Annyaëlle regardait Saule d’un air inquiet. Ses traits avaient repris une apparence plus familière, plus humaine, mais elle ne parvenait pas à effacer de sa mémoire la lueur mauvaise qu’elle avait lue dans ses yeux quelques heures auparavant. C’était comme si elle avait perçu un aspect de l’aspirant qui lui était encore inconnu jusque là. Une facette sombre qui étrangement ne la surprenait pas tant que ça. Annyaëlle continuait de l’observer en silence, peut-être espérait-elle lire en lui, le comprendre davantage. Elle ne le jugeait pas, bien au contraire. Il lui avait sauvé la vie aujourd’hui, avait pris des risques, et elle lui en était infiniment reconnaissante. Elle-même était incapable d’imaginer jusqu’où elle pourrait aller pour sauver quelqu’un de proche, peut-être beaucoup trop loin.
Ils étaient assis côte à côte sur le lit de sa chambre pendant qu’elle finissait de s’occuper de sa blessure. La plaie était assez profonde, mais il n’avait pas eu la patience de rester auprès des guérisseurs. Au moins, ils leur avaient assuré que la lame n’était pas empoisonnée et avaient nettoyé la blessure. Annyaëlle terminait soigneusement l’épais bandage qui couvrait l’avant-bras gauche de l’aspirant. Elle regrettait qu’il n’y ait pas de guérisseurs affiliés à l’eau ici, qui auraient pu lui permettre de récupérer plus vite. Les natifs de Piques semblaient sous-estimer les autres Affinités même pour ce genre de choses, déplorait-elle.
Annyaëlle fixa Saule et son air détaché un long moment. Elle brûlait de lui demander par quel miracle il s’était trouvé présent lors de l’accident sur le marché. Il ne devait pas l’y accompagner ce jour-là et elle ne lui avait pas dit qu’elle s’y rendait. L’avait-il suivi ? Annyaëlle était presque certaine que Saule avait remarqué le changement dans sa relation avec le Duc même s’ils restaient discrets. Alors pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ? Et pourquoi s’était-il retrouvé là, assez prêt pour intervenir ?
Pour l’heure, Annyaëlle restait silencieuse. Ses questions n’avaient pas d’importance, elle savait très bien ce qui aurait pu se passer si Saule n’avait pas été là. Et s’il s’était blessé, c’était pour la protéger. Elle serra les dents, cet incident lui en rappelait furieusement un autre, le jour où Liam s’était interposé entre un Kreiis et elle. Ce jour-là, le jeune commandant avait mis sa vie en jeu sans réfléchir pour la sauver. Au moins, Saule n’agissait pas de façon aussi inconsidérée, mais elle ne devait pas laisser ça se reproduire. Annyaëlle prit la main de l’aspirant dans la sienne et la serra doucement.
— Merci, souffla-t-elle.
Saule se redressa et tourna son regard vers elle, comme si sa voix l’avait soudain ramené à la réalité. Il lui sourit et pressa sa main en retour, puis il sembla lire dans ses pensées et fronça sévèrement les sourcils.
— Tu devrais être plus prudente lorsque tu te balades avec le Duc.
— Oui, tu as raison, s’excusa-t-elle. Je n’étais pas sur mes gardes.
Le regard du jeune homme se fit plus intense, presque menaçant.
— Je ne m’excuserais pas de t’avoir suivi.
— Je sais et je ne te le demande pas. Je suis contente que tu aies été là, lâcha Annyaëlle dans un sourire.
Saule soupira.
— Annya, tu te rends bien compte que ce que tu fais peut-être dangereux, n’est-ce pas ?
— Ce que je fais ?
Cette fois, il la foudroya clairement du regard. Il la dévisageait comme si elle était inconsciente.
— Je me fous de votre relation, s’énerva Saule, mais être dans l’entourage du Duc n’est pas sans conséquence. Il y a beaucoup de rumeurs qui circulent sur lui, tu sais, et il doit probablement être entouré d’ennemis.
Annyaëlle haussa un sourcil, surprise, elle n’avait jamais vu Saule réagir de cette manière. Sans s’en rendre compte, il serrait plus fort sa main, il s’inquiétait vraiment.
— Tu fais confiance à des racontars ?
— Annya, tu me connais mieux que ça, s’irrita le jeune homme. Quelqu’un a tenté de te tuer aujourd’hui et je ne sais pas encore si tu étais visée pour laisser le Duc sans défense, ou bien… si tu étais véritablement la cible.
Annyaëlle resta silencieuse, elle aussi s’était posé la question. Il y avait d’abord eu l’assassinat manqué de Naerys, puis ça. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si c’était vraiment elle que l’on avait cherché à abattre aujourd’hui et non le Duc. Pourtant, Saule avait raison, Erkhän semblait avoir de nombreux ennemis et malgré ce qu’elle connaissait de lui et ce que lui disait son cœur, les rumeurs ne naissaient pas de nulle part. Mais c’était elle que la lame avait failli atteindre. Comment des assassins avaient-ils pu la retrouver ici, sous le couvert de l’anonymat des membres de la Confrérie et à l’abri d’une cité du Nord ? C’était peu probable.
Annyaëlle n’avait jamais su l’étendue des connaissances de Saule sur sa véritable identité, ils n’en avaient jamais parlé, mais à cet instant il sembla lire dans ses yeux que cette hypothèse était possible.
— Écoute, tu as confiance en mon jugement, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Annyaëlle pressa sa main plus fort et le regarda comme si la question ne se posait pas.
— Évidemment !
— Fais attention, je t’en prie. Erkhän ne m’inspire aucune…
La porte de la chambre s’ouvrit à la volée et le Duc entra en trombe dans la pièce, coupant net Saule au milieu de sa phrase. Il avait bien plus fière allure que sous l’épaisse cape grossière qu’il avait rechigné à enfiler pour se rendre discrètement au marché. Erkhän arborait de nouveau son long manteau noir aux broderies argentées dont il ne se séparait presque jamais, mais sa mine était épouvantable. Sa peau semblait encore plus pâle que d’habitude et sa mâchoire anguleuse était crispée d’un mélange de peur et de colère. Ses poings étaient si serrés que ses bagues semblaient s’enfoncer dans sa chair.
— Tu étais donc là !
L’émotion vive de sa voix s’évanouit dès qu’il repéra Saule. Erkhän s’était sans doute attendu à tout, sauf à le trouver là, dans la chambre d’Annyaëlle. Son regard glissa jusqu’au bras abîmé de l’aspirant et son expression se durcit en remarquant leurs deux mains serrées. Il dévisagea Saule d’un regard si terrifiant qu’il surprit Annyaëlle. Elle envisagea de se lever pour mettre fin à la tension inutile qui se développait dans la pièce, mais Saule l’en empêcha d’une pression. Il n’avait pas quitté des yeux le Duc, comme si un message silencieux passait entre eux et Erkhän faisait visiblement un effort surhumain pour ne pas répondre à son air de défi.
Annyaëlle sentait qu’Erkhän était à bout de nerfs. Il aurait sans doute suffi qu’il s’agisse de n’importe qui d’autre pour qu’il laisse la colère le submerger, mais elle se doutait qu’il n’en ferait rien. Saule était un membre de la Confrérie, il était intouchable, et il n’avait jamais réagi avec autant de violence, du moins, pas devant elle. Avait-il toujours été ainsi ? Enfin, Saule relâcha sa main. Erkhän suivit son geste, et, au prix d’un ultime effort, serra les poings pendant qu’il composait une expression faussement joviale sur son visage.
— Aspirant, permettez-moi de vous remercier pour votre intervention, articula-t-il d’une voix blanche. Si vous n’aviez pas été là, la journée aurait pu se terminer de manière plus… funeste. Vous avez toute ma reconnaissance. Espérons que votre blessure soit superficielle.
Bien qu’il bouillonnait intérieurement, Annyaëlle était certaine que ces mots étaient sincères. Erkhän posa sur elle un étrange regard partagé entre plusieurs émotions, puis serra les dents. Elle rêvait de pouvoir se précipiter vers lui pour le rassurer et Saule dû le sentir, car il se leva.
— Ne vous inquiétez pas, Duc Erkhän, je guérirais vite. On se voit plus tard, dit-il à Annyaëlle en se tournant vers elle.
Tout dans ses traits semblait vouloir rappeler à l’aspirante de se méfier. Il quitta la chambre et le Duc ferma soigneusement la porte derrière lui avant de se ruer vers Annyaëlle, qu’il serra si fort contre lui qu’elle en eut le souffle coupé.
— Pourquoi es-tu parti ? J’étais inquiet !
Le ton était brutal, masquant difficilement la tension qui avait envahi Erkhän. Annyaëlle ne put retenir un sourire, touchée par sa réaction. Elle ne pouvait s’empêcher d’apprécier l’importance qu’elle semblait susciter chez le jeune Duc et cette pensée fit battre son cœur un peu plus fort.
— Je ne pouvais pas laisser Saule partir seul à la poursuite de l’assassin, murmura-t-elle d’une voix douce.
— Bien sûr que si ! s’énerva aussitôt Erkhän.
Annyaëlle se dégagea. Avait-elle bien entendu ?
— Tu n’es pas sérieux ?
— Et pourquoi ne le serais-je pas ?
— Je n’abandonne pas un camarade, qui plus est blessé, rétorqua-t-elle en maîtrisant la colère qui montait brusquement en elle tant cette remarque la révoltait. Et tes soldats étaient là pour te protéger.
— Tu aurais pu te mettre en danger !
Les yeux bleus d’Annyaëlle s’assombrirent, révélant la tempête qui menaçait d’éclater d’un instant à l’autre. La fureur d’Erkhän était contagieuse et cette fois elle ne pouvait pas le laisser dire sans rien faire.
— Pour qui me prends-tu ? Serais-je une aspirante de la Confrérie par pur hasard ? Je suis parfaitement capable de me défendre, gronda-t-elle.
— Mais rien ne t’oblige à sauter dans ce genre de situation.
— Que crois-tu que je ferais quand je serais devenue une Ombre ?
Erkhän la dévisageait d’un air si dur et froid qu’il en devenait méconnaissable.
— Tu devrais peut-être renoncer, trancha-t-il.
Son ton souffla instantanément la colère qui s’était emparée de l’aspirante. Elle découvrait une nouvelle facette de lui, bien différente de ce qu’il lui avait toujours montré jusque là. Les yeux du Duc reflétaient quelque chose qu’elle n’aimait pas. À travers eux, elle eut l’impression de n’être qu’une pauvre petite chose fragile, trop faible, qu’il avait décidé de prendre sous son aile. Elle refusait de voir ça, pas venant de lui, ça lui était intolérable. Quand elle s’écarta, Erkhän dû lire quelque chose en elle, sa déception peut-être ou son calme soudain, car sa fureur s’évapora elle aussi.
Annyaëlle se détourna de lui et se dirigea vers les arcades qui entouraient les fenêtres avant de s’y appuyer en plongeant son regard vers l’extérieur. Elle n’observait rien de particulier, elle se sentait juste lasse, affligée par tout ce qu’elle venait d’entendre. Son cœur se serrait douloureusement, comme s’il semblait prêt à se déchirer d’un instant à l’autre, mais elle tenait bon, il le fallait.
Erkhän observait la jeune femme qui lui tournait le dos. Son changement d’attitude avait miraculeusement désamorcé la frustration qui avait grandi en lui au fil des heures. Il resta immobile un moment, sans véritablement savoir quoi faire. Il avait beau réfléchir, il ne comprenait pas pourquoi il s’était énervé. D’ordinaire, il se félicitait d’être maître de lui-même en toute circonstance et contrôlait parfaitement les émotions qu’il souhaitait montrer, or ça avait été un échec total. Toute cette histoire n’aurait pas dû le toucher autant.
Erkhän se dirigea à son tour vers la fenêtre et attrapa délicatement la taille d’Annya, serrant son dos contre lui. Il posa doucement son menton dans le creux de son cou et soupira.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas être désagréable.
Il se mit à rire intérieurement, depuis quand s’excusait-il de quoi que ce soit ?
— C’est juste que…, reprit-il, tu as été mise en danger par ma faute.
Erkhän attendit que ces mots fassent leur effet. Il ne s’était pas trompé, comme il s’y attendait, elle se tourna vers lui, le visage adouci.
— Tu n’as rien à voir là-dedans, contra-t-elle.
— Bien sûr que si. Mon monde est rempli de complots et de trahisons. Mon titre ne m’a pas donné que des privilèges, mais aussi des ennemis redoutables. Je sais que tout ceci doit te sembler bien étranger, pourtant c’est comme ça que fonctionne ce royaume. Et aujourd’hui, je ne sais pas si un nouvel ennemi a eu l’audace d’attenter à ma vie en plein milieu de ma cité où s’il espérait m’affaiblir en te visant toi, avoua-t-il en caressant sa joue.
Erkhän s’étonnait lui-même de sa franchise, mais elle sembla avoir un impact bénéfique sur la jeune femme. Annya réfléchissait à ce qu’il venait de lui dire, mais s’abstenait de répondre. Elle avait sans doute déjà pensé à cette hypothèse.
— Mes gardes auraient dû intervenir, poursuivit-il. Ces idiots n’ont pas réagi, car la menace ne me concernait pas directement. Ils paieront pour ça.
— C’est inutile, tout le monde va bien, s’empressa de répondre l’aspirante, une lueur inquiète dans le regard. Ils n’ont fait qu’obéir à leurs ordres.
Erkhän fronça les sourcils, il n’était pas d’accord avec ça. Il comptait bien s’occuper d’eux personnellement et s’assurer qu’ils ne commettraient plus une telle erreur, mais ce n’était pas le moment d’y penser. Avec toutes ces choses qui étaient venues bouleverser ce qu’il avait prévu, il n’avait pas pu s’occuper de l’essentiel. Il adressa son plus beau sourire à Annya.
— Ce n’est peut-être pas le bon moment, mais j’avais un cadeau pour toi.
La jeune femme le fixa, étonnée. Erkhän s’éloigna et ouvrit le dernier tiroir d’une commode avant d’en sortir un magnifique coffret d’ébène sculptée. Il l’avait fait déposé le matin même, pendant les entraînements quotidiens d’Annya, et pensait le lui offrir à leur retour du marché.
Erkhän prit son temps afin d’être certain de monopoliser toute l’attention de l’aspirante, et quand ce fût fait, il l’ouvrit délicatement, révélant deux dagues incurvées de différentes tailles. Elles étaient magnifiques, un véritable travail de maître. Annya observait les curieuses lames noires au tranchant affûté, dont il savait qu’elles étaient redoutablement acérées. À son expression, elle semblait se demander de quel matériau elles étaient faites.
— C’est du zarium, expliqua-t-il comme s’il lisait ses pensées.
Annya saisit l’une des deux dagues et la fit doucement glisser entre ses doigts, testant son poids et son équilibre. Il savait que celui-ci était parfait. La garde était finement sculptée, incrustée de quelques pierres de lunes discrètes qui ne gênait pas la prise en main de l’arme, il y avait veillé. Elle fit jouer le reflet du métal aussi noir que l’obsidienne, révélant quelques mots gravés en langue ancienne. Erkhän ne la quittait pas des yeux.
— Qu’est-ce qui est écrit ?
— C’est une formule que l’on retrouvait sur des armes particulières. Elle souhaite que la lame et son hôte ne fassent qu’un seul être, aussi tranchant que protecteur.
Annya acquiesça et reposa la dague. La jeune femme avait les yeux émerveillés.
— Elles sont magnifiques.
Erkhän exultait intérieurement. Il savait qu’il avait bon goût, mais il avait tout de même craint qu’elle ne les refuse ou qu’elle ne les aime pas.
— Ces lames sont typiques de mon royaume, ajouta-t-il, même si nous n’avons plus réellement le droit d’en produire. Ici, il était coutume de leur donner un nom. Celles-ci se nomment Lamerei.
L’aspirante avait du mal à détourner le regard des deux dagues. Il pouvait lire dans ses yeux l’irrésistible envie de tester leur tranchant et leur maniabilité.
Le zarium était un métal volcanique assez rare, d’un noir presque immaculé, mais si on le regardait sous certains angles, on pouvait distinguer quelques veines argentées sur sa surface. S’il avait eu un quelconque intérêt à apprendre le maniement des armes, Erkhän aurait sans aucun doute choisi ce métal-là, lui aussi. Un matériau particulièrement résistant et d’une beauté peu commune. En revanche, il n’aurait pas choisi quelque chose d’aussi discret ou aurait fait ajouter quelques pierres de plus. Ça n’avait pas été évident de trouver quelque chose d’aussi dépouillé.
Les deux dagues n’étaient pas les seules choses qui se trouvaient à l’intérieur du coffret. Il contenait également deux fourreaux noirs, alternant élégamment les reflets mats et brillants le long de fines gravures. Nul autre ornement ou pierre précieuse ne venait les habiller.
— Sans t’offenser Erkhän, ses lames ne te ressemblent pas, lui fit remarquer Annya en souriant. Elles sont bien trop sobres pour toi.
Erkhän soutint son regard, amusé. Était-ce une nouvelle façon d’essayer de refuser l’un de ses cadeaux ?
— C’est vrai, avoua-t-il en se pencha vers elle. Mais elles ne sont pas pour moi.
Il déposa le coffret entre les mains d’Annya.
— Elles seront parfaites pour toi, poursuivit Erkhän. Et je pense, assez discrètes pour être tolérées par la Confrérie de la Lune. Accepte-les, je t’en prie, ne refuse pas encore un de mes présents.
Erkhän avait parlé d’une voix douce et envoûtante, et la jeune femme serra le coffret contre elle. Il devinait qu’elle n’avait jamais dû recevoir quelque chose d’aussi précieux, qu’elle pensait ne pas devoir l’accepter, mais qu’elle ne se sentait pas le cœur à refuser. Il sourit quand son regard brillant d’émotion se leva vers lui.
— Je serais fière de les avoir à mes côtés.