Chapitre 56 : Le festin

La bruine n'épargnait pas Loki mais cela n'empêcha pas Hlin de savourer son approche, blottie dans son châle. Dans la nuit, la peau claire du dieu changeait le crachin en poussière d'étoiles. Vêtu d'une peau de daim, son assurance était celle d'un grand cerf. D'un Seigneur, d'un prince.

D’aussi loin qu'elle se souvienne, Hlin avait toujours désapprouvé la rudesse qui lui était réservée ; mais contrainte par son rang, elle n’avait jamais pu s’y opposer. Contrairement à la plupart des résidents de la Cité, Loki lui inspirait quelque chose de noble. Du respect. Dans ses moments les plus glorieux comme dans ses déshonneurs, il avait cette attitude chevillée au corps, cette dignité que l'on ne pouvait observer que chez les bêtes sauvages. Un loup, même forcé à vivre parmi les chiens, n’en demeurait pas moins un loup.

« Soyez le bienvenu, Monseigneur.

— C'est là un plaisant comité d'accueil, dit-il en lui baisant la main. Pour être tout à fait franc, je m'attendais moins à la plus charmante amie de Frigga qu'à des fourches et des torches.

— Ô Monseigneur, je crains qu'une bien mauvaise soirée ne vous attende là-bas.

— Au moins aura-t-elle joliment débuté. »

Hlin n'avait plus l'âge pour ces jeux. Elle s'était mariée, avait eu des enfants, perdu un époux puis un second. L'amitié de Frigga lui échappait en même temps que la raison et après elle, ne lui resteraient que ses souvenirs. Et les regrets de tout ce qu'elle n'avait pas vécu et qu'elle s'interdisait de vivre, sous prétexte de sa vieillesse. Baissant le regard pour dissimuler son embarras, elle invita Loki à la suivre avant qu'il ne soit tenté de la taquiner sur la teinte chaude que venaient de prendre ses joues.

« Les portes d'Odin restent ouvertes ?

— C'était la volonté de Dame Vàr. De plus, nous attendons encore la venue du Seigneur Bragi, répondit Hlin. Bien sûr, nous attendons également celle du Seigneur Freyr mais je crois que nul ne se fait plus d'illusions à son sujet.

— De quelles illusions parlez-vous, Hlin ?

— Eh bien... Le Seigneur Freyr est naturellement moins soudé à cet endroit que les autres, n'est-ce pas ? Non pas... je ne l'accuse de rien, il n'a jamais manqué de loyauté envers celui qui l'a recueilli mais maintenant que notre Père est parti...

— C'est ce qui se dit ?

— Je ne fais que répéter ce qui circule, ne m'en voulez pas.

— Vous n'avez aucun souci à vous faire. »

Les larges couloirs du sanctuaire offraient un lit confortable au froid qui se déversait à cette altitude. Resserrant son châle élimé sur la courbe tombante de ses épaules, la pauvre Hlin était complètement transie. Loki, quant à lui, ne s'attardait pas tant sur la chute des températures que sur l'odeur de putréfaction qui s'affirmait à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les entrailles de l’édifice.

La démarche raide, la servante pressa le pas jusqu'aux portes du skali qu'elle repoussa sans plus de cérémonie. Rapidement, elle disparut dans l’ombre de sa maîtresse. Resté sur le seuil, Loki prit le temps de se délecter de tous les regards braqués sur lui. Le fumet de la viande masquait celui de cadavre d'Odin, et les vapeurs d'hydromel lui firent réaliser comme sa gorge était sèche.

« Je suis très flatté de vous voir tous réunis pour mon retour. »

Thor fut le premier à se dresser, aussi large qu'un ours sur ses pattes arrière. Loki se demanda s’il devait ses joues rouges au vin dont il s’imbibait ou à la rage d’avoir échouer à ressusciter le Vieux. Il fulminait mais curieusement, il obéit au geste de son épouse, qui lui intimait de se rasseoir. De frustration, il frappa du poing sur la table. Ce fut tout pour l'instant.

« Mes Enfants, s’écria Frigga à l’autre bout de la salle. Mes Enfants, enfin réunis sous le même toit ! »

Entre les flammes du foyer central, Loki perçut le spectre de vieille Mère, fagotée comme une prêtresse de l'ancien temps et qui s'agitait comme un épouvantail au milieu du tempête.

— J'imagine que cela exclut Freyr et Bragi.

— Ô Loki, mon cher Loki, ne soit pas si cynique. Ils ne vont pas tarder, dit-elle en présentant tous les signes d’une réjouissance théâtrale.

Ses manches larges, voletant autour d'elle lui donnaient l'air d'une chouette trop sénile pour voler. Loki n'eut pas le cœur de la repousser quand elle le prit dans ses bras.

« Je suis si heureuse que tu sois rentrée parmi nous. Ce festin se tient en ton honneur. Prends place, je t'en prie. Vous autres, apportez-lui un couvert, servez-lui du vin et de tout ce qu'il désirera. »

Frigga dansait d'une joie que nul ne partageait.

« Toute la Famille réunie sous son toit...

— A l'exception de Freyr, Bragi et Vàr aussi. Oh, et Heimdall, quand on y pense.

— ... Odin aurait été si heureux.

— Hormis prendre des femmes qui se refusaient à lui et torturer tout ce qui passait à sa portée, rien ne le rendait heureux.

— Tu es incorrigible, gloussa Frigga.

Incorrigible, ce doit être cela, oui.

— Oh ! Tu dois mourir de faim ! s'exclama-t-elle. Prend place et fais-nous le récit de ton voyage ! Comme tout cela a dû être palpitant !

— Tu n'imagines pas, mais avant cela, je serais curieux de prendre de vos nouvelles. »

Loki se laissa choir sur un banc et s'y étendit paresseusement, sans se soucier des grognements contrariés de Njörd, contraint de se décaler. Son outrage se propagea vers ses voisins de tablée aussi vite qu'un feu sur une traînée d'alcool.

Un large sourire étira le visage de Loki à la vue des cernes, des teints cireux que le feu ne ravivait pas, des cheveux luisants de saletés, des étoffes auxquelles il manquait des perles, des vêtements qu'on ne raccommodait plus, de l'âge qui se lisait dans leurs yeux, de leurs mains abîmées, de leurs joues tombantes.

« Eh bien, comment allez-vous ? insista-t-il. Thor, as-tu remis ton Père sur pieds ?

— Mère, cette fois, je vais le tuer !

— Non, pas tout de suite ! s'écria Frigga dans un éclat de lucidité.

— Pas tout de suite ? C'est donc une étape au programme ?

— Par sa faute, il ne reste qu'un tas fumant de notre Père !

— Par ma faute ? Vraiment, Thor ? Est-ce moi qui aie abattu les coups et fait tomber la foudre sur lui ?

— Tu m'as dit de le faire !

— Et si je t’avais demandé d’engrosser une chèvre, l’aurais-tu fait ? Ah j’oubliais que cela, tu le faisais déjà de ta propre initiative. »

Dans l’assemblée, il y eu un gloussement que son autrice ne prit pas le soin de contenir. Skadi. Loki se redressa et se saisit d'une choppe d'hydromel, qui, à en croire le froncement courroucé des sourcils de Njörd, lui appartenait. Il en descendit une longue gorgée avant de la reposer.

« Mh, vous avez sorti les meilleurs tonneaux pour moi, je suis flatté ! constata-t-il en passant la langue sur sa lèvre supérieure, couverte de mousse.

— Loki, cela suffit !

— Je suis d'accord avec toi, très chère Sif. Cela suffit. Cela suffit des provocations et de l'hypocrisie. Car vous n'êtes pas réunis pour entendre mon récit, vous n'êtes pas là pour accueillir l'un des vôtres après un long périple.

— Les pommes. Les as-tu trouvées ? »

— Enfin un peu de franchise, j'apprécie cela !

— Où sont-elles ?

— Accorderiez-vous davantage de crédit à mes paroles qu'à celles de Torunn ? C'est assez amusant, quand on y pense.

— C'est une démente ! s'emporta Tyr.

— Plus que lui, tu veux dire ? demanda Skadi.

— Elle a des raisons de vouloir tous nous tuer.

— Pourquoi aurait-elle une dent contre toi, mon brave Tyr ? As-tu quelque chose à te reprocher ?

— Je t'en prie, Loki, implora Sif.

— Mh. Bien, fit-il avec une fausse indulgence. Mais avant, je veux ma part de ce délicieux festin. Après tout, même les saltimbanques ont le droit à un plat chaud après avoir amusé les bouffons qui les engagent. »

Exécutant la permission de Frigga, deux servantes émergèrent des ombres et lui dressèrent une véritable place à la table des dieux. Sous les soupirs, Loki se vit servir du vin d'épices, de la bière, du nectar et des choppes d'hydromel dont il abusa très nettement. On lui apporta une généreuse pièce de viande de biche cuite à la broche et servie avec une sauce au miel. Ainsi débuta son récit. Entre deux gorgées, entre deux bouchées. Dans le bruit élastique et humide d'une mastication délibérément écœurante. Il raconta son arrivée sur le continent offert à Heimdall. Goûta à une cuisse de lapin. Ne tarit pas de critiques et de doutes quant à la capacité de son éternel rival à gouverner. On lui resservit du vin d'épices. Sa rencontre avec le jeune héros pressentit par les Nornes. Il lui fallut bien deux choppes pleines de bière pour achever sa description de Siegfried, qu'il ne manqua pas de comparer à une réplique mal dégrossie de Thor, en plus prétentieuse et à la pilosité bien moins fournie. Puis, après l'avoir longuement lorgnée, on lui apporta une truite entière, parfumée de thym et d'herbes et accompagnée d'un ragoût de légumes normalement destinée à Vidar. Loki en dévora la moitié, sans plus prononcer un mot. Il réclama du vin. Puis il mit en garde son public quant à ce jeune homme qui ne manquait pas d'audace et qui déjà, s'était octroyé les bonnes grâces de Heimdall. Vous saviez qu'il se fait appeler le Protecteur ? Il avala un autre morceau en faisant mine de s'étrangler avec une arête. Rien que ça ! Quand les Asgardiens s'impatientaient, il les ignorait et prenait plaisir à reprendre son récit, un cran en arrière, prétendant avoir été troublé par leur grossières interruptions. Décortiquant une poignée de noix, il se lança sur le sujet de Lokten. Vous savez, ce gosse qu'on a pris à Lopten ? La pauvre est morte d'ailleurs. Eh bien c'est devenu quelque chose. Un dragon, immense et féroce.

Son visage prit un pli réjoui en observant la crainte qui se répandait dans l'audience, même chez les plus belliqueux.

« Chargé par sa mère de la venger. A votre place, je commencerai à m'intéresser à ce Sieg... Sieg-quelque chose, je ne sais plus trop. Qui sait, ça pourrait vous servir. »

Sur quoi, il fit signe à une servante d'approcher et minauda allégrement tandis qu'il la questionnait au sujet d'un plat qu'il distinguait mal, sur la table de Frigga, à l'autre bout du feu.

« Les Jardins, les pommes ? Tu les as trouvées, n'est-ce pas ?

— J'adorerai goûter à ces petites choses, là, dit-il sans écouter celui qui le pressait.

— Quoiqu'il demande, servez-le, par pitié », soupira Tyr à l'adresse de la servante.

Et l'assiette de Loki reçut une large portion d'œufs de saumon. Il y planta sa cuillère et supposa que cela serait bien meilleur avec un autre verre de vin. Pas celui aux épices, l’autre. Oui, celui là-bas. La servante le scruta avant de se tourner vers les autres Asgardiens. Non, plutôt cette liqueur. Celle qui boit Njörd, à quoi est-elle ? Peu importe, elle fera l’affaire.

« Njörd donne-lui ta coupe, qu’on en finisse ! exigea quelqu'un.

De mauvaise grâce, Njörd obéit. Plus personne ne comptait les galons que Loki descendait. De plus en plus survolté, il reprit finalement son histoire après que Sif lui ait rappelé là où s'était arrêté. Mais ses mots dérivaient sur un océan dont l'écume sentait le houblon, le miel et les épices. Soudain, alors que dehors un éclair écarlate déchira les ténèbres, il se redressa :

« Ah oui ! Les Jardins ! Magnifiques ! On a toujours cru que l'artiste c'était Idunn mais Torunn... Non, vous auriez vu...

— Et les pommes ? Loki. Les pommes ? »

Loki plissa les yeux, la main fermement serrée autour de son gobelet. Longuement, il resta en suspens, semblant déployer un effort terrible pour se souvenir d’elles. Les Asgardiens, si avides qu'ils en oublièrent de s'outrager, retinrent leur souffle. Là. Cet instant où leurs espoirs pouvaient encore être contredits. Saga, pendue à sa plume, en planta la pointe sur son parchemin, attendant, fébrile, ses prochains mots.

« Alors, il y en avait ? osa-t-elle.

  • Si vous voulez mon avis, on devrait faire du cidre avec. On appellerait ça une eau de vie éternelle.

— Et elles sont dotées des mêmes vertus...

— Oui, oui.

— Et tu en as ramené ? »

Sans se faire davantage prier, Loki plongea une main dans les larges poches de son manteau de fourrure mouchetée. Il en avait ramené. Une. Une seule. Que tous contemplèrent, hypnotisés, toute autre chose devenue abstraite. Le fruit brillait à la lueur cuivrée du feu. Sa peau, étincelante, leur renvoyait un reflet déformé, exagérant leur hâte à s'en emparer, leur égoïsme, leur appétit désespéré pour ses pouvoirs. Loki la fit passer d'une main à l'autre. Il se mit à jongler négligemment avec.

« Il y en a d'autres, là-bas ?

— Elles sont aussi nombreuses que les étoiles dans le ciel. »

Tyr bondit sur ses pieds, sa barbe noire dégoulinante d'écume houblonnée.

« Tu vas nous y conduire !

— Ce n'était pas l'accord, roucoula Loki. Et la pomme disparut dans sa manche.

— Nous n'avons pas besoin d'avoir à faire à cette sorcière de Torunn, soutint le guerrier avec l'appui de ses voisins de table.

— Si nous procédons comme par le passé, notre destin ne pourra changer, objecta Nanna d'une voix forte.

— Torunn vous offre ces pommes en échange de celui qui a fait du mal à Idunn. Voilà les termes du marché.

— Jamais nous ne lui livrerons qui que ce soit ! s'écria Frigga.

— Torunn est une sorcière et les sorcières n'ont pas la réputation d'accepter la négociation, rappela Loki.

— Oh, de cela tu en sais quelque chose », grinça Thor.

A ces mots, Vidar et Hermöd se levèrent aux côtés de leur frère aîné. Une véritable muraille de muscles mais pas de matière cérébrale, songea Loki.

« Nous avons une autre offre à te faire, Démon.

— Vidar, je crois que tu ne m'as pas entendu. Serais-tu sourd en plus d'être muet la moitié du temps ?

— Tu vas nous ramener cette fichue sorcière et en échange nous ne rendrons pas son Cœur à l'Enchanteresse. »

Loki arqua un sourcil, dans une mimique de défi.

« Je veux le voir.

— Nous crois-tu assez idiots pour te l'amener et te voir disparaître avec, dans un énième tour de passe-passe ?

— Oh non Vidar, je vous crois seulement assez idiots pour me soumettre un marché pour lequel je n'ai aucune preuve d'obtenir ma part. Qui me dit que le Cœur d'Angrboda est encore ici ? »

            Au nom de l’Enchanteresse, un frémissement parcouru la pièce.

« Il est ici.

— En es-tu certain ? La vois-tu en ce moment ? Non ? Eh bien moi non plus.

— C'est à prendre ou à laisser », conclut Hermöd, bras fermement croisés.

Dans un simulacre de respect, Loki considéra cette offre. Pas très longuement. Un détail le chiffonnait :

« Et ... c'est votre plan, à tous ? Je veux dire... vous vous êtes tous penchés sur la question et vous êtes arrivés à cette idée, vous avez tous pensé qu'elle était bonne ? Vous avez pensé que j'allais... Quoi ? Me jeter à vos pieds ou partir en courant faire une cueillette de pommes peut-être ? Tout ça au lieu de sacrifier Baldr ? Est-ce là tout le respect que vous avez pour la défunte Idunn ?

— Baldr ? releva Nanna.

— Les étoiles ne te l’ont pas dit ? se moqua Loki.

— Pourquoi Baldr ? paniqua Frigga en se jetant quasiment sur son fils pour le protéger.

— Je suis persuadé que vous saviez qui avait fait cela. N'est-ce pas ? Ou êtes-vous tous trop sots pour comprendre pourquoi Skadi se tient constamment à distance de ce mari que vous lui avez imposé ? D'ailleurs Baldr, on ne t'a pas entendu depuis le début de cette fastueuse soirée. Les jupons de ta mère sont-ils si chauds que tu préfères y demeurer caché ?»

Le petit clan des Vanes gardait le silence, mais dans les rangs des Ases, l'effroi grandissait. Nanna, à la chevelure de nacre, en était pétrifiée d'horreur. Sif avait blêmi. Skadi avait harponné son mari de la pointe de ses pupilles étroites. Les jointures de ses poings si contractées que la peau menaçait de se déchirer.

« Crois-tu nous monter les uns contre les autres ? Cela ne fonctionnera pas Loki !

— Chère Sif, je sais que vous n'avez pas besoin de moi pour cela. Par exemple, ton tendre époux n'a pas besoin de moi pour ramener toutes les catins des alentours dans la chambre nuptiale et toi, tu n'as pas besoin de moi pour te réconforter dans les bras d'Üll.

— Tu mens !

— Quoi ? Rugit Thor en s'armant de Mjölnir.

— Oh, tu l'ignorais ? Pourtant elle le dévore du regard à chaque instant. Je crois que la pauvre a renoncé à jouer à l'apprentie reine car elle a compris avant toi que cela n'arrivera jamais. N'est-ce pas Frigga ? As-tu omis de lui en parler ? Car Thor est le fils qu'Odin voulait comme héritier, mais Odin est mort. N'est-ce pas un agréable concours de circonstances pour toi ? Voilà l'occasion idéale de placer l’enfant préféré sur le trône !

— Comment oses-tu accuser notre Mère d'un tel crime ?

— Plutôt que de me blâmer, Hermöd, va lui moucher le nez ! As-tu le temps de tout noter Saga ? Que la postérité soit tenue au courant ! Qu'elle sache qu'en couvrant un fils monstrueux, Frigga vous a précipité dans la tombe ! Qu'elle connaisse ses humiliations et sa cruauté ! Qu'elle connaisse les manquements des uns et des autres, qu'elle connaisse la lâcheté, qu'elle connaisse tous les vices qui inondent cet endroit maudit et le sang dans lequel il s'est bâti ! »

Le ton montait de toutes parts. L'indignation croissait entre celles qui découvraient le crime de Baldr et celle qu’on accusait de dissimulation. La tension montait entre amants et mari bafoué, les commérages s'échangeaient sur les ambitions de l'une ou sur le favoritisme dont avait fait preuve l'autre. Les camps se formaient. Ceux qui considéraient Baldr au-dessus de tout châtiment en vertu de son rang d'un côté, ceux qui commençaient à l'envisager comme un prix raisonnable de l'autre. Ceux qui parlaient de la fin de la lignée d'Odin comme d'un mal nécessaire, une branche pourrie qu'il fallait élaguer. Ceux qui comptaient, au contraire, sacrifier tout le reste au nom d’un quelconque droit divin.

Le chaos.

Longtemps contenu derrière une digue que quelques mots bien choisis venaient de briser, le chaos se répandait. Tous, y pataugeaient. Tous l’ignoraient tandis qu’il montait. Tous s’y noieraient bientôt. Loki le regardait. Il se rappelait celui de sa terre natale. Du feu qui consumait tout et qui ne s'éteindrait qu'une fois combattu. Ou rassasié.

Paiement du copieux repas qu'il venait de faire, Loki laissa la pomme d'or devant son couvert et le saupoudra des cendres recueillies sur les bûchers des sorcières. Il se leva, souffla un baiser dans la direction de Hlin, échangea un regard entendu avec Skadi et sans rencontrer la moindre résistance, il quitta le banquet.

Son départ ne fut remarqué que bien plus tard. A dire vrai, on ne remarqua pas tant son absence que son acompte laissé en évidence. Une première main s'empara de la pomme d'Or. Avant d'être dérobée par une autre. Puis une autre, après un violent coup de poing. Les ongles percèrent sa peau scintillante, le sang recouvrit son éclat précieux. Des dents s'y plantèrent sans jamais lui arracher que de minces fragments de sa chair. Ils se la disputaient, pareils à des charognards sur une carcasse encore chaude.

Et puis, au petit matin, lorsqu'il ne resta du butin qu'un trognon, les esprits furent condamnés à recouvrer la raison. A constater les dégâts. Les tables brisées, les hématomes, les bosses, les entorses, les plaies. La cendre qui tapissait leurs gorges, comme la marque d’une malédiction. Une nuit de démence. En proie à la honte, chacun regagna sa demeure.

Sur le chemin, un doute s'empara de Vidar. Les mots du démon, il n'y avait pas prêté attention. Il ne leur avait pas accordé de sens immédiatement. Il rebroussa chemin et s'élança dans les couloirs du sanctuaire d'Odin. Un mauvais pressentiment lui tordit les entrailles jusque dans les tunnels s'enfonçant sous la terre. Un terrible pressentiment qu'une porte entrouverte figea dans sa poitrine. Le Trésor d'Odin avait été pillé. Amputé de sa pièce maîtresse. De son Cœur.

Le sang de Vidar ne fit qu'un tour. Ce qu'il ignorait, c'est qu’un doute similaire au sien en avait étreinte une autre avant lui. Son ombre la suivit à la surface. Elle le suivit dans l'écurie. Elle le suivit sur le sentier qui descendait de la montagne. Là-bas, entre les arbres étouffants sous la cendre, l'ombre l'avala tout entier et le recracha, la gorge tranchée, son sang offert en sacrifice à la terre meurtrie de la Forêt de Fer.

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