À la périphérie de Rhystaen, le campement des nouvelles recrues de la Confrérie grouillait de monde. Comme l’avaient ordonné les Grands-Maîtres, les aspirants étaient progressivement rappelés du continent, et en particulier ceux affectés dans les zones les plus dangereuses. La plupart d’entre eux avaient du mal à comprendre ce qu’il se passait réellement, et beaucoup étaient submergés par l’angoisse à l’idée de devoir passer la cérémonie de la Marque des Ombres plusieurs mois avant la date prévue.
Kaärna observait toute cette agitation de loin, sans réellement y faire attention. Elle avait d’autres choses à gérer. Pour elle, c’était l’heure de la dernière chance. Après la cérémonie il n’y aurait plus de retour en arrière possible, elle serait enfin acceptée ou elle échouerait, mais l’entre d’eux ne lui serait plus permis. L’incertitude prendrait fin, lui révélant définitivement si elle était réellement digne de s’épanouir au sein de la Confrérie.
Du coin de l’œil, elle remarqua les Sélinos, maître des portails, essayant de calmer la panique des aspirants de leurs mieux, et même quelques Mélétis qui étaient venus leur prêter main-forte. C’était les Su’en qui s’occupaient d’eux en temps normal, mais ils étaient tous disséminés sur le continent pour lutter contre les Kreiis. Des inconnus auront du mal à calmer les jeunes recrues, pensa-t-elle, même si elle savait qu’il n’y avait pas d’autres alternatives. Elle s’étonnait déjà de voir des Mélétis en dehors de Rhystaen, elle ne les avait jamais vus s’approcher si près du campement.
Une seule personne pouvait parvenir à les rassurer, Niila, l’Ombre qui prenait en charge tous les aspirants à leur arrivée. Elle était d’ailleurs au milieu d’eux, adressant sourires et paroles réconfortantes. Bientôt, ils apprendraient qu’elle était en réalité l’un des trois Grands-Maîtres de la Confrérie de la Lune, mais pour le moment ils n’en savaient encore rien.
Les aspirants s’étaient instinctivement rassemblés par âge, et ceux de troisièmes années s’étaient écartés des autres, comme si une frontière invisible s’était soudainement érigée entre eux. Quelques-uns montraient des signes d’impatience à l’idée de recevoir la Marque des Ombres, mais la plupart ressemblaient à des condamnés sur qui une sentence irrévocable était apparue sans prévenir. Ils regardaient leurs cadets d’un air envieux, réalisant tout le temps dont ces derniers disposaient encore pour se préparer. Un temps précieux qui venait de leur être refusé.
Dans la foule, Niila repéra soudain Kaärna et se dirigea droit sur elle. Elle semblait étrangement soulagée.
— Je suis heureuse que tu sois venu si rapidement.
— Alors c’est vrai, constata amèrement Kaärna. Les aspirants de dernières années vont tous passer la Cérémonie. Ce n’est pas trop tôt ?
Son regard réprobateur en disait long sur ce qu’elle pensait de cette décision.
— Si, ça l’est. Mais la situation nous y oblige. Crois-moi, j’aurais préféré faire autrement.
— Alors, fais-le. Nous pouvons y arriver sans eux, la plupart sont loin d’être prêts.
Niila baissa les yeux quelques secondes. Kaärna pouvait sentir son abattement sans en comprendre la réelle raison. Pourtant quand le Grand-Maître la regarda de nouveau, plus aucune trace n’en témoignait.
— Nous n’avons pas le choix, rétorqua-t-elle. Tu n’étais pas là. C’est tout juste si j’ai réussi à les convaincre de ne pas pratiquer la cérémonie sur tous les autres. Ils étaient à deux doigts de leur donner les fioles afin de les tester le plus rapidement possible.
— C’est de la folie ! s’écria Kaärna. C’est bien trop risqué !
— Bien sûr que ça l’est ! Tu crois qu’ils ne sont pas conscients que la plupart n’auraient sans doute pas survécu à l’apposition de la Marque ? Ou, dans le meilleur des cas, se la serait vue refuser par manque de préparation ? Mais nous n’avons pas le choix. Je refuse de laisser d’autres aspirants mourir sur le champ de bataille. C’était une erreur de les envoyer sur le front, ils n’ont pas encore les capacités pour se défendre.
L’Ombre aux cheveux blancs fronça ses sourcils, elle n’était pas d’accord avec le Grand-Maître.
— Mais leur donner ces capacités sans leur laisser le temps de les appréhender n’a pas de sens.
Niila soupira, comme si cette joute verbale l’épuisait.
— Ils auront toujours une chance de plus de survivre, lâcha-t-elle.
Kaärna pouvait comprendre la logique de Niila et des Grands-Maîtres, pourtant elle ne pouvait pas se résoudre à croire que la solution était là. Il y avait forcément un autre moyen. Un qui ne mettrait pas en jeu la vie de la prochaine génération d’Ombres. Elle tenta d’adoucir sa voix.
— Je vous en prie, laissez-nous faire. Nous combattons déjà aux côtés des armées des royaumes de Cœur et de Carreau. Nous pourrions convaincre les autres de nous venir en aide, ils ne peuvent plus nier la menace à présent.
Niila secoua doucement la tête.
— Nous ne serons jamais assez nombreux.
— Vous n’en savez rien ! s’énerva brusquement Kaärna.
Les réactions du Grand-Maître avaient fini par avoir raison de sa patience. Peut-être était-ce la situation qui mettait ses nerfs à rude épreuve ou l’incertitude sur son avenir, mais d’ordinaire elle ne s’emportait pas aussi facilement.
Les deux Ombres se toisèrent un moment. Kaärna savait qu’elle était allée trop loin, elle n’aurait jamais dû s’adresser à un Grand-Maître de la sorte, même s’il s’agissait de Niila. En d’autres circonstances, et devant témoins, cela aurait pu lui attirer de nombreux ennuis. Mais Niila la regardait d’un air compréhensif, ce n’était pas une journée comme les autres.
— Melorran est allé voir l’Oracle.
Kaärna s’attendait tellement peu à une révélation de ce genre qu’elle esquissa un mouvement de recul.
— Quoi ? Mais c’est…
— Oui, ce n’est pas quelque chose qui se fait à la légère et il en a payé le prix, la coupa Niila d’une voix impérieuse. Kaärna, crois-moi quand je te dis que nous ne sommes pas prêts pour ce qui arrive.
L’Ombre aux cheveux blancs resta silencieuse cette fois. On ne consultait pas l’Oracle sans raison. Ces prédictions manquaient souvent de précisions, même si elles s’avéraient toujours justes, et beaucoup ne réussissaient à les interpréter correctement qu’une fois réalisées. Presque personne ne le consultait, d’une part car très peu de personnes savaient encore ou le trouver, et d’une autre parce que le prix demandé en échange de réponses était bien trop grand. En réalité, l’Oracle était devenu un mythe pour la plupart des gens, et au sein de son royaume d’origine, les parents enseignaient à leurs enfants à redouter cette chimère.
Niila s’était tue et observait Kaärna d’un regard hésitant, même si une lueur résolue brillait dans ses prunelles.
— Kaärna, il y a des choses que tu dois savoir, commença le Grand-Maître. Bientôt, les événements vont s’accélérer et j’aurais besoin de toi à mes côtés. Dès ce soir, tu deviendras enfin un membre officiel de la Confrérie et plus aucun Mélétis ne pourra se mettre en travers de ta route.
Elle soupira et poursuivit d’une voix lasse.
— Il y a tant de choses que tu ne sais pas.
Kaärna n’avait jamais vu son mentor dans cet état. Ça ne ressemblait pas à la femme forte et déterminée qu’elle connaissait. Qu’avait-il bien pu se passer en son absence ?
— Qu’est-ce qui vous effraie autant ? demanda-t-elle.
— La connaissance est parfois le pire des poisons, souffla Niila. Pardonne-moi, mais tu es la seule qui puisse m’aider. Qui puisse nous aider.
L’Ombre aux cheveux blancs se rapprocha. Tout ça commençait sérieusement à l’inquiéter.
— Dites-moi en quoi je peux vous aider.
— Pas maintenant. Je viendrais vers toi en temps voulu.
Kaärna hocha lentement la tête, elle comprenait, son avenir au sein de la Confrérie était encore incertain. Les secrets attendraient. Niila sourit et posa affectueusement une main sur son épaule, lui transmettant en silence ses encouragements pour l’épreuve qui l’attendait, puis disparut dans la foule.
Le reste de la journée passa sans qu’elle s’en rende compte. Le soleil tomba bientôt à l’abri des arbres, emportant avec lui sa chaleur réconfortante, et la lune s’éleva dans le ciel, puissante inquisitrice. Les sons faiblirent eux aussi, comme si l’île tout entière retenait son souffle pour ce qui allait suivre. Les aspirants de dernière année furent invités à suivre les Ombres et Kaärna leur emboîta le pas. Elle vivait la scène dans un état second, revivant un souvenir dont elle n’avait pas envie de s’approcher. L’instant d’après, elle était avec tous les autres, immobile autour d’un cercle de pierre. Un à un, les aspirants se présentaient devant les Grands-Maîtres et s’y agenouillaient pour recevoir la Marque.
Pour la toute première fois, Kaärna vit le visage de Niila se tordre de tristesse et de remords au fur et à mesure que les aspirants se voyaient refuser la Marque des Ombres par les Esprits. Même les deux autres Grands-Maîtres semblaient pâlir sous l’éclat de la lune. Kaärna sentit son cœur se serrer, il n’y avait jamais eu autant d’échecs.
La jeune femme aux cheveux blancs pouvait lire et comprendre le désespoir qui envahissait les aspirants, désormais privés de leur avenir au sein des Ombres. Qu’allaient-ils devenir ? Des soldats ? Des mercenaires ? Ou retourneraient-ils à une vie plus simple ? Il n’était pas rare que les armées des différents royaumes recrutent d’anciens aspirants, de jeunes gens parfaitement entraînés que la Confrérie n’avait pas su accepter, à tort ou à raison. Elle-même, que ferait-elle ? Kaärna n’avait pas la réponse à cette question, sa vie entière était vouée à la Confrérie. Inconsciemment, elle se remémora les passages qu’elle avait découverts dans l’un des livres anciens de la Grande Bibliothèque de Rhystaen. À une époque, ceux qui échouaient pouvaient devenir autre chose, elle ne savait pas exactement quoi, mais on leur permettait quand même de servir la Confrérie. Un vague sentiment de colère et d’incompréhension l’enveloppa, c’était injuste.
Mais la cérémonie continua, excluant toujours plus d’aspirants. Grâce à son Affinité, Kaärna avait la particularité de sentir l’intensité de la puissance de la Marque à l’instant ou elle était laissée par les Esprits. Et jusqu’ici, ce n’était pas brillant. Elle se souvenait de l’année précédente, et aucune nouvelle empreinte n’égalait celles reçues lors de la dernière génération d’Ombres.
C’était très inquiétant, mais Kaärna savait qu’il y avait sans doute plusieurs raisons à cela. En premier lieu, la puissance de la Marque dépendait du lien créé entre l’aspirant et l’Esprit-Guide, consciemment ou non. C’était sans doute là la plus grande différence, car les aspirants avaient perdu de précieux mois de préparation dans ce but. Et puis, il y avait la puissance de l’Affinité ancrée en eux et tous n’étaient malheureusement pas égaux sur ce point. Quoi que l’on en dise, le temps nécessaire à la recherche de l’Esprit pouvait faciliter cette deuxième étape, car sans lien suffisamment fort, un faible affilié était incapable de recevoir la Marque des Ombres. Et c’est justement ce qui venait d’être négligé par les Grands-Maîtres.
Kaärna souffla de dépit devant son impuissance. Était-ce vraiment les sauver ou les empêcher de devenir des Ombres prometteuses ?
Une autre chose l’étonna plus encore. Parmi ceux qui avaient eu la chance de recevoir leur marque, tous sans exception arboraient celle des Su’en. Certes, aucun Mélétis, si elle ne comptait pas sa demi-marque, n’était apparu depuis des dizaines d’années, mais une sorte d’équilibre s’était créé entre la naissance des Su’en et des Sélinos. Les Esprits jugeaient donc que la Confrérie de la Lune manquait cruellement de guerriers pour affronter les événements à venir et cela ne présageait rien de bon. En levant les yeux, Kaärna comprit à l’étrange expression des Grands-Maîtres qu’ils s’y étaient attendus. Que leur avait donc dit l’Oracle ?
Son esprit était submergé de tellement d’interrogations sans réponse, qu’un instant, elle oublia presque que pour elle aussi, l’heure était venue.
— Aspirante Kaärna, l’appelèrent-ils.
Kaärna se raidit lorsqu’elle entendit son nom, mais ne se démonta pas. Sous le regard braqué de ses frères et sœurs, elle entra et s’avança jusqu’au centre du large cercle de pierre. Comme les autres avant elle, elle s’agenouilla face aux Grands-Maîtres et attendit en silence. Son corps était baigné par la douce lueur de la lune et elle disparaissait presque sous l’éclat de ses longs cheveux blancs.
Ce n’est que là qu’elle remarqua qu’elle était la seule à revêtir les habits d’Ombre, mais c’était normal, elle n’était plus aspirante depuis longtemps. Les autres ne portaient qu’une épaisse tunique dont le haut du dos était lacé et un pantalon aux teintes sombres, ainsi qu’une ceinture vide à leur taille. Elle aussi avait dû s’habiller de la sorte lors de sa première cérémonie.
Près d’elle, des Mélétis s’agitaient sans bruits, purifiant son être à l’aide d’encens à l’odeur puissante et censée attirer les Esprits. Elle sentait sur elle leurs regards brûlants. Beaucoup d’entre eux étaient contre ce nouveau rituel, persuadés qu’elle avait déjà été rejetée, indigne de recevoir une marque complète. Mais ce n’était jamais arrivé auparavant et le doute substituait, même auprès de ceux qui la repoussait le plus.
Enfin, l’un d’eux s’approcha et s’agenouilla devant elle. Son expression était sceptique, mais sans aucune hostilité et cela soulagea momentanément Kaärna. Dans chacune de ses mains se tenait une fiole et il lui tendit la première. Elle la porta à ses lèvres sans hésiter, masquant ainsi l’appréhension qu’elle ne pouvait s’empêcher de ressentir, et sentit l’épais liquide argenté du Trace-Rêves couler le long de sa gorge. Le silence se fit dans la clairière, ne laissant que le faible bruissement des feuilles agiter la nuit. Peu à peu, elle tomba dans l’état second qui lui était familier.
Kaärna savait à quoi s’attendre, elle avait déjà vécu ce moment. Pendant qu’elle luttait contre le sommeil, le Mélétis se pencha vers elle et l’aida à boire la seconde fiole, celle qui permettait à l’Esprit de laisser son empreinte sur elle.
De longues minutes s’écoulèrent, interminables. Kaärna faisait son possible pour garder conscience, mais c’était une lutte de tous les instants. Sous l’effort, des gouttes de sueur perlaient de son front et de sa nuque, sa vision se troublait et elle se forçait à cligner des yeux pour rester concentrer. Puis soudain, Kaärna se tordit en avant, hoquetant de douleur. Ça ne dura que quelques secondes, mais son corps sembla prendre feu de l’intérieur et des milliers d’aiguilles parcoururent sa peau et ses os. Personne n’esquissa le moindre geste.
Lorsqu’elle se redressa, vaporeuse, tout le monde retenait son souffle. En réalité, Kaärna ne s’en rendait pas vraiment compte, trop occupée à ne pas s’écrouler, et remarqua à peine Niila se lever. Elle secoua la tête sans parvenir à chasser totalement la brume qui enveloppait son esprit et ouvrit sa main droite. Elle ne savait pas trop si c’était pour se rassurer ou un simple réflexe, mais y voir la Marque des Mélétis qu’elle avait reçus un an plus tôt la soulagea. L’instant de vérité était venu. Elle fixa durement son poing gauche, morte de peur, inspira profondément et écarta ses doigts.
Kaärna cligna plusieurs fois des yeux, sans comprendre ce qu’elle regardait. Les voix s’éveillaient tout autour du cercle de pierre, perturbant le peu de concentration qu’elle peinait à conserver. Puis enfin, elle comprit. Aucune marque n’avait complété sa paume gauche. Les larmes inondèrent ses cils avant même qu’elle ne saisisse entièrement toute l’horreur de la situation. Kaärna aurait voulu se recroqueviller et disparaître, ne plus sentir tous ces regards braqués sur elle. Elle aurait voulu fuir, mais la cérémonie l’avait rendue trop faible pour esquisser le moindre mouvement.
La jeune femme se referma sur elle-même et se coupa du monde extérieur. Inconsciente de l’agitation qui continuait de s’étendre autour d’elle, Kaärna n’aperçut pas Niila se dresser à la frontière du cercle et interpeller les Mélétis qui s’y trouvaient. Le Grand-Maître la regardait d’un air déterminé, la mâchoire crispée par l’inquiétude.
Le Mélétis le plus proche de Kaärna haussa les épaules et inspecta chacune de ces mains, les laissant ensuite retomber sans ménagement. Elle se laissait faire sans rien dire, quelque chose en elle s’était brisé. Il n’était nullement troublé par le visage dévasté de Kaärna et sans plus de douceur, il souleva la lourde masse de cheveux blancs dans le dos de la jeune femme et la laissa retomber sur son épaule. Elle l’entendit vaguement marmonner quelque chose et adresser un signe aux Grands-Maîtres. Même dans l’inconscience, Kaärna arrivait à sentir que quelque chose clochait. Des doigts se posèrent le long de sa nuque.
À la base de son cou, la Marque des Ombres venait d’apparaître, et cette fois, celle-ci était complète.