Chapitre 56 - Jack

Par Keina

Lorsqu’ils furent l’amour un peu plus tard ce jour-là, Jack s’efforça de faire disparaître les dernières traces de larmes sur les joues de Ianto.

Il ignorait encore où ça allait le mener. Ce n’était pour le moment qu’un embryon de relation, une envie d’exploration, rien de vraiment prémédité. Cependant, plus il apprenait à connaître ce Ianto, et plus il parvenait à le différencier de son double défunt. Tout reposait dans les détails : la façon qu’il avait de passer la main dans ses cheveux, l’inflexion de son sourire, les mots qu’il prononçait dans son sommeil, le ton de ses gémissements… ses baisers.

(C’était un peu comme fréquenter le frère jumeau. Jack s’y connaissait en jumeaux : il en avait fréquenté plusieurs paires. Il s’était même mis au défi de les faire crier de la même façon, au même moment, durant leurs ébats. Il avait toujours gagné. Non qu’il comptât jouer à ce jeu-là avec Ianto…)

Plus les jours passaient, et plus il avait envie de voir comment évolueraient les choses. Il appréciait le temps passé au Royaume Caché. Plus que ça, il appréciait le temps passé avec Ianto. C’était comme un cadeau laissé par l’autre. Un cadeau infiniment précieux.

« Laisse-lui une chance, Jack. Il mérite ton amour. »

Les mots de son Ianto résonnaient encore dans son esprit, par moment.

« Il y aura un peu de lui en moi… »

Mais ce n’étaient plus que des mots lointains, à peine audible.

C’était vrai, il y avait un peu de son double dans Ianto, mais Jack s’en fichait, à présent. Il prenait le Gardefé pour ce qu’il était : un être entier, avec son vécu, ses craintes, sa part d’ombre et de lumière, son identité. Et il avait envie de tout cela.

Le quatrième soir, Jack entendit dans la bouche de Ianto trois petits mots ensommeillés : « Je t’aime… ». Il avait souri, un peu douloureusement, et, une main caressant les cheveux de l’endormi, avait simplement répondu : « Je sais ».

Il aurait voulu pouvoir lui retourner la déclaration, mais c’était trop tôt, il le sentait. Ianto aurait cru que les mots s’adressaient à l’autre, et ne s’y serait pas fié. Et il n’aurait sans doute pas eu tort.

Alors, il ne voulait rien précipiter.

 

Lorsqu’enfin, ils se décidèrent à quitter l’antre de Ianto pour retourner en société, Jack s’était déjà fait à l’idée qu’il resterait au Royaume pendant un certain temps. Ils en avaient parlé, tous les deux, assez naturellement. Ianto était persuadé qu’après un entretien avec Beve et Kat, il lui serait facile de rejoindre les rangs de l’Organisation, et qu’alors, ils pourraient faire équipe. Comme au bon vieux temps, avec l’autre Ianto.

— Alors, quand est-ce que tu nous les montres, tes fameuses ailes ? demanda Angie d’un ton impatient, ses grands yeux noirs fixés sur Ianto.

Ils l’avaient retrouvée au Café d’En Bas, accompagnée de Soufia, Andy et Malik. Aucun d’eux n’avaient paru surpris de les voir ensemble, main dans la main, Jack souriant à la ronde tandis que Ianto faisait les présentations. (Ianto savait, bien sûr, que le capitaine les connaissait déjà tous, mais ça lui avait paru naturel sur le moment, et Jack ne l’avait pas contredit.)

Ianto leva les yeux au ciel et but une gorgée de bière.

— Il n’y a que ça qui t’intéresse, mes ailes ? Et d’abord, quand est-ce que toi, tu m’expliques comment vous en êtes arrivées là, Soufia et toi ?

Il désigna le couple de la main qui portait le verre, l’autre étant trop occupée à caresser la jambe de Jack.

Angie, un bras passé autour des épaules de sa compagne, lui jeta un œil égrillard et s’empara de son cocktail à base de téquila.

— Disons que quand elle a cessé de faire une fixette sur toi, Roméo, elle a beaucoup contribué à me guérir de ce crétin de Paul.

Les joues aussi rouges que son chemisier, Soufia plongea le nez dans son jus de fruit.

— Et puis, à force de passer du temps ensemble, on s’est trouvé des points communs.

— Ah oui, lesquelles ? demanda Jack, réellement intéressé.

— Les séries fantastiques, Harry Potter, les mangas, les fanfictions, énuméra Angie. Quoi d’autre, Sou ?

— Les yaoi, lança celle-ci avec un sourire en coin.

— Ah ouais, les yaoi, carrément, répéta Angie d’une voix extatique.

— Les quoi ? demanda Malik.

— Les histoires d’amour entre mecs, les homoromances, le boy’s love. Nous, quoi, répondit obligeamment Andy en tapotant l’épaule de son partenaire qui ouvrait de grands yeux effarés.

Ianto gloussa, et Jack coula vers lui un regard pétillant.

— Si vous avez besoin de performances live pour entretenir vos fantasmes, on peut vous aider, Ianto et moi, plaisanta-t-il en chatouillant la nuque de son amant.

— Parle pour toi ! Je ne suis pas exhibitionniste, moi, répondit aussitôt ce dernier, faussement outré.

— Ne vous inquiétez pas pour nos fantasmes, les mecs. On sait très bien les entretenir toutes seules, rebondit Angie, tandis que Soufia lui renvoyait son sourire.

— Oui, c’est pas comme si on manquait de modèles dans la fiction…

— Aaaah, Drarry, soupirèrent-elle de concert avant d’avaler une gorgée de leurs boissons, sous le regard perplexe des quatre hommes gays qui les entouraient.

— Tu sais que tu es vraiment une nerd, Angie ? fit enfin remarquer Ianto, goguenard, avant de se pencher pour éviter un jet de cacahuètes.

— Parle pour toi, monsieur le fan de vieux films moisis !

Après un silence, Angie reprit d’un ton soudain sérieux :

— Oh ! À ce sujet, j’allais oublier… J’ai un cadeau pour toi, Harkness. Je peux t’appeler Harkness ? Ou, attend, non, Cap’taine ! Ça, c’est cool comme nom ! Je peux t’appeler Cap’taine ?

Jack acquiesça lentement, la bouche ouverte en un sourire figé. Angie farfouilla dans son sac et en sortit un objet biscornu enveloppé dans du papier kraft.

— C’est pour te souhaiter la bienvenue au Royaume, fit Angie, l’un de ses célèbres sourires meurtriers sur le visage, tandis que ses amis s’entreregardaient avec effroi.

Jack déchira le papier, pour se retrouver nez-à-nez avec… une sculpture en céramique difforme, censée représenter deux personnes se tenant la main, mais qui semblait avoir fondu au soleil et n’était plus qu’un amas de couleurs baveuses. Sans se démonter, Jack leva un sourcil et étudia l’œuvre d’un œil critique.

— Ça me rappelle un peu l’art iktanien du Trente-neuvième siècle. Très prisé par les archéologues. Toute leur civilisation a été engloutie dans un trou noir. Tu sais, Angie, dans quelques dizaines de siècles, ça coûtera une fortune, ce genre de truc ! Merci. Je vais le garder précieusement.

Angie ouvrit la bouche, cherchant manifestement quelque chose à répondre. Jack lui sourit, sentant le regard admiratif de Ianto peser sur lui. Elle se décida enfin :

— Oh ! Ben, pas de quoi. (Puis, après un instant de réflexion :) Jones, je dois bien avouer qu’il me plaît, ton beau capitaine. J’espère qu’on lui trouvera un job sympa dans l’Organisation ou mieux, au Cristal.

— Justement, répondit Ianto avec un sourire démoniaque, je crois qu’ils cherchent du monde à la Logistique…

Jack ne saisit pas la référence de la blague, mais Angie lança le bol entier de cacahuètes à la figure de Ianto, et ce dernier devait certainement l’avoir bien mérité.

 

Finalement, après d’âpres discussions avec Beve et Kat, il fut décidé de créer une nouvelle cellule d’agents actifs, composée pour le moment des seuls Jack et Ianto. Ils comptaient se spécialiser dans l’aide aux mondes confrontés à la vie extra-terrestre sous toutes ses formes, et continueraient, entre deux missions, d’apporter leur concours au bureau de Classification des Mondes.

— Je vais te présenter à Miss Brown, déclara Ianto en menant Jack d’une main ferme entre les hautes allées du CM.

Celui-ci ne cessait de jeter des regards à droite et à gauche, cherchant à s’imprégner au mieux de ce qui avait été le lieu de travail de Ianto pendant si longtemps. D’ailleurs, il se réjouissait par avance à l’idée d’enlever le costume que ce dernier avait enfilé le matin même pour retourner au bureau.

Lorsqu’ils stationnèrent devant ce qui ressemblait à un arbuste poilu, Jack fronça les sourcils. Les toussotements de Ianto le poussèrent à lever le nez pour rencontrer enfin le regard arachnoïde de miss Brown.

— Qu’est-ce donc ? fit-elle d’une voix bourdonnante en baissant sa petite tête pointue vers les deux hommes. Je vous connais ? Vous travaillez pour moi ?

Aussitôt, Jack dégaina son plus beau sourire.

— Jack Harkness, pour vous servir. Si je puis me permettre, vous possédez les huit pattes et les quatre yeux les plus étourdissants de l’univers, m’am. J’ai hâte de commencer à travailler avec vous.

— Je rêve ou il est en train de flirter avec la Velue ? murmura Angie derrière lui.

— Ooooh vous me flattez, mon bon jeune… humain, répondit la créature en battant de ses paupières internes. Jacarcness, hein ? Je tâcherai de m’en souvenir.

Fier de son effet, Jack hocha le menton et se détourna, triomphant, vers ses trois nouveaux collègues qui l’observaient avec plus ou moins de dégoût sur le visage.

— Quoi ? Je suis sorti avec une Microtusane, une fois, qui n’était pas très différente de cette charmante demoiselle. Un peu moins d’yeux et un peu plus de pattes, ce qui rendait l’acte sexuel acrobatique, mais tout à fait innovant !

— Yeurk. Fascinant, fit Angie en se détournant vers son poste de travail. Au fait, les garçons, j’ai quelque chose à vous montrer. C’est Sou qui m’en a parlé, ça vient des dernières données d’exploration. Considérez ça comme un autre… cadeau.

Elle pianota sur son clavier, fit quelques manipulations à la souris, et finit par pivoter son écran vers Jack et Ianto, qui s’était approchés d'elle, interloqués.

Face à eux, deux visages qu’ils connaissaient bien, suivis de descriptions sommaires.

 

Monde 129ZN540

Toshiko Sato - 36 ans

Lanceuse d’alerte.

A piraté en 2005 le réseau informatique du Gouvernement Allié et dénoncé de graves irrégularités dans la surveillance des citoyens et l’intelligence avec les colons extra-terrestres. Mise au secret depuis, elle croupit dans une prison de haute sécurité.

A déjà eu un premier contact avec l’agente Soufia El-Alami. Personnalité intègre et loyale. Prête à tout pour sortir sa famille de la surveillance rapprochée du Gouvernement. S’est vue offrir l’aide de l’Organisation et le soutien du Cristal contre travail de hacking en collaboration avec la Rébellion.

Préconisations : à évacuer d’urgence, avec sa famille. Excellent atout pour le Royaume.

 

Owen Harper - 32 ans

Chercheur en neurosciences.

Ancien chirurgien de renommée mondiale spécialiste du cerveau. A perdu sa femme en 2006, des suites d’une maladie neuro-dégénérative. En 2007, a refusé de participer aux expériences gouvernementales top secrètes menées sur des prisonniers extra-terrestres car contraires à son éthique. Discrédité et humilié publiquement par le Gouvernement Allié, a fini par abandonner la chirurgie. Travaille dans une morgue.

Nous a aidé à démasquer un tueur d’extra-terrestres rebelles. Tendances dépressives, mais esprit brillant. Prêt à s’élever contre toutes les inégalités.

Préconisations : ses connaissances et intuitions en médecine non-humaine pourraient nous être d’une grande utilité au Cristal. Possibilité d’en faire un contact de premier rang, ou un résident, selon ses souhaits.

 

Après avoir lu, Jack tourna son regard vers Ianto, qui lui rendit son sourire.

— Tu crois qu’ils pourraient venir au Royaume ? demanda-t-il, d’une voix pleine d’espoir.

— S’ils sont d'accord tous les deux, je pense que oui.

— Ça nous permettrait d’agrandir l’équipe…

— C’est vrai que deux, c’est un peu juste.

— Et puis, comme ça, on pourrait les sortir de leur enfer… Ça ferait d’une pierre deux coups.

— Et Gwen ? Tu crois qu’elle aimerait venir vivre ici, avec Rhys et la petite Anwen ? Ce serait bien pour elle, après tout ce que vous avez vécu ensemble.

— Anwen et le futur bébé. Elle attend son deuxième, elle ne va sans doute pas reprendre le travail tout de suite. Pourquoi pas Martha ? Et Mickey Mouse ? On les a laissés derrière nous sans rien leur proposer en retour…

— Un nouveau Torchwood 3, hein ?

Jack hocha la tête, le regard pétillant et l’esprit bouillonnant. Ianto se pencha vers lui et déposa sur sa joue un baiser léger.

— Réfléchis à qui d’autre pourrait intégrer notre équipe. Moi, je vais aller nous faire du café. Le tien, noir sans sucre, comme d’habitude ?

Tandis qu’il le regardait s’éloigner, Jack sentit un immense bonheur l’écraser tout entier. Il tourna le menton vers les deux fiches à l’écran et laissa un sourire s'épanouir sur ses lèvres.

Pour lui, c’était comme une nouvelle vie qui débutait.

Elle s’annonçait longue, et incroyablement passionnante.

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