CHAPITRE 57

CHAPITRE  57  

 

1.

Soulagement en cette fin d'après-midi : j’entends Greg, de retour de Trinity, monter les escaliers. Le voilà dans notre chambre, prêt à enfiler des vêtements décontractés. Il me sourit, déboutonne sa chemise, et déjà je n’y tiens plus.

- Est-ce que Akira t’a dit quelque chose à propos de notre argent ?

Greg interrompt son geste.

- Quel argent ?

- Notre patrimoine ! Il l’a bâti ! Il connaît tous les mots de passe. Moi non ! S’il a perdu la mémoire, nous n’avons plus rien !

Greg reste immobile, brusquement transformé en statue. Mais si ses yeux sont tournés vers moi, il ne me regarde plus. Il cherche un souvenir.

- Attends, dit-il lentement. Il m’a dit… Il m’a dit…

Le moment s'étire.  Et puis, Greg se dirige vers le petit bureau, déplace les quelques livres qui s’y trouvent, les factures et papiers dont je ne me suis pas encore occupé et mon ordinateur portable.

- Au moment où nous partions, tu sais, quand il m’a dit que je devais survivre quoi qu’il arrive… Il a parlé d’une liste ou il avait tout noté. Il a dit ça très vite, je n’y ai plus pensé. Il l’a mise sur le bureau, pendant que je m’habillais, c’est ce qu’il m’a dit.

J’ai vécu dans notre chambre depuis plusieurs semaines. Ces derniers temps, j'étais éveillée mais sans avoir envie de sortir de ce petit univers. Je sais qu’aucune liste ne se trouve ici. Greg parvient à la même conclusion. Nous nous regardons. Sans rien ajouter, il saisit son téléphone, deux touches lui suffisent pour former un numéro, attend, puis, songeur, pose l’appareil sur le bureau.

- Ça t’ennuie si je vais à Harborview ? Katsumi ne répond pas, c’est ce qu’il fait souvent quand il veut que je vienne.

Sentiment de familiarité : Katsumi a ce génie de plier ceux qu’il aime à sa volonté en s’abstenant d’agir.

- Tu crois qu’il a pris la liste ?

- Soit c’est lui, soit c’est Amy ! Qui d’autre ? Et ce n’est pas Amy. Et puis il est sûr de ses arrières. Il me parlait encore hier d’engager des infirmiers parlant Japonais pour Akira.

Je ne dis rien - comme si je risquais de faire disparaître la lueur d’espoir qui m’anime.  Je regarde Greg enfiler un jean et un T-Shirt, attraper son blouson de toile. Il se penche vers moi, embrasse mon front.

- Je reviens vite.

 

2.

Un optimisme prudent se répand en moi. Une liste existe, probablement entre les mains de mon beau-frère. Il serait bien sûr préférable que celui qui a décidé de me ranger dans la catégorie “ennemi mortel” ne soit pas celui qui la possède. Mais l’essentiel, c’est que nos avoirs soient utilisés pour aider Akira à se remettre, plutôt que gelés pour toujours sans servir à personne.

Pour attendre Greg sans trop trépigner d’impatience, j’ouvre mon portable. J’ai cru un moment que je ne pourrais plus jamais reprendre mes écrits après ma terrible erreur. Mais je poursuis mon récit. J’ai trop besoin de la clarté qu’apporte la narration de ce qui m’arrive.

Ainsi, ce qui s’est passé avant l'arrivée de Greg et Akira. Je devais garder l’attention de Ronan et Victoric loin de la Bible piégée. Quoi qu’en dise Greg, je n’ai pas attaqué Ronan avec un morceau de verre - ou Dieu sait quel objet. Victoric avait attrapé mes cheveux et me tordait quasiment le cou.

Alors, qui a ensanglanté le visage de Ronan ? La silhouette de Brisart, telle que je l’ai vue, s’impose à ma mémoire. Et son expression quand il s’est tourné vers moi, un mouvement qui ne devait rien aux circonstances du moment. Il voulait que je le voie, que je le reconnaisse.

Comment est-ce possible ? Si Brisart vit encore, c’est qu’il est un Semblable. Dans ce cas, où a-t-il vécu depuis le 15eme siècle ? Et où a-t-il disparu après avoir frappé Ronan ? Greg ne l’a pas vu dans la pièce.

Mais surtout, je sais que Brisart était une Personne Normale : il a vieilli pendant notre vie commune et a cruellement souffert à la fin de sa vie. Un après-midi auraient suffi à un Semblable pour se rétablir d’une telle blessure. Et puis, je me souviens de son corps inerte et froid dans le linceul près de moi… Brisart est mort il y a plus de cinq siècles, son corps s’est mêlé à la bonne terre bourguignonne. Que s’est-il passé à Gig Harbor quelques instants avant l’explosion de la bombe ? 

 

3.

Je m’allonge dans notre lit. Je dors de ci de là, tout au long de la journée, mais le plus souvent, je réfléchis aux événements récents, essaie de comprendre. Les chats adorent se joindre à moi quand ils me voient m’installer.  Ils cherchent le lieu le plus confortable de ma personne pour s’y musser, parfois cela crée un conflit entre Alpha et son fils. Elle a toujours le dernier mot - un feulement de tigresse, bref et décidé. Fury s'éloigne et s'étend un peu plus loin. Ensuite, les ronronnements se font entendre, une invitation à la détente. Quand il vient, le moment de l’endormissement est souvent un plaisir, la réalité bat en retraite pour un court moment. Mais ce soir, mes yeux restent grand ouverts. 

Si Brisart était vivant, est-ce que je quitterais Greg ? J’imagine mon fiancé s'éloigner avec la même expression résignée que Fury et une tristesse poignante me traverse. Non, je ne pourrais pas. Même quand j’ai voulu rompre, je nous imaginais toujours proches, partie prenante l’un de l’autre, comme si nous étions deux plantes aux racines mêlées. L’extirper de ma vie, ce serait m'abîmer aussi.

Mais je ne pourrais pas non plus tourner le dos à Brisart. Quel homme serait-il devenu au 21eme siècle ?

Alpha, enroulée près de mes clavicules, pose sur mon menton la petite moufle à six doigts qui lui sert de patte. Elle sent que j’ai besoin de réconfort, et aussi de mettre mes priorités dans le bon ordre : le centre de l’univers ronronne dans mes bras.

 

3.

J’allume la lampe de chevet dès que Greg pousse la porte de notre chambre. Ça le surprend : il est presque deux heures du matin. Il se détend en me voyant éveillée. Il a envie de raconter. Je lui demande aussitôt :

- Comment ça s’est passé ? Qu’est-ce qu’il a dit ?

Il lève les yeux au ciel et soupire bruyamment. Puis il s’assoit sur le bord du lit et se laisse tomber en arrière. Fury ne fait qu’un bond sur sa poitrine, tourne sur lui-même et s’installe avec abandon. Après un moment de silence, Greg se redresse, attrapant son chat qu’il dépose entre nous. Fury secoue la tête comme s’il venait d'être tiré injustement d’un long sommeil.

- Bon, déjà, j'arrive dans la chambre d’Akira, et c’était la crise. La crise habituelle. Ton ami, Sterling, comment tu l’appelles, Milo ? Bref, il voulait faire un scan, ou une IRM je ne sais plus, du cerveau d’Akira. Parce qu’une de ses mains s’est mise à trembler de façon incontrôlable. Il se demandait si c’étaient des nerfs qui s’agitaient localement, ou une hémorragie cérébrale. Katsumi ne voulait pas, il craignait des séquelles, tous ces tests, les rayons… Bref, tous se sont tournés vers moi, Milo m’a souri en quittant la pièce, comme pour dire “à toi de jouer.” Ils m’appellent le Husband Whisperer, dans le service, celui qui chuchote aux oreilles du mari. Bref, j’ai parlé à Katsumi, lui ai rappelé, une fois de plus, que les effets secondaires des rayons ou autres ne sont pas un problème pour Akira. En revanche, une hémorragie cérébrale non détectée… Bon, finalement, Katsumi donne son accord, ils emmènent Akira, on le suit, parce qu'évidemment, le personnel médical n’attend que ça : qu’on ait le dos tourné pour kidnapper Akira, l’examen a lieu, on attend… pas d'hémorragie, donc on retourne dans la chambre, et Katsumi me répète “tu vois, ils vont nous facturer tout ça et l’examen n’était même pas nécessaire…” ce qui est injuste, Sterling n’agit pas à la légère et s’arrange pour minimiser les coûts. Mais ça m’a permis un peu plus tard de parler à Katsumi de ses finances tout naturellement, quand tout est redevenu calme. Bon, je te passe les détails, mais en gros, oui, il a la liste, et puisqu’il est le mari qui décide de tout, il va la garder. Il dit que… (coup d'œil inquiet vers moi) Akira a partagé avec toi toutes ces années alors que… c’est lui qui a écrit la chanson à l’origine de cette fortune, et tu as suffisamment profité de sa générosité. Il dit que, de vous deux, Akira est le musicien, donc il est forcément l’auteur de la chanson. Et que si tu l’avais composée, la chanson donc, tu en aurais écrit d’autres.

Greg me regarde, attend ma réponse. Les arguments de Katsumi l’ont ébranlé. Je lui souris.

- L’important, c’est qu’il ait accès à ce patrimoine pour prendre soin d’Akira. Mais puisqu’il essaie de se convaincre - et de te convaincre - qu’il a le droit d’en prendre possession, la réponse est simple. Il dit que je n’ai pas contribué à la chanson parce que je n’en ai pas écrit d’autres ? Comment explique-t-il qu’Akira n’ait pas écrit d’autres chansons, lui non plus ? La vérité est toute simple. Nous n’avons pas écrit la chanson, ni l’un ni l’autre. Akira n’est pas un compositeur. Mais il est un très bon arrangeur. Je lui ai apporté la chanson. On l’a traduite en anglais ensemble.

- Mais alors, elle vient d’où ?

- C’était juste après la guerre… Il est venu me chercher à Paris, chez Guillain, où je me cachais puisque Solange Berthier, mon identité de l'époque, venait de mourir. Il a été engagé comme pianiste sur un paquebot transatlantique et nous avons tout de suite embarqué pour New York. Longue histoire, cette traversée. J'étais tellement malade… Pas encore remise de Buchenwald et mal de mer… Akira s’occupait de moi, mon frère est un saint, je t’assure… Bref, il s’est lié avec ce riche américain qui venait l'écouter tous les soirs, et s’est révélé être… un grand, grand producteur de musique de l'époque. (Je lui dis le nom, je vois que ça lui dit quelque chose) Et il s’est enthousiasmé pour la chanson, a suggéré des changements ici et là à partir de la version arrangée par Akira… et…il en a fait le succès que tu connais.

- Alors, elle vient d'où, cette chanson ? Si ni Akira ni toi ne l’avez écrite !

Je fais une pause, en regardant Greg qui est suspendu à mon récit, parce que je vis à nouveau la transformation de la chanson, et la mienne, du camp de concentration au paquebot.

- Nous ne savons pas qui l’a écrite. Je l’ai apprise à Buchenwald. On la connaissait toutes, ce rythme et ces paroles insolentes, sur cette femme qui s’enfuit, qui rit de ceux qui la poursuivent. On ajoutait des couplets… Chanter la chanson nous a donné du courage, jour après jour, mais nous n’avons jamais su qui l’avait composée. Alors quand l’argent a commencé à affluer, Akira a arrangé un versement automatique, tous les ans, sur plusieurs associations de déportés. Une contribution qui doit se poursuivre aujourd’hui.

Je change de position pour regarder Greg en face, dans la faible lumière de ma lampe de chevet.

- Je ne peux pas empêcher Katsumi de garder la liste, et de s’emparer de cet argent. Qui est d’ailleurs une toute petite partie du patrimoine, les quelques comptes les plus liquides qui sont venus à l'esprit de mon frère ce matin-là. Il faudrait un cahier - des tomes, toute une librairie - pour inventorier nos actifs. Au fil des ans, Akira a diversifié d’une façon incroyable ce que nous avons. Mais que Katsumi n’aille pas construire une théorie sur l’origine de la chanson pour imaginer qu’il a un droit moral sur l’ensemble. Il nous vole, Akira et moi. Il me prend ma part. Et il s’arroge la part d’Akira pour le… s’emparer de lui, le séparer de moi. Ce n’est pas ce qu’il voudrait. Des infirmiers japonais, mais pourquoi ? Parce qu’il ne veut pas qu’Akira entende d’autres langues quand il recommencera à parler !

Je suis surprise moi-même par ma tirade. Greg hoche la tête lentement.

- Combien y a-t-il sur les comptes de cette liste, à ton avis ? demande-t-il.

- Je ne sais pas… Sans doute deux ou trois millions, peut-être plus ? Dix ? Beaucoup d’argent, mais rien d’infini.

- Oui, surtout en présence de frais médicaux. L’argent file vite !

Nous restons silencieux un moment.

- Katsumi m’a parlé du Minnesota… murmure Greg. Ça te dit quelque chose ?

- Quoi ? Non, pourquoi… ?

- Il en parle comme une destination pour les soins d’Akira. Il n’a pas l’air trop sûr.

Nous échangeons un regard perplexe. J’attrape le collier de perles, les touche du bout des doigts, comme si je cherchais à envoyer un message, un télégramme, à mon frère. Où est Akira, son esprit généreux, son affection pour moi, nos souvenirs ? Il n’est pas dans l’au-delà puisqu'il est toujours vivant. Mais, selon Milo, il n’est plus dans son corps non plus…

Un petit bruit métallique s’est fait entendre quand j’ai attrapé le collier. Greg, qui s’est levé pour terminer de se préparer pour la nuit, a vu la petite rondelle de métal tomber par terre. Il la ramasse, la regarde un instant, puis la pose dans la coupelle ou elle se trouvait.

Je la prends à mon tour. Je n’ai fait que la regarder jusque-là. Dès que je touche l’anneau noirci par le temps, je sais. Je l’enfile sur mon annulaire, où elle se range à côté de la bague mosaïque. C’est incompréhensible, et merveilleux. J’avais toujours porté en moi l'étrange conviction que je la retrouverais.

Je répète doucement “je le savais, je le savais…”

Méconnaissable sous la patine des siècles, l’alliance de lapis-lazuli conçue et donnée par Brisart a retrouvé sa place.

 

 

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Edouard PArle
Posté le 25/10/2024
Coucou Annececile !
J'ai adoré ce chapitre ! Je rejoins Aryell sur les perles, même si la lecture sur plusieurs années de cette histoire ne m'aide pas à me souvenir de tout non plus xD Un peu dommage parce que c'est hyper bien écrit et je vois toute l'importance que cet objet a pour Max.
J'ai adoré les évocations de Brisart, on sent l'importance qu'il continue de voir pour Max même tant de siècles après sa mort. Le fait qu'elle croie l'avoir revu après c'est aussi touchant que mystérieux. Le moment où Max se demande ce qu'elle ferait s'il revenait, avec Greg, est hyper intéressant et compréhensible.
L'enjeu de l'argent perdu aide à donner de l'intérêt à cette fin d'histoire malgré la chute de la majorité des ennemis de Max. Je me demande comment ça va tourner avec Katsumi.
Mes remarques :
"Elle sent que j’ai besoin de réconfort, et aussi de mettre mes priorités dans le bon ordre : le centre de l’univers ronronne dans mes bras." super tournure !!
"Où est Akira, son esprit généreux, son affection pour moi, nos souvenirs ? Il n’est pas dans l’au-delà puisqu'il est toujours vivant. Mais, selon Milo, il n’est plus dans son corps non plus…" très touchant ce passage
Toujours un grand plaisir !
A bientôt (=
annececile
Posté le 18/11/2024
Merci de ton commentaire! Je sors de trois semaines eprouvantes et ca fait plaisir de retrouver PA, ou je vois que tu n'as pas chome! Je reprends mes lectures.... A tres bientot!
Edouard PArle
Posté le 18/11/2024
Courage alors ! A très vite (=
Aryell84
Posté le 19/10/2024
Hello!!
Grande joie de voir la publication de ce nouveau chapitre!
Toujours tellement de questions! C'est rassurant de savoir que tout le patrimoine d'Akira et Max n'est pas perdu, mais c'est rageant de voir Katsumi s'approprier leur histoire en prenant cet argent. Et l'attente de l'amélioration de l'état d'Akira est si dure!!!
J'avoue que ne me souviens pas d'où viennent ces perles et quand elle avait perdu l'alliance de Brisart ^^ du coup ça reste un peu mystérieux... Sur Brisart lui-même et son étrange apparition au moment de l'explosion, je me demande s'il n'est pas une sorte de Familier (c'est la seule hypothèse que j'ai trouvée pour l'instant, vu que Max dit que ce n'est pas possible qu'il ait été un Semblable)
Hâte de lire la suite!
annececile
Posté le 20/10/2024
Merci de ton commentaire, ca aide a me rendre compte de ce qui est clair ou pas quand on lit cette histoire, avec de longues pauses entre les chapitres! Les perles sont recentes, un cadeau d'Akira lorsqu'il s'est marie avec Katsumi. L'alliance a ete volee lorsque Brisart est mort (donc c'est vrai que ca remonte a loin dans l'histoire). J'aime beaucoup ta suggestion sur le "statut" de Brisart!
Merci mille fois!
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