Skadi essuyait la lame de sa dague dans la fourrure blanche de sa tunique. Elle aurait préféré qu'il se fût agit de Njörd. Son premier mari avait été une brute infâme et il n'aurait pas mérité davantage que de gésir ainsi, anonyme, sa mortalité exposée aux yeux de tous, dévoré par des êtres qui ne distingueraient pas sa carcasse d'une autre.
Le cheval de Vidar s'était enfuit et son retour alerterait bientôt toute la forteresse. Skadi s'enfonça dans la Forêt de Fer sans perdre une minute de plus. Elle n’avait pas le temps pour les regrets. Vidar en aurait-il eu à sa place ? En avait-il jamais eu pour qui que ce soit ? Pourtant, Skadi tremblait. Elle tremblait, en dépit de toute la hargne canalisée dans son poing. Son corps sec palpitait, habité par la pulsation affolée d'un organe longtemps réduit au silence, et qui lui écrasait les poumons contre les côtes. Cela faisait bien longtemps que Skadi entassait ses émotions comme autant de pierres au fond d'un lac. Mais le lac commençait à déborder. Elle dû s’arrêter. Le temps de se gorger de l'agréable fraîcheur de l'air et de son odeur de mousse humide. Elle enragea en sentant des larmes chaudes sur ses joues. Elle les chassa avec dégoût. Il lui fallait se montrer plus entêtée que ce corps qui défaillait, plus tenace. Aussi, poursuivit-elle sa route en ignorant le nœud dans ses entrailles et la boule qui enflait dans sa gorge.
Quand la cabane de Tanagra se présenta sur le bord du sentier, la Panthère s’était recomposé une expression neutre. Après un dernier coup d'œil par-dessus son épaule, et une grande inspiration, Skadi poussa la porte et se faufila à l’intérieur. Tanagra et Torunn étaient assises à table, les mains pressées autour d'un bol de tisane. L'inquiétude durcit les traits de l’Elfe.
« Skadi, Skadi... Tu es... Ô Skadi, que s'est-il passé ? demanda-t-elle en venant à sa rencontre. Ce sang sur ta…
— Que s'est-il passé ? demanda Torunn.
— Il faut partir, pressa Skadi en se dégageant de l'étreinte de Tanagra.
Elle se mit à arpenter l'espace exigu de la cabane à grands pas, avec la semblance d'une renarde prise au piège. Son regard blanc suspectait chaque ombre, chaque recoin. A la voir si nerveuse, Tanagra n'osa plus la toucher. Elle connaissait la nature de Skadi et l'intelligence de son instinct. Sans protester davantage, elle s'empara d'une grande poche en cuir tanné et la remplit ; de vêtements, de robes et d'étoles, d’une couverture, de bocaux poussiéreux méticuleusement sélectionnés et de ces petites babioles qui rassurent les sorcières superstitieuses.
« Ils n'ont pas accepté le marché, n'est-ce pas ? S’enquit Torunn
— Loki a foiré !
— Où est-il ?
— J'espère pour lui qu'il est déjà loin. Cet imbécile a attiré Vidar sur ses talons !
— C'est... c'est son sang, sur toi ? demanda Tanagra avec prudence.
— Quand ils le retrouveront, ils débarqueront ici.
— Je ne partirai pas avant d'avoir obtenu ce que je suis venue chercher, prévint Torunn.
— C’est sur notre trajet, rétorqua Skadi avec agacement. Dépêche-toi !
Les préparatifs s'éternisaient trop à son goût. Avec tout ce qu'elle y mettait depuis tout à l'heure, comment cela se faisait-il que le sac de Tanagra ne soit pas déjà plein ? Que faisait-elle ? Ses gestes ralentissaient. L'Elfe se laissa choir sur sa chaise, le front luisant de sueur.
« Torunn, va faire le guet ! ordonna Skadi.
La sorcière les regarda, tour à tour, et, après avoir rassemblé ses quelques affaires, s’exécuta.
« Dépêchez-vous ou j'irais seule trancher la gorge à ce sale rat !
— Tu n'as pas intérêt ! »
Skadi la suivit des yeux et écouta le bruissement de ses pas jusqu'à s'assurer de sa bonne distance. C'est seulement là qu'elle s'assit aux côtés de Tanagra et qu'elle pressa vivement sa main ; cette main qu'elle ne supportait pas de voir trembler.
« J'ai tellement peur, si tu savais, confia Tanagra.
Skadi acquiesça doucement, stupidement béate, subitement aphone. Elle aurait voulu murmurer à Tanagra qu'elle ne craignait rien, que tout se terminerait bientôt. Qu'elle la garderait de tous les dangers. Mais elle avait déjà failli à cette tâche. La rondeur de son ventre, plus proéminente chaque jour, la dégoûtait. La terreur qui saccadait la respiration de Tanagra renvoyait Skadi à ses propres années d'impuissance. A sa propre culpabilité. En ne faisant rien, elle avait permis.
« Regarde-moi, je t'en prie, Skadi.
— Je ne peux pas, laissa-t-elle échapper.
Une digue venait d'être emportée. Détruite par une accumulation de chocs, submergée d’un seul coup. Les vagues emportèrent Skadi et l’espace d’une fraction de seconde qui lui sembla une éternité, elle crut perdre pieds.
« Je suis désolée. C'est ma faute.
— Que dis-tu là ?
— J'aurais dû le faire…C’est ma faute s'il t’a...
— Ce n'est pas ta faute, Beauté. Je te l'ai déjà dit.
— Si.
— Ecoute-moi, insista Tanagra avec un brin de sévérité. Ce n'est pas ta faute. Quelle raison aurais-je de te mentir ?»
Avec un mélange de tendresse et d'autorité, elle releva le menton de son amante. Tanagra voulait voir ses yeux. Ses yeux blancs, ses prunelles transparentes qui ne rescellaient aucun mensonge. Du pouce, elle lui massa doucement la joue, appréciant le dessin ciselé de ses pommettes. Un sourire se dessina sur ses lèvres quand enfin, lui revint ce regard. Seulement, elle regretta de voir les larmes disparaitre sous ses paupières. Il fallait qu'elles sortent, qu'elles ruissellent au lieu de stagner et d'étouffer Skadi. Tanagra s’était déjà fait le serment de se tenir à ses côtés lorsque cela se produirait.
« Je voulais te demander quelque chose. Je voudrais... qu'après tout ceci, tu m'accompagnes. Chez ma sœur, Gullveig.
— Elle saura le faire ?
— Elle le fait tous les jours, fit Tanagra, le ton faussement léger. Ensuite, nous pourrons réellement n'être que toutes les deux. Nous irons où nous voudrons. Je te montrerai Svartalfheim et la maison où j'ai grandi, si tu le désires. Nous irons partout, nous danserons sous les pluies, nous vivrons nues au bord d'une rivière, nous nous aimerons devant un feu, sur des fourrures soyeuses, nous rirons, nous crierons, nous cueillerons, nous chasserons, nous pêcherons. Et à la fin, nous serons vieilles toutes les deux. Qu’en penses-tu ?
— Ce serait merveilleux.
- Alors accepte. S’il te plaît.
- D’accord. »
Dans la pénombre de la cabane, elles échangèrent quelques larmes et autant de baisers. Si ce foyer restait derrière elles, elles n’en éprouvèrent aucun désespoir. Un autre les attendait quelque part, sur une autre branche d’Yggdrasil. Un lendemain radieux suivrait. Il fallait seulement traverser l’orage pour l’atteindre.
Elles rejoignirent Torunn dehors. En dédommagement de sa patience, la sorcière exigea de Skadi un récit détaillé du banquet que cette dernière ne prit aucun plaisir à lui livrer.
Le sentier longeait un ruisseau qui trouvait sa source par-delà le territoire des Ases. Le parfum de l'herbe fraîche, gorgée de rosée, se mêlait à celui des fleurs sauvages qui parsemaient la vallée. Les premières abeilles sortaient de leur léthargie hivernale. Dans cet endroit colonisé par les descendants d’Odin, persistait encore un peu de beauté. Tanagra préférait s’en imprégner plutôt que de lever les yeux vers le sommet de la colline que le Sanctuaire de Baldr dénaturait.
Le marbre blanc, la poussière d'or sur les pavés de la cour, le granit lisse des statues à son effigie, l'eau translucide des fontaines de ses jardins renvoyaient au soleil un reflet éblouissant. Baldr se voyait comme l'astre d'Asgard et, incapable de s'en contenter, il fallait qu'il le vomisse au continent tout entier ; même le ciel en faisait les frais.
Torunn ne se laissa pas impressionner. Ce qui avait été bâti mentait. La vérité s'exprimait dans les buissons hirsutes, dans les mauvaises herbes envahissant les parterres jadis fleuris et ordonnés, dans les tâches d'humidité qui vieillissaient les pierres et dans la mousse qui en grignotaient le mortier. Colosse minéral dont l'arrogance se voyait châtiée par une nature discrète et étrangère à la résilience.
Les trois complices s'arrêtèrent en même temps. Fragmenté en mille rayons par le prisme d'autant de diamants, le soleil leur avait dissimulé celle qui les attendait. Assise sur le socle d'une statue avantageuse du dieu de la Beauté, haute comme dix hommes et placée au centre de la cour, la silhouette replète de Sif se découpait à contre-jour.
Skadi referma aussitôt la main sur sa dague.
« Qu'est-ce que tu fiches ici, Princesse ?
Sif se tordait les mains, mal à l'aise.
— Eh bien, je suis venue vous empêcher de faire une... une bêtise.
— Et tu es venue toute seule ?
— Pour être franche je m'attendais à ne trouver que Torunn, confessa-t-elle.
— Il faut croire que mon cher mari a fait plus de mal que tu ne le crois. Aller, pousse-toi. »
Skadi fonça droit sur Sif qui, à son grand étonnement, ne céda pas.
« Je t'en prie Skadi ! Ne fais pas ça !
— Si tu aimais tant Baldr, tu n'avais qu'à l'épouser !
— Ce n'est pas pour lui que je suis ici.
— Ah non ? S'étonna Torunn avec un brin de moquerie.
— Pour Frigga. Je suis là pour elle. Baldr est tout ce qu'elle a.
— Tout ce qu'elle avait, rectifia Skadi sans pitié.
— Elle perdrait définitivement la raison si son fils lui était pris.
— Je ne pardonnerai pas plus le fils que la mère, aussi sénile soit-elle devenue car un temps, elle savait ce qu'elle faisait ! Mais tu devrais nous remercier, Princesse.
— Vous remercier ?
— N'as-tu pas peur d'avoir épouser le mauvais fils ?
— De quoi parles-tu ? s'enquit Torunn.
— La Princesse Sif a de grandes ambitions, paraît-il.
— Frigga n'est plus consciente de ce qu'elle dit, argua Sif. Elle aime son fils mais elle sait, au fond d'elle, qu'il n'est pas fait pour être roi.
— Parce que Thor l'ait davantage ? s'étonna Tanagra. C’est une brute dénuée d’intelligence.
- Comme l’était son père, répondit Torunn.
- Tu marques un point.
— Frigga ne permettra pas qu’il monte sur le trône, observa Skadi.
- Alors que fais-tu ici, Sif ? insista Torunn. Viendrais-tu charmer le nouveau prétendant à la couronne ? Quand je pense que c’est Freya que vous vous accordez tous à traiter de putain…
— Vous vous trompez toutes les trois !
— Tu ne seras jamais Reine, Sif, trancha Skadi. Pas ici, pas maintenant. Jamais ! Epouser ou seulement protéger Baldr ne te hissera pas au-dessus de lui dans le cœur de Frigga. Elle ne te favorisera jamais. Tu as beau te plier à tous ses caprices, cela ne servira à rien. Elle ne te verra jamais comme sa fille car elle n'a jamais vu Thor comme son fils. C’est le fils d'Odin, pas le sien. Cela dit, tout n'est pas perdu, pour toi. »
Pantoise, Sif craignit de comprendre. D'entrevoir quelque chose à comprendre avant qu'elle n'ait pu le nommer. Troublée, elle se laissa dépasser par Skadi et Tanagra. La Panthère n’eut aucune peine à trouver son mari. Baldr lézardait, étendu sur la couche nuptiale sur laquelle se braquait la lumière d'un puit.
« Encore ivre, constata-t-elle avec dédain.
Skadi fit le tour de la chambre. Des lames jaillies entre ses phalanges, elle lacéra les toiles et les vêtements d'un geste désinvolte. Sans quitter son époux des yeux, elle renversa les bibelots, les offrandes de prétendantes, les filtres d’amour donnés par quelques amantes écervelées. Sa colère ne parvenait pas à se satisfaire de cela mais quelque chose la gardait à distance. Comment pouvait-il être si serein alors qu’elle n’était plus qu’une enveloppe tendue par la haine et par la considération de l'instant. De son importance. Du but imminent. Sa poitrine brûlait. Ses veines l'alimentaient d'un sang épais comme la lave. Pourquoi cela n'était-il pas arrivé plus tôt ? Pourquoi avait-elle accepté de rester couchée là, auprès de lui ? D'accepter les hématomes sous sa peau diaphane ? De demeurer silencieuse, de taire les cris, d'assécher ses larmes, de tolérer la douleur au plus profond de sa chair ? Skadi ne pouvait se résoudre à l’admettre. A reconnaître qu’elle n’avait pas été si différente de toutes celles qu’elle méprisait. Qu’elle l’avait aimé. Quelques jours, elle avait cru l’aimer. Quelques jours, quelques semaines, quelques mois tout au plus, elle avait accepté ses belles paroles, ses promesses et ses excuses.
Bientôt, il n'y eut plus rien à détruire dans la chambre. Aucun fracas n'avait troublé l'apparente paix sur les traits de Baldr. Dans la main de Skadi, la dague tourna. Une fois. Deux fois. Trois fois. Elle vérifia sa prise. La verrouilla. Tanagra adoucit ses doigts d'une caresse. Un souffle chaud qui l'encourageait. Qui semblait lui dire « maintenant. »
Le sifflement de sa lame entailla le silence.
« Arrête ! »
Sif venait de surgir. Son cri éveilla mollement Baldr. Le sursaut ne vint qu’ensuite, quand il comprit la scène. Skadi le fit taire en lui sautant dessus, dague plaquée contre la gorge. Avec son seul poids, elle le bloquait. Elle aurait le dessus cette fois. Il ne la renverserait pas. Ne la prendrait pas de force en se riant de sa terreur. Comment l'avait-elle permis ? Skadi grimaça en sentant son haleine encore chargée d'alcool. Et quand elle vit son grand sourire, sa face qu'elle rêvait de taillader, de réduire en charpie, elle se sentit vide. Un vide terrifiant. « Tu vas vraiment le faire, cette fois ? » lui disait-il avec les yeux. Du sang perla sous la lame.
« Tu ne m'empêcheras pas ! C'est tout ce qu'il mérite !
— Je t'en prie, Skadi. Je convaincrais Frigga de reconnaître ce qu'il t'a fait, de le faire connaître à tous, mais je t'en supplie, cesse !
— Et pour Idunn ? Et pour moi ? demanda calmement Tanagra.
Sif pâlissait de honte.
« Ceux qui ont le pouvoir de reconnaître ne le reconnaîtrons pas. »
L'Elfe s'approcha de Skadi. Placée derrière elle, elle lui prit doucement la dague des mains. L'arme glissa de sa paume moite.
« Qu'est-ce que tu fais ? fit Torunn.
— Skadi n'a pas à se salir les mains avec lui, décréta Tanagra. Il l'a déjà suffisamment salie.
— Oh, merci ! s'exclama Sif.
— Je le ferai moi-même ! enragea Torunn.
— Tais-toi ! rugit Tanagra. Le tuer est trop simple. Trop doux. Nous toutes, nous vivrons toujours avec les cicatrices, avec les souvenirs et les cauchemars qu'il a causé. Si nous le tuons, nous nous condamnons à souffrir plus que lui. Comptes-tu venger ta sœur sans faire connaître la douleur à celui qui l'a tuée ? Car moi, ce n'est pas ainsi que je conçois la vengeance, Torunn. »
Tanagra contourna le lit et planta son regard noir dans les prunelles de Baldr. S'interdisant de ciller ou de chercher à cacher l'enfant indésiré, enflant son ventre, elle refusa la peur, en cet instant. La peur, la douleur l'avaient suffisamment traversée. Il ne restait qu’elle, à présent. Baldr parut le comprendre. Il se terrait dans le silence.
« Les Asgardiens savent se montrer sévères avec ceux qui les mettent en péril, reprit Tanagra en effleurant les cheveux blonds de Baldr. Le Père et la Mère-de-toutes-choses ont eu coutume de châtier celui qu'ils estimaient traitre. La première fois que j'ai entendu la voix de Loki, elle était déformée par la plus ignoble des souffrances. Et la première fois que je l'ai vu, sa chair était à vif. Son visage déchiré par la peur et le venin. Son odeur était celle de la viande rance, de la sueur, du mal. Je l'ai libéré de son supplice. Son regard était vide. Ses larmes chaudes consumaient ses joues. Je me souviens encore de la terreur qui l'a habité des semaines durant, au moindre sifflement du vent. Rien ne l'apaisait hormis la fatigue. J'ai réparé ses os brisés, j'ai épongé son sang, soigné ses membres brûlés ; et un jour, après n'avoir entendu que ses hurlements de bête, il m'a parlée. Il m'a confié le crime qui lui avait valu son châtiment. Une petite plaisanterie, des cheveux coupés qu'Asgard a condamné sous le titre de trahison. Cette histoire t’est familière, Sif. N’est-ce pas toi qui ait exigé une telle sentence ?»
Les prunelles de Tanagra s'assombrirent. Elles s'étalaient dans le blanc de ses yeux jusqu'à les combler presque totalement. Une créature faite de ténèbres se penchait sur Baldr. Et il aurait voulu se confondre dans les draps pour lui échapper.
« Nous n'allons pas te tuer, Baldr. Mais nous te punirons. Là où sont punis les traîtres.
— Ma mère achèvera ce que mon père a commencé ! gronda-t-il en s'agitant vivement. Elle vous fera toutes brûler !
Son intervention bravache fut étouffée par un bâillon, jailli de la magie de Torunn. Elle fit apparaître d'autres cordes qui emprisonnèrent les membres de Baldr. Elles se resserraient, enfonçant leur marque dans sa chair dorée par le soleil. Tanagra se détourna enfin de lui, avec une mine écœurée.
« Va chercher la vieille Frigga, Sif. Dis-lui que justice sera rendue au coucher du soleil. Dans une caverne, sous la gueule d'un serpent qu'elle connaît bien. Et ne perds pas ton temps à prévenir qui que ce soit d'autre. Huggin et Munin me le diront si tu essaies. »