amanda à l’autre bout du palais. Elle t’attend pour la nuit de noce.
- Je n’ai pas prévu de la rejoindre. Aucune chance que je passe un instant de plus près de cette geignarde insupportable. Ta présence, en revanche, me satisfait pleinement.
- Narhem, commença Katherine, visiblement très gênée. J’ai peur…
- De quoi ? s’enquit Narhem, inquiet.
- De m’être trompée en donnant le pouvoir à la mauvaise personne. Quelles sont tes intentions ?
- Les meilleures du monde ! assura Narhem. Je vais prendre soin de ton pays, le soutenir, le faire grandir.
- Tu commandes depuis quelques temps déjà et je n’ai rien vu venir de ce que j’ai pu apercevoir à Eoxit.
- Évidemment ! s’exclama Narhem. Il est hors de question que je calque à Falathon les lois d’Eoxit. Je veux prendre en compte la spécificité de ce royaume, les coutumes des falathens, et en tirer des solutions inédites. Je te confie les rênes Kate, parce que tu es falathen et que tu sauras au mieux gérer les problèmes du quotidien, parce que j’ai confiance en toi. Cela me libère du temps et de l’esprit pour voir plus loin. Si je règle les soucis du quotidien, les projets longs n’avanceront jamais. Pour commencer, nous avons besoin d’améliorer nos relations extérieures.
- Nos relations extérieures… Elles ont bon dos. Tu veux juste prendre ta revanche, admets-le.
- C’est dans mes plans, en effet. Devenir roi de Falathon m’ouvre une voie royale vers Dalak. Ceci dit, je n’ai pas planifié de les attaquer immédiatement. Je veux réellement m’occuper de Falathon d’abord.
- Parce que tu n’as pas trouvé comment t’en prendre à Dalak sans l’anneau d’Elgarath ?
- Non, indiqua Narhem. Je sais parfaitement bien comment détruire Dalak et je n’ai pas besoin de magie pour ça.
Katherine resta muette. Elle ne le croyait visiblement pas.
- J’ai engagé des mercenaires à qui j’ai demandé de s’entraîner à vivre sur les terres sombres et à s’y battre un peu. Je leur ai fournis des navires pour aller jusqu’à l’ouest du continent maudit. Pour l’instant, dix mille hommes ont pu recevoir la formation initiale, c’est-à-dire se rendre sur les terres sombres et subir ses effets. En réalité, le double l’a fait mais la moitié a refusé la mission en subissant le mal de plein fouet.
Katherine grimaça. Après tout, cela se comprenait.
- Lorsque ces mercenaires m’enverront leur signal, je me rendrai au lac Lynia où ils m’attendront. Nous le contournerons par l’est en tirant de petits embarcations afin d’éviter les tourbillons mortels – ce qui implique que les elfes des bois ne nous mettent pas des bâtons dans les roues. Une fois arrivés au sud, nous embarquerons et descendrons le fleuve Ruvuma jusqu’au ponton des elfes noirs. Là commencera la longue traversée avec, à l’arrivée, plusieurs milliers de morts et à la clef l’extermination des elfes noirs.
- Tu dis « nous ». Tu comptes en faire partie ?
- Oui.
- Pourquoi ne pas laisser faire tes mercenaires ? Ils sont payés pour ça ! s’exclama Katherine.
- Déjà parce qu’être le témoin de l’extermination des elfes noirs m’apportera bien plus de plaisir qu’un message neutre venu de loin. Ensuite parce qu’aucune carte ne remplacera un bon guide. Les terres sombres sont de vraies saloperies. Les mercenaires risquent de perdre du temps et de l’énergie à se repérer. Moi, je connais le chemin par cœur.
- Tu ne veux pas que les elfes des bois s’interposent, comprit Katherine.
- Ils ne sont pour rien dans cette affaire, rappela Narhem. Elian est une vraie tête de mule. Pour l’obliger à l’inaction, je vais devoir la faire ployer. Je n’ai pas d’autre choix. Je dois la soumettre, pour protéger les siens. Elle n’est pas capable de prendre soin des elfes alors je vais le faire pour elle.
- Elle ne l’acceptera pas, prévint Katherine.
- Je vais utiliser sa faiblesse et crois-moi, elle me mangera dans la main.
- Narhem, qu’est-ce que tu as en tête ? demanda Katherine, clairement terrorisée.
- Faire en sorte que les elfes cessent de se moquer de vous, qu’ils payent enfin ce qu’ils vous doivent. Ce mensonge n’a que trop duré. Les elfes vivent sur les terres des falathens. C’est normal qu’ils payent pour y demeurer. Toi qui a vécu là-bas, que penses-tu de ces conditions ?
Narhem lui tendit un parchemin. Katherine le parcourut et blêmit. Si Elian ne subissait qu’un dixième de ce que la princesse ressentait en le lisant, c’était gagné.
- Je… C’est… Elle refusera.
- Lorsqu’Irin brûlera, crois-moi, elle se pliera à mes volontés.
Katherine pâlit.
- Je sais que tu as été élevée chez eux. Je comprends que ça soit difficile. Tu les vois très positivement mais Katherine, s’il te plaît, reprends-toi et redeviens une falathen. Les elfes vous raillent depuis des siècles. Ils vous ont fait passer une vessie pour une lanterne et doivent bien en rire.
- Je n’ai jamais constaté…
- Crois-tu qu’ils vous auraient permis de le voir, à ta sœur et toi ?
Katherine baissa les yeux, relisant le document. Son visage se serra, devint plus grave, plus froid, plus concentré. Narhem retrouvait enfin son binôme, prêt à sortir les crocs, à se battre, à dégainer. Il sourit. Il venait de retrouver sa compagne. Quel bonheur !
- Les arcs, tu en demandes trop, prévint Katherine. Ils ne les créent pas. Ils poussent dans les arbres.
- Les arcs poussent ? répéta Narhem et Katherine confirma d’un geste de la tête.
Narhem accepta sans vraiment comprendre.
- En revanche, les teintures, tu peux en demander le double. Cela leur demandera de faire pousser davantage de fleurs mais c’est largement dans leurs cordes.
Narhem prit place à son bureau et ratura. Katherine se plaça derrière lui, montrant par dessus son épaule. Son odeur percuta Narhem de plein fouet. Il avait envie d’elle mais se retint. Il fallait d’abord finir le travail. Le plaisir viendrait après.
- Le tissu elfique… Je n’en ai pas la moindre idée, avoua-t-elle. Je n’ai jamais pu voir comment il est fabriqué. Ils n’en changent quasiment jamais et nous n’avons jamais eu le droit d’en porter. Elian allait acheter du tissu dans les villes voisines et nous cousait nos habits. Le résultat était atroce. J’ai été bien contente d’avoir un vrai tailleur à Tur-Anion.
Narhem sourit.
- Ce que tu demandes me semble convenable.
- Mon but est de les étouffer sans les tuer, précisa Narhem.
- Je sais, répondit-elle. Le lyma, tu peux en demander beaucoup plus.
Narhem multiplia la quantité indiquée par dix.
- Rajoute encore un zéro, précisa Katherine.
- Tu es sûre ? s’étrangla Narhem.
- Certaine, répondit la princesse.
- Merci, Kate.
Cette phrase fut suivie d’un baiser langoureux. Narhem posa ensuite sa main sur la cuisse de sa partenaire. À sa grande surprise, celle-ci se recula. Il se trompait rarement sur les signaux envoyés par ses interlocuteurs. Katherine avait envie de lui. Pourquoi se refusait-elle ?
Katherine attrapa un tabouret pour se placer devant lui. Elle voulait être à sa hauteur. Pourquoi ?
- Narhem, je t’aime.
Cela commençait mal. Il sentait le « mais » venir. Que se passait-il ?
- Je suis consciente que je n’ai aucun moyen de te le prouver. Après tout, je suis peut-être avec toi seulement par intérêt.
Narhem ne répondit rien. Il attendait la suite avec une certaine dose de curiosité mêlée d’anxiété.
- J’ai confiance en toi, même sur des sujets où tu ne crois pas en toi.
De quoi Katherine voulait-elle parler ? Il s’était tellement confié à elle. À quoi pouvait-elle bien faire référence ?
- Je te fais ce cadeau parce que je sais que tu n’en as pas besoin et que tu sauras à merveille gérer son retour dans ta vie.
- Tu veux m’offrir quelque chose dont je n’ai pas besoin ?
Katherine sourit et hocha la tête.
- Je suis désolée, dit-elle.
Dire qu’elle craignait ce moment était peu dire. Sa main droite, fermée, tremblait fortement.
- Désolée, mais de quoi ? s’exclama Narhem, totalement perdu.
Elle lui prit la main, l’ouvrit devant elle avant d’y déposer son cadeau.
- De t’avoir coupé les doigts pour t’arracher ça du poing…
Narhem en resta muet de stupéfaction. L’anneau d’Elgarath se tenait dans sa main. Il s’attendait à beaucoup de choses, mais certainement pas à ça. Les mots lui manquèrent. Pour la première fois depuis des années, il était sans voix. La voleuse, c’était elle. Malgré le conditionnement, l’enfermement, les coups, les menaces, elle avait trouvé le courage de descendre sur la plage, de s’attaquer au démon et de lui ravir son bien, avant de s’enfuir.
- Tu l’as dit à Althaïs, comprit Narhem.
- Elle n’en a rien eu à faire. Une babiole sans importance, a-t-elle indiqué. Un vieux truc dont tout le monde se fout. Notre grand-père, notre père, notre frère sont morts à cause de cette chose et Althaïs m’a envoyée paître. Qu’elle aille se faire foutre. Qu’ils aillent tous se faire foutre. Je te le donne, de mon plein gré, parce que je suis persuadée que tu en es digne, que tu ne l’utiliseras pas à tort, que tu ne le laisseras plus jamais prendre ton contrôle. Je te le donne parce que je crois en toi.
- Je ne sais pas quoi dire, admit Narhem, bouleversé.
- Ne dis rien. Baise-moi !
Narhem sourit. Il posa l’anneau sur son bureau avant de se jeter sur sa maîtresse.
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- Curunir ! s’exclama Narhem en apercevant l’elfe au bout du couloir. Je voulais te voir, justement. Que la lune et le soleil guident tes pas.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Majesté, répondit l’ambassadeur d’Irin à Tur-Anion, habitué à l’excellent lambë de son interlocuteur.
- Je veux que tu ailles à Irin afin d’apporter un message de ma part à votre reine, Elian.
Curunir resta un instant interloqué avant de contrer :
- Je peux lui envoyer un message si tu veux. Il arrivera…
- Non, je veux que tu y ailles toi-même. Je n’ai pas confiance en un aigle, un pigeon ou un faucon, même très bien dressé. Il peut se passer mille choses or je veux être certain que le message arrive à destination. Tu vas donc y aller toi-même.
- Ma place est ici, à Tur-Anion, insista Curunir. Je peux demander à un elfe de venir me rejoindre afin de…
- Non, répéta Narhem en mettant un peu plus de fermeté dans son ton. Je veux que tu y ailles toi-même maintenant.
Curunir frémit. Il avait visiblement perçu la menace sous-jacente.
- Que dois-je dire à ma reine ?
- La présence d’Elian, reine d’Irin, est requise au plus vite à Tur-Anion.
Narhem convoquait la reine à la capitale, rien de moins. Normalement, un souverain n’en convoquait pas un autre. Il l’invitait, tout au plus. En agissant de la sorte, Narhem prenait volontairement l’ascendant. Il était en position de force et comptait bien le montrer.
Curunir avala difficilement sa salive.
- Je vais lui porter ton message, mais je ne peux pas te promettre qu’elle…
- Ton avis m’importe peu, précisa Narhem. Tu n’es que le messager, rien de plus. Ta mission sera un succès si Elian entend ma volonté. Sa décision ne saurait en aucun cas t’être imputée.
Curunir transperça Narhem des yeux. Il venait à la fois de le rassurer et de le rabaisser au rang de simple pigeon. Curunir s’éloigna. Narhem s’assura qu’il était bien parti puis rejoignit la cour. Elian n’arriverait pas avant plusieurs jours de toute façon.
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Les patrouilles prévinrent de l’arrivée des elfes. Narhem fit en sorte que toute la ville soit au courant. Elian détestait être sous les projecteurs. Il tenait à la déstabiliser dès son arrivée. Il fit placer les gardes de manière à ne pas être visible depuis l’entrée. Chaque détail avait été peaufiné.
Elian entra sous les regards éblouis, envieux, jaloux, admiratifs, désireux, pervers, cupides, de tous les membres de la cour. Elle était le centre de l’attention car les nobles, habitués à Curunir, découvraient une femme elfe pour la première fois de leur vie.
Au dernier moment, les gardes se poussèrent pour laisser passer Elian. Elle rayonnait, apparition sublime, merveilleuse, enchanteresse. Narhem sentit une violente envie physique s’emparer de lui et il ne fit rien pour retenir la formidable érection qui lui vint. Assis et emmitouflé, cela ne se voyait de toute façon pas.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, reine d’Irin, dit Narhem en lambë.
Elian se figea, devenant blême. Le choc était violent. Retrouver son pire ennemi sur le trône de Falathon la prit totalement au dépourvu. Elle resta muette dans un silence de mort. Tout le monde attendait qu’elle rende la salutation.
Narhem, quant à lui, buvait son effet comme du nectar tout en admirant la reine, qui était parvenue à rester debout malgré le choc. Muette, certes, mais debout, sur ses deux jambes, faisant face à celui qui l’avait torturée avant d’exécuter son fils sous ses yeux.
L’escorte d’Elian était restée en arrière. Seule Elian s’était avancée, accompagnée d’un elfe, son garde du corps personnel, supposa Narhem. Narhem se rappela de lui. Il avait rejeté le verre empoisonné le jour du décès de Brian, sauvant ainsi la vie de sa reine. Dolandar, se souvint-il.
Le protecteur dut à deux reprises interpeler sa reine pour qu’enfin Elian reprenne suffisamment de contenance pour annoncer en ruyem :
- Je te souhaite le bonjour, Narhem Ibn Saïd, roi des elfes noirs, d’Eoxit et de Falathon.
- Quoi ? s’étrangla le protecteur avant de porter la main à son arme.
Tous les gardes réagirent au quart de tour en plaçant leurs mains sur la garde de leurs épées. Si le protecteur commettait cette erreur, il y aurait un bain de sang.
La cour, de son côté, en resta muette de stupéfaction. « Roi de quoi ? » « Comment l’a-t-elle appelé ? » Les murmures jaillirent d’un peu partout et Narhem s’en fichait. Tant mieux que le secret soit détruit. Il pourrait enfin se faire appeler par son vrai nom. Ce fut une véritable libération. Plus de mensonge, de fausse identité, de faux semblants. Il avait le trône et nul ne pourrait l’en priver. Qu’il ait menti sur son identité ne changeait rien.
- Non ! ordonna Elian fermement avant de chuchoter quelques mots en lambë que Narhem ne perçut pas.
Le protecteur reprit une pose d’attente et tous les gardes firent de même.
- Voilà un bon chien bien dressé, lança Narhem.
L’elfe ne broncha pas. Il était calme et maître de lui-même malgré la situation. C’était tout à son honneur.
- Je ne vais pas tourner autour du pot, continua Narhem. Ton voyage a été long et tu as sans doute hâte de savoir pourquoi je t’ai convoquée ici.
Le terme « convoqué » fut perçu par l’intégralité de la salle. La réaction de la cour fut de se taire, attendant la réplique cinglante de la reine des elfes… qui ne vint pas. Elian ne pouvait rien répondre. C’était la pure vérité. De plus, la petite elfe était incapable de rhétorique. La politique n’était pas dans ses compétences.
- En arrivant au pouvoir, j’ai pris connaissance des clauses permettant à votre peuple de demeurer sur nos forêts, annonça Narhem. J’ignorais tout de cette histoire réservée à l’élite de Falathon et ma réaction en écoutant cette histoire à dormir debout a été d’exploser de rire. Honnêtement, je pensais qu’on me faisait une blague.
La cour n’avait pas la moindre idée de ce dont Narhem parlait. Elian restait stoïque, de marbre mais elle ne trompa pas le roi : son mutisme était dû à un incompréhension totale vis à vis des évènements en cours. Narhem avait la main et comptait bien la garder.
- Puis, je me suis rendu compte qu’ils pensaient sérieusement que des magiciens elfes protégeaient Falathon des terres sombres, continua Narhem. J’en suis tombé de ma chaise. C’est tellement ridicule ! Allons, Elian, tu vas aussi me dire que vous avez passé un marché avec les grenouilles et les moustiques des marécages ? Je félicite les elfes. Sincèrement ! Vous avez été brillants ! D’un coup d’œil, vous avez senti que le mal sombre détestait l’eau et qu’il s’arrêterait de lui-même au fleuve Vehtë comme il l’a fait au fleuve Ruvuma. Ariane a su tirer partie de la peur et de la naïveté des falathens pour obtenir des terres pour son peuple en exil. Bravo ! C’était très bien joué. Sauf qu’on ne me la fait pas à l’envers. Voici les nouveaux termes du contrat. Acceptez-les ou partez.
Ce disant, il tendit au garde près de lui un parchemin que ce dernier porta à un elfe de l’escorte qui s’en saisit.
- Des appartements sont mis à votre disposition dans l’aile ouest afin de vous permettre de prendre le temps de compulser puis de signer les documents. Tu peux disposer, Elian.
Il accompagna ses mots d’un geste de la main qui fit se figer la cour toute entière. L’absence de réponse d’Elian assit Narhem dans sa position de force. Il la traitait comme un serviteur et elle se laissait faire. C’était bien trop facile.
Elian sortit et bientôt, les elfes disparurent. Rouk s’avança vers Narhem, furieux.
- Comment vous a-t-elle appelé ?
- Narhem Ibn Saïd, répéta-t-il volontiers. Mais c’est vrai que ce nom ne vous dit rien… Abib Libnel, peut-être ?
Rouk devint instantanément plus blanc que neige. Il venait de comprendre qui il venait de mettre sur le trône, celui-là même pour lequel il avait jadis trahi son pays en promettant monts et merveilles en échange d’une exposition permanente d’art.
- Non, non… murmura Rouk avant de se tourner vers Katherine. Tu savais… qui il est ?
- Oui, depuis le départ, révéla Katherine.
- Où est le véritable Allard Moïland ? interrogea Rouk.
Narhem haussa les épaules. Katherine allait parler mais Narhem l’en empêcha en la prenant de vitesse :
- Elian va faire une connerie. Va lui parler, s’il te plaît. Tente de la convaincre qu’une guerre n’est pas dans son intérêt.
Katherine hocha la tête et s’éloigna.
- Une remarque… Une critique à formuler peut-être ? lança Narhem à Rouk mais l’ancien roi, conscient du terrible secret en possession de son interlocuteur, se recula avant de disparaître, la mâchoire serrée et les poings fermés.
Narhem discuta avec beaucoup d’autres personnes, se dévoilant à certains des traîtres ayant échangé avec lui, s’expliquant volontiers à d’autres. Las, il finit par rejoindre ses appartements pour un peu de calme et de paix. Katherine vint l’y rejoindre. Elle avait une tête affreuse.
- Elian a quitté Tur-Anion, lui annonça Narhem qui venait de l’apprendre par un des sergents des murailles.
Katherine gémit.
- Je ne m’attendais pas à ce que tu y arrives. Je ne voulais juste pas regretter de ne pas avoir essayé, précisa Narhem. Je te rappelle que mes soldats en provenance d’Eoxit marchent déjà sur Irin. Elian est très prévisible. Tu as l’air bouleversé…
- Devant elle, je bafouille, je suis incapable de parler correctement. Mes pensées s’embrouillent. Je perds pied. C’est horrible !
Narhem la prit tendrement dans ses bras.
- C’est normal. C’est ta nourrice. Elle t’a élevée.
- Ce qu’elle m’a dit, murmura Katherine en repoussant doucement Narhem.
- Bien sûr que nous avons un passé toi et moi, rappela Narhem en caressant les cheveux de sa maîtresse. Ai-je jamais nié les meurtres que j’ai commis ? Ai-je jamais nié t’avoir fait du mal ?
Katherine secoua négativement la tête.
- Elian a énoncé des faits, supposa Narhem.
- Elle m’a insultée, siffla Katherine, chavirant entre tristesse et colère.
- Je peux le comprendre, précisa Narhem sans pouvoir retenir un sourire.
Son petit rire fut communicatif.
- Franchement, tu ne serais pas un chouia énervée à sa place ?
Katherine se détendit et sourit en faisant la moue.
- D’ailleurs, tu as entendu quelque chose avant de frapper à la porte ? interrogea Narhem.
- Des éclats de voix, indiqua Katherine. Je crois qu’elle n’était vraiment pas contente !
- Parce que j’ai compris ou bien parce qu’on lui a menti, à elle aussi ?
- Tu crois qu’Elian ignorait la vérité ? Que le mensonge…
- Ariane nous a monté un char. Elle a géré toute seule les relations diplomatiques avec Tur-Anion. Peut-être n’en a-t-elle de fait jamais parlé à quelqu’un. Elle était rejetée de sa communauté, méprisée, probablement insultée. Pourquoi se serait-elle confiée à quiconque ?
- Alors Elian ne m’a pas menti. Elle m’a raconté une histoire en laquelle elle croyait sincèrement.
- Peut-être… peut-être pas, je ne sais pas, admit Narhem. Peu importe… J’ai demandé un conseil extraordinaire. Je crois qu’ils attendent mes explications. Ensuite, j’irai botter le cul aux elfes.
- Narhem ? lança Katherine.
- Oui, Kate ?
- Ça va, tu tiens le coup ?
- Que veux-tu dire ?
- L’apparition d’Elian ne t’a pas laissé de marbre.
Narhem acquiesça.
- Ça va, la rassura-t-il. Je sais me contrôler. Je ne déraperai pas.
Katherine hocha la tête. Ce fut ensemble qu’ils tinrent le conseil suivant. Plusieurs autres furent nécessaires car les secrets à dévoiler étaient nombreux mais finalement, Narhem put rejoindre les plaines au nord d’Irin juste à temps pour le début de l’assaut.
Les soldats entraînés agissaient à la perfection, détruisant toute forme de vie, végétale ou animale les approchant. Le feu, terreur des elfes, jaillit bientôt. La boule incandescente tirée par une catapulte s’abattit. Narhem ordonna un tir plus court et ses hommes s’employèrent à le satisfaire.
Une deuxième tira, puis une troisième, avant qu’un garde ne se place devant lui et dise :
- Une elfe s’approche. Elle vient directement sur toi, Majesté.
Narhem sourit, pas étonné le moins du monde qu’Elian sache où le trouver. Theorlingas les observait. Après tout, il était impossible de tuer chaque oiseau ou chaque insecte.
Les gardes s’écartèrent bientôt pour faire apparaître Elian, sublime, rayonnante et légèrement tremblante. Son visage exprimait un mélange de rage et de peine. Chaque boulet de feu filant au dessus de sa tête la faisait frémir et crispait son doux visage angélique.
Narhem ne lui adressa volontairement pas la parole, l’obligeant à trouver la force, en elle, de s’exprimer. Il se contenta de la fixer, de la transpercer des yeux, savourant ce moment avec délectation.
- Le peuple elfe supplie de recevoir l’indulgence de Falathon, dit-elle d’une voix douce, chantante et tremblotante.
Narhem ne fut absolument pas touché par ces propos. Elle tendit un parchemin roulé que Narhem ignora. Il se rendit compte que la soumission des elfes, il n’en avait que faire. Après tout, il les obligeait à l’inaction pour les protéger. Certes, l’accord permettait à Falathon de gagner quelques matières premières mais Narhem désirait bien plus, quelque chose de personnel.
- Je suis sûr que tu peux faire mieux que ça, indiqua Narhem.
La soumettre elle, voilà ce qu’il voulait. Le doryphore se dressait devant lui depuis bien trop longtemps. La torturer n’avait servi à rien. Elle avait craqué et lui avait donné son anneau, certes, mais l’avait défié juste après, prouvant que jamais elle n’avait cédé.
- Et si tu essayais à genoux ? proposa-t-il.
Cette fois, pas de torture physique, juste quelques arbres brûlés. Narhem espérait bien qu’aucun elfe ne serait ne serait-ce que blessé dans cette escarmouche. Il voulait faire peur, pas tuer. Les boulets tombaient en lisière de forêt afin d’éviter de toucher Irin.
Elian s’agenouilla et Narhem sourit. Il la tenait enfin. Sa faiblesse la rendait trop facilement atteignable. Menacer les siens permettait d’obtenir la lune. Presque trop facile…
Elle était à lui. Il pouvait obtenir d’elle ce qu’il voulait. Il suffisait de demander. Elle n’avait pas le choix. L’esprit de Narhem s’égara, imaginant les pires perversités, les plus… Narhem secoua la tête. Pas question ! Elian était précieuse. Presque immortelle, elle serait ce phare tant recherché. Elle resterait près de lui, malgré les années, dans l’éternité, ou presque. Enfin une relation durable, une présence rassurante, récurrente, routinière, longue.
- Je t’écoute, indiqua Narhem.
- Le peuple elfe supplie…
- Non, non, Elian, la coupa-t-il. Ce ne sont pas les elfes que je désire voir ramper à mes pieds.
La réaction de l’elfe fut celle attendue. Il la soumettait, pleinement, totalement. Elle hoqueta, incapable de retenir tremblements et larmes tandis que des traînées de feu parcouraient toujours régulièrement le ciel.
- Je t’en supplie, Narhem, épargne mon peuple.
Enfin ! L’échange se faisait entre elle et lui, et non plus de reine à roi. Elian avait compris. C’était la femme qu’il voulait voir ramper, pas la reine. Qu’elle fut reine augmentait agréablement sa valeur, à n’en pas douter, mais l’importance ne tenait pas à son titre, ni à son appartenance au peuple elfe en soi.
Narhem s’avança vers Elian, à genoux, les mains levées tendant le parchemin telle une offrande.
- Tu m’as déjà supplié une fois, fit-il remarquer en faisant référence à ce jour tant regretté.
Il ne ferait certainement pas deux fois la même erreur. Plus de projet irréfléchi, plus de geste désinvolte. Chaque mouvement, chaque décision prise serait mûrement réfléchi.
- Cette fois, je serai magnanime.
Il saisit le parchemin tendu, le signa puis d’un geste, mit un terme à l’attaque. Le silence revint et le ciel retrouva son noir de cendre en cette nuit sans lune. Narhem rendit ensuite son exemplaire à Elian, qui, toujours à genoux, s’en saisit sans croiser son regard.
Le traité était une chose. Quelques petits ajustements explicités à l’oral restaient cependant nécessaires.
- Aucun elfe ne séjournera à Tur-Anion, annonça Narhem. Pas d’espion dans mon palais.
Elian garda un visage neutre à cette annonce à laquelle elle s’attendait visiblement. Si elle avait pu se jouer du couple royal précédent, elle n’imaginait tout de même pas battre un maître en son domaine.
- Chaque année, au solstice d’été, tu accompagneras la livraison du tribu et tu resteras cinq jours à Tur-Anion. Tu peux venir accompagnée d’autant de compagnons que nécessaire.
Elian hocha la tête. Elle ne tenta pas de négocier. D’un geste, Narhem pouvait brûler le lieu de vie de son peuple. Il la tenait. Elle ne pouvait rien refuser.
Son esprit s’emballa à cette réflexion. Narhem respira profondément pour chasser ses mauvais démons. S’il voulait garder Elian longtemps, il fallait prendre soin d’elle. La voir chaque année suffirait à le rassurer, à créer un pilier dur, une ancre dans la tempête, un port où revenir se blottir, une vie chatoyante au milieu des morts. Elfe, Elian avait besoin de sa liberté pour s’épanouir, de sauter de branches en branches, de baiser librement, des chants d’Irin.
Mieux valait se concentrer sur la seconde phase de l’attaque.
- Une partie de mon armée va rester ici. Les elfes fourniront le bois nécessaire à la construction du fort. Aucun élément naturel ne viendra s’y opposer.
- Il sera fait selon vos désirs, dit Elian.
Narhem jubilait. Elian réagissait parfaitement à la menace. Ces sauvages n’avaient pas l’habitude de telles armes. Leur impuissance était totale.
- Le reste de mes hommes va contourner le lac Lynia par l’est et aucun elfe ne s’opposera à notre avancée.
Elian réagit au quart de tour.
- Narhem ! Je t’en supplie ! Les elfes noirs de Dalak sont innocents.
- Ils… commença Narhem mais Elian le coupa.
- Je ne nie pas que tu aies subi des atrocités, mais les habitants de Dalak n’y sont pour rien. S’il te plaît, ne les punis pas pour les crimes de leurs parents.
Narhem n’en revenait pas. Elle avait osé lui couper la parole et s’opposait directement à lui.
- J’aurai ma vengeance, gronda Narhem.
- Ils n’ont jamais connu L’Jor. Ils n’ont jamais réduit un seul humain en esclavage. Ils vivent reclus au milieu de terres sombres, à la merci de la moindre pluie, prenant leur dernier repas à l’âge de raison.
Cela, Narhem le savait. Les mauvaises conditions de vie des elfes noirs n’étaient pas à remettre en doute.
- N’ont-ils pas déjà assez souffert ? pleura Elian.
Narhem se revit au conseil précédent, juste avant de partir, à lutter contre les ministres crachant sur lui parce qu’il était eoxan, un salopard de collabo qui utilisait la magie pour obtenir des faveurs.
« C’était il y a des siècles ! Je n’étais même pas né » s’insurgeait en retour Narhem. « Ces crimes sont réels mais ils datent de temps lointains. »
Les ministres avaient été sensibles à son argumentation et avaient pardonné. Narhem était-il capable de la même chose ?
- Pitié, je t’en supplie, aie pitié…
Narhem secoua la tête. Non, la situation était bien différente. Une chose en particulier lui interdisait le pardon.
- Je les épargnerai, annonça Narhem.
Elian releva les yeux trempés de larmes, un peu surprise d’avoir réussi.
- À une condition, précisa Narhem.
Après tout, le point bloquant pouvait aisément être défait. Restait à savoir si Elian en aurait la force et la capacité de persuasion, ce dont il doutait. Il ne risquait pas grand-chose à proposer cette sortie.
- Amène-moi Bachir, Yorl et Sven. Je veux les voir mourir sous mes yeux. Tu as une lune pour les convaincre après quoi mon armée reprendra la route et cette fois-ci rien ne l’arrêtera.
Pardonner aux descendants des fautifs, oui, mais pas à ceux de l’époque. Les trois anciens représentaient les derniers survivants de L’Jor. S’ils mouraient, Narhem pourrait pardonner aux autres.
Narhem observa ses soldats. Le ravitaillement arrivait d’Eoxit mais camper sur un terrain boueux pendant une lune risquait de saper leur moral. L’ennui risquait également de créer des bagarres et causer des blessures inutiles.
- En attendant, les elfes fourniront à mon armée tout ce dont elle a besoin pour patienter dans de bonnes conditions. Va, Elian, le temps presse.
À nouveau, il la congédia tel un serviteur, simple messagère, esclave à ses ordres. Elian réagit à la perfection, ne montrant qu’obéissance et soumission.
À peine eut-elle disparu derrière la rangée de soldats témoins d’une scène inédite que Narhem se rendit auprès des généraux afin d’expliquer la situation. Il fallait rapidement mettre en place des distractions, sans quoi l’attente finirait en pugilat.
Des troubadours vinrent réaliser des spectacles. Un grand tournoi fut mis sur place avec une jolie récompense à la clef. Les prostituées furent remplacées souvent afin d’éviter toute lassitude.
Des roulements furent effectués parmi les soldats transformés en ouvriers bâtisseurs de fort. Les elfes fournirent sans broncher le bois nécessaire, ainsi que les fruits et légumes frais. Elian, avant de partir, avait donné ses ordres et était obéie.
Narhem admira la jeune femme. Katherine lui avait raconté les insultes, « la reine humaine », comment les elfes la nommaient. Se faire obéir dans de telles conditions relevait de l’impossible, et pourtant, Elian semblait y arriver. Narhem aurait aimé, telle une petite souris, être témoin de sa manière de gouverner. Il décida de rester en dehors de ce pan de sa vie. Après tout, elle avait droit à un jardin secret.
La lune passa si vite. Elian fut de retour… accompagnée des trois anciens elfes noirs, ce qui prit totalement Narhem par surprise. Il s’attendait à ce qu’elle vienne annoncer son échec. Au lieu de cela, Yorl, Bachir et Sven l’accompagnaient. Comment avait-elle réalisé ce miracle ? Narhem ne se l’expliquait pas. Il se contenta de l’accepter avec le sourire.
Elian s’avança en premier et s’agenouilla devant lui avec humilité. Les trois elfes noirs frissonnèrent, les dents serrées de rage. Narhem observa Elian et décida de tester sa soumission.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, bel ange, dit-il en lambë.
Elian gémit, trembla, sursauta mais garda le silence, ne se rebellant pas, acceptant la dénomination qu’elle détestait au plus haut point.
- Bien le bonjour, Narhem, répondit Elian avec politesse.
Narhem sourit. Elian sous contrôle, il pouvait s’occuper des trois anciens sereinement.
- Battez-vous à mort, ordonna Narhem aux trois anciens qu’il n’avait volontairement pas salués. Debout, Elian. Je veux que tu regardes, précisa-t-il à l’adresse de la reine elfique.
Elle se leva et se déplaça un peu sur le côté pour regarder le combat. Les trois elfes noirs sortirent leurs armes et commencèrent à lutter. Narhem rayonnait. L’ancien esclave forçait trois Tewagi à la lutte. Il buvait ce moment avec une immense délectation.
Le spectacle amena les soldats témoins à siffler d’admiration à chaque passe. Pourtant, les anciens étaient mauvais. L’âge n’expliquait pas tout. Ils avaient survécu parce qu’ils avaient été parmi les premiers à fuir, à déserter lors de la recherche des femmes, parce que mauvais combattants, ils évitaient chaque affrontement. Excellents par rapport à des humains, ils étaient de bien piètres bretteurs elfes noirs.
Bachir restait en retrait, observant la mine défaite ses deux amis se battre. Sven ne montrait ni remord ni difficulté, morale ou physique. Il attaqua Yorl qui rata son esquive.
- Je suis sûr qu’il était tout le temps de corvée de latrines, ricana Narhem.
Sven prit le dessus et Yorl s’écroula. Bachir recula, terrorisé.
- Combat, lâche ! gronda Narhem à Bachir toujours immobile.
Bachir resta pétrifié. Sven, apparemment sans aucun remord, prit sa vie. Narhem sourit. Sven n’avait jamais eu aucun mal à agir dans le dos, sans honneur. Qu’il profite du mutisme de son compagnon ne l’étonna pas le moins du monde.
Sven se plaça devant Narhem, sa dague ensanglantée à la main, attendant ses instructions. Était-il censé se suicider ? Narhem se tourna vers Elian et lança :
- À ton tour, bel ange. Tue-le.
Elian tiqua. Elle ne comprenait visiblement pas.
- Franchement, tu ne risques rien contre lui. Et puis ne me dis pas que tuer quelqu’un te pose un problème, assassin, surtout lui…
Sven lui envoya un regard noir. Narhem n’en fut que plus satisfait. Manipuler Elian s’avérait bien trop simple.
- Pourquoi lui voudrais-je du mal ? interrogea Elian.
- Parce qu’il était l’archer au bout de la flèche de métal noir, lui apprit Narhem.
- Quoi ? s’exclama Elian.
La reine se tourna vers Sven et son regard cracha du feu. Elle réagissait au quart de tour. Une marionnette aisément contrôlable. Action, réaction. Trop facile…
- Il dit vrai, avoua Sven. J’ai obéi à son ordre. Il était mon roi et j’ai suivi son commandement. Désormais, peu m’importe de vieilles lois d’un âge révolu. Tu es ma reine, Elian. Je donnerai ma vie pour toi.
- Tue-le, insista Narhem désireux de reprendre le contrôle.
Elle ne le tuerait pas parce que Sven le lui permettait mais bien parce que Narhem le lui ordonnait. Il tenait à ce que chaque chose reste à sa place.
Elian s’avança vers Sven. Elle lui murmura quelques mots que Narhem ne perçut pas. Elian transperça son cœur de sa dague et l’elfe noir s’écroula.
- À bientôt à Tur-Anion, bel ange. Tu peux disposer, lança Narhem.
Le roi se tourna ensuite vers les chefs de groupe afin d’organiser le retour vers Eoxit et la surveillance dans le fort. Les soldats retournèrent chez eux sans se plaindre. Très bien formés, cela ne leur viendrait pas à l’esprit de demander une explication sur cet aller et retour à leur yeux fort peu productif. Après tout, il n’y avait eu aucun combat. La menace avait suffi.
Narhem rentra à Tur-Anion où l’attendait une Katherine très inquiète.
- Tu es parti tellement longtemps ! s’exclama-t-elle.
- J’ai fini, annonça-t-il.
- Irin ?
- Soumise, répondit Narhem et Katherine soupira d’aise.
- Les elfes noirs ?
- Je les ai épargnés, annonça Narhem.
Katherine frémit, cligna plusieurs fois des yeux puis sourit. Elle se jeta dans les bras de Narhem pour un immense câlin tandis que ses yeux se remplissaient de larmes.
- Tu es le plus sage des sages, finit-elle par dire d’une voix mouillée. Je t’aime !
Narhem sourit.
- À chaque solstice d’été, un immense tournoi de bretteurs se tiendra durant cinq jours. Les meilleurs combattants de tout le royaume viendront montrer leur talent et le vainqueur remportera un joli prix.
- Bien sûr, comme tu veux.
- Elian sera présente, invitée d’honneur de la fête, probablement accompagnée d’une escorte. Les appartements sud du deuxième étage et leurs terrasses leur seront entièrement dédiés.
- Elian va venir à Tur-Anion tous les ans ? répéta Katherine.
Narhem acquiesça.
- L’accord ne contenait pas une telle clause, le contra Katherine.
- Ce n’est pas la reine des elfes qui vient, c’est Elian.
Katherine frémit.
- Elian m’a mis tellement de bâtons dans les roues. Le doryphore insupportable a enfin été dressé. Sa présence est indispensable. Si je ne m’assure pas régulièrement de sa soumission, elle pourrait…
- Tu as envie de l’avoir à tes pieds, dit Katherine le visage fermé. Tu la désires.
- Oui, répondit Narhem. Rassure-toi, je sais me tenir.
Katherine serra les dents. La jalousie la transperçait, sentiment au combien naturel et normal. Narhem ne comptait pas s’excuser ou tenter de la rassurer. Elle n’était qu’une femme parmi des milliers dans son éternité. Il l’aimait, sans aucun doute. Il en avait aimé avant et en aimerait encore beaucoup après. Elian serait la pierre immuable dans ces vies apparaissant et disparaissant sans cesse. Katherine n’avait pas son mot à dire.
Il me semble que Narhem avait déjà entendu parler de Curunir, elfe qui loge à Tur-Anion de façon permanente, dans un chapitre précédent.
Quand Rouk invite Narhem au conseil, Narhem se montre très humble timide et discret, ce qui est parfaitement logique pour tenir son rôle, mais pendant le repas juste avant, il n'était pas franchement humble timide ou discret. Ce serait plus logique que les conversations qu'il a avec Katherine au sujet de Curunir et des armes aient lieu après le repas, en privé.
- Vous voulez ça pour quand ? interrogea l’intendant.
- Hier, répondit Narhem
=> ça me fait toujours autant rire
"la possession, l’achat ou à la vente d’être humains ou d’elfes" => la possession, l’achat ou la vente d’êtres humains ou d’elfes
Et le coup de "bon OK, j'épargne les elfes noirs qui n'ont jamais connu L'Jor" est assez surprenant. Mais c'est vrai que pendant les dernières années, il était plutôt concentré sur prendre Falathon, améliorer la politique de ce pays et protéger les elfes des bois, que sur sa vengeance. Mais ça a l'air de se terminer trop facilement. D'ailleurs, il n'essaie pas de faire valoir son titre de roi sur les elfes noirs survivants. Pourquoi se priver ainsi de sujets compétents qui, d'ailleurs, pourraient se retourner contre lui s'il ne les contrôle pas ?
Je vais réfléchir à cette discussion lors du repas.
Je vais essayer de voir comment mieux expliquer ça, le faire ressortir, mais Narhem ne veut plus commander les elfes noirs. Il n’a jamais été réellement leur roi. Il n’a pris ce poste que dans l’espoir de se venger. Sa vengeance passe par la mort des elfes noirs de L’Jor, pas par les jeunes qui n’y sont pour rien (bon, ok, les autres non plus, mais quand on veut se venger, on est rarement cohérent).
Il pense les elfes noirs affamés au milieu des terres sombres dans un endroit inhospitalier. Les elfes des bois sont cloîtrés dans une forêt trop petite pour eux. Il a gagné. Qui pourrait imaginer Elian soigner les terres sombres, le Mal (avec un « M » majuscule) ? Il pêche peut-être par suffisance, mais il n’empêche que de son point de vue, ses ennemis sont vaincus.