Falathon prit des forces. Vendre du Sapelli commença à rapporter. La confiance se fit. Les épices de retour de Trolie ravivèrent les sourires. Les premiers tribus de lyma en provenance d’Irin rendirent joie à chacun. Bientôt, l’identité réelle de Narhem fut totalement acceptée.
Charles Moïland restait indésirable. Avide de venger son fils, il cherchait à nuire à Narhem, sans parvenir à se trouver d’allié dans ce monde ensorcelé par les extraordinaires compétences de Narhem.
Amanda venait tous les soirs gratter à sa porte. Narhem la renvoyait systématiquement. La reine mangeait, encore et encore, déprimant, pleurant toutes les larmes de son corps. Plusieurs complots furent tentés par Althaïs, aisément déjoués. Narhem fit celui qui ne savait pas d’où ils venaient. Il ne voulait pas blesser l’ancienne reine. Elle souffrait déjà assez.
Rouk, en total désaccord avec sa femme, avait quitté Tur-Anion pour Eoxit, où il tenait l’exposition promise. Il peignait à longueur de journée et s’en satisfaisait très bien.
- Le peuple serait encore plus satisfait s’il y avait un héritier, lui susurra Katherine un matin après une excellente nuit en sa compagnie.
- C’est parce que le peuple n’a pas encore saisi le principe d’immortalité, indiqua Narhem. Je n’ai pas besoin d’héritier. Je serai encore sur le trône dans trois siècles.
- Non, répliqua Katherine fermement.
Narhem lui lança un regard surpris.
- Tu n’es pas de sang royal. Les falathens n’accepteront pas ta présence sur le trône. Tu n’es roi que par alliance. Un jour, Amanda mourra et tu perdras ton titre. Méfie-toi : le sang est essentiel pour les falathens.
Narhem plissa les yeux en se promettant d’y réfléchir. Il allait falloir trouver une solution.
- Il te suffit de coucher avec Amanda, lança Katherine. Ainsi, lorsqu’elle mourra, tu seras le père de l’héritier et ça, ça passe.
- Je ne le ferai pas, annonça Narhem.
- Pourquoi ? Des femmes, tu en as vu des…
- Je ne supporte pas le viol, rappela Narhem.
- Elle est consentante, le rassura-t-elle. Elle ne demande que cela.
- Je ne suis pas consentant, Kate.
Katherine grimaça. Elle n’avait visiblement pas vu cela dans ce sens-là.
- Pardonne-moi, murmura-t-elle. Je suis désolée d’avoir insisté. Je n’aurais pas dû.
Narhem la rassura d’un sourire.
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Les jours rallongèrent, s’étirèrent. Les températures montèrent. Il fit de plus en plus beau. Bientôt, le solstice arriva. Tur-Anion regorgeait de monde. Les rues embouteillées devenaient difficilement circulables. Tout le monde venait assister au tournoi, tant pour les combats que pour la promesse d’y voir des elfes.
Elian et son escorte arrivèrent le jour prévu. Narhem était satisfait. La cour toute entière attendait l’évènement avec intérêt. La dernière fois qu’Elian était venue, elle s’était faite griffer avant de quitter la ville par la porte de derrière.
Tout le monde savait que les elfes étaient devenus les vassaux de Falathon. Plusieurs tribus reçus l’avaient prouvé. Cependant, certains nobles restaient dubitatifs. Lorsqu’Elian se mit à genoux devant Narhem, la salle retint son souffle. Voilà qui ferait définitivement taire les murmures.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, dit Narhem en lambë.
- Bien le bonjour, Narhem, répondit Elian en ruyem.
- Lève-toi et allons voir ce tribu ensemble.
Avancer à ses côtés le comblait de bonheur. Posséder une telle merveille faisait briller ses yeux et battre son cœur. Il détacha son regard pour attraper un arc elfique.
- Nous les attendions avec impatience, indiqua Narhem.
- Ils sont longs à obtenir. Nous ne les taillons pas dans le bois. Nous demandons aux arbres de les faire… Ils poussent et nous les cueillons. Cela explique la lenteur de création.
Narhem le savait mais il garda sa réflexion pour lui. Il manipula un peu l’objet en bois avant de le tendre à Elian en indiquant :
- Je n’y connais strictement rien en arc. Fais-nous une démonstration.
Elian ne tiqua pas. Elle attrapa l’arme, rajouta la corde manquante, attrapa une flèche, banda et tira, surprenant la foule que le jet traversa… sans faire un blessé. Narhem sourit. Il n’en attendait pas moins de la reine. Elle était aussi mauvaise politicienne qu’excellente archère.
- Cela me semble de qualité tout à fait convenable, en conclut Narhem en souriant.
Il la regarda retirer sa corde à l’arc, admirant ses gestes parfaits, précis, la danse splendide de ses doigts. Une fois l’arc reposé, Narhem indiqua :
- La reine des elfes est conviée au déjeuner, aujourd’hui, et les cinq jours à venir. Tu passes l’après-midi et la soirée avec moi. La nuit, tu fais ce que tu veux. Le matin, la reine des elfes est tenue d’être visible… pas forcément en ma compagnie, juste visible.
- Pas enfermée dans mes appartements, comprit Elian et Narhem acquiesça.
- La reine des elfes n’est pas obligée d’accepter de discuter avec les badauds. Elle peut les mépriser, les ignorer, ou papoter. Je m’en fiche.
Que tout le monde constate sa présence, voilà tout ce qui lui importait. Lui, Narhem Ibn Saïd, avait réussi à faire revenir les elfes à Tur-Anion afin que tous en profitent. Nul ne remettrait plus en doute ses compétences liées à ses origines eoxannes.
De nombreux serviteurs allaient et venaient dans la salle du trône, portant les arcs, les fioles de teinture, le tout sous la surveillance de plusieurs intendants. L’un d’eux s’approcha de la reine et passa près d’elle, si près qu’il la frôla, touchant son coude de sa main droite.
Si Elian ne s’était pas crispée un bref instant, Narhem ne l’aurait probablement pas remarqué. L’intendant sourit subrepticement et le roi en fut certain : ce salopard l’avait fait exprès. Dans quelques heures, il se vanterait d’avoir touché la reine des elfes. Ce n’était pas acceptable. Elle était à lui. Aucun autre humain ne devait jamais la considérer comme disponible.
Narhem attrapa le bras de ce petit merdeux tout juste sorti de l’adolescence et le mit au sol, sous les regards ahuris de toute l’assemblée.
- Se serait-elle agenouillée devant toi ? demanda Narhem.
- Non, bien sûr que non ! s’exclama l’intendant mort de peur.
- Quiconque pose sa main sur mon bien…
Narhem dégaina sa dague.
- Perd sa main, finit-il en tranchant le membre de l’abruti qui avait cru pouvoir toucher sa merveille.
Narhem tendit la dague ensanglantée à un garde puis se releva, désireux de ne pas accorder un instant de plus à ce vaurien. Il ne put s’empêcher de sourire pleinement en voyant Elian, stoïque, calme, en attente de la permission de s’éloigner.
- À tout à l’heure au déjeuner, bel ange, dit-il avant de s’éloigner, l’atmosphère dans la salle du trône ne lui convenant plus.
Katherine le rejoignit dans un couloir.
- Comment te sens-tu ?
- Magnifiquement bien, répondit Narhem.
- Tu as superbement géré, affirma-t-elle. Protecteur, demandeur mais pas trop, lui laissant la liberté, en offrant un peu aux nobles, te la gardant pour toi par moment. La voir à genoux devant toi… J’avais beau le savoir, le vivre était…
- Intense, finit-il à sa place et Katherine acquiesça.
- Plus personne ne doutera de toi, assura Katherine et Narhem sourit.
Il passa toute la matinée en réunion et discussions, échanges légers ou plus profonds. À l’heure du déjeuner, Elian était présente à la grande salle. Narhem s’assit en premier puis désigna le siège à sa gauche à la reine des elfes qui prit place. Katherine arriva peu après et s’installa à droite. Les serviteurs commencèrent à apporter les plats. Narhem avala et Katherine, d’un regard, lui indiqua qu’Elian ne touchait pas à la nourriture. Ce n’était politiquement pas acceptable.
- Je sais que tu n’aimes pas son contenu mais la coutume à Falathon veut que les invités consomment afin de prouver leur confiance en leurs hôtes.
- Je n’ai pas confiance, répliqua Elian d’un ton acerbe. La dernière fois qu’un elfe a avalé quelque chose dans cette salle…
Narhem comprenait la réserve d’Elian. Cependant, il n’avait aucune envie de la tuer. Pourquoi détruire un tel trésor ? Non ! Il fallait en prendre grand soin au contraire !
- Mange et bois. C’est un ordre.
Elian avala quelques morceaux, du bout des lèvres. Un peu du vin descendit dans sa gorge. Un soupir de satisfaction parcourut l’assemblée.
- Tu peux arrêter, indiqua Narhem avant se tourner vers Katherine pour discuter politique.
Narhem n’avait pas demandé à ce qu’Elian soit présente au déjeuner, mais bien que la reine des elfes leur fasse l’honneur de sa présence. Il s’agissait d’un acte politique. Pas question qu’elle refuse, évidemment, mais son moment avec Elian serait devant les combattants. Pour le moment, il savourait un délicieux échange politique avec Katherine et quelques ducs importants du royaume.
À la fin du repas, il salua Katherine qui irait présider diverses réunions tandis qu’il partait inaugurer le grand tournoi du solstice d’été, nouveauté inventée par lui. Il s’installa confortablement sur le fauteuil royal installé sur l’estrade royale. Aucun siège n’avait été mis pour Elian conformément aux demandes de Narhem. Elian restait debout à sa gauche, son protecteur derrière elle.
D’un geste, Narhem lança le tournoi sous les vivas d’une foule en délire. Les premiers combattants se formèrent. Narhem commença à discuter avec Elian, lui demandant ses pronostics et elle répondit favorablement. Le ton léger fit bondir son cœur de joie. Enfin quelqu’un avec qui parler combat sans devoir expliquer.
Autant Katherine s’y connaissait en politique, autant le combat l’ennuyait. Narhem venait de trouver l’interlocuteur idéal. Elian semblait d’ailleurs apprécier l’activité, de quoi mettre Narhem en joie. Après tout, il ne voulait pas qu’elle vienne complètement à reculons. Il tenait à ce qu’elle se sente bien, malgré les circonstances.
Après quelques échanges, Katherine fit son apparition, faisant grimacer Narhem qui ne voyait pas bien pourquoi elle se trouvait là. Le tournoi ne pouvait pas être la raison de sa présence. Elle détestait cela. Non, elle n’était là que dans un seul but : le surveiller. Par jalousie ou par peur qu’il ne s’emballe, il n’aurait su le dire mais l’un ou l’autre était intolérable. Il ne pouvait cependant pas faire une scène en public. Il grinça des dents et garda le silence. Lorsqu’il constata qu’un serviteur apportait une chaise, il vit rouge.
- Reste debout, Katherine, siffla-t-il d’une voix froide qui fit hoqueter sa maîtresse. Apportez une chaise pour la reine des elfes, ordonna Narhem à un serviteur.
- Pourquoi ? bafouilla Katherine.
- Rappelle-moi ton titre ? grogna Narhem. Rappelle-moi le sien ? Tu te crois supérieure à une reine ? Si tu t’assoies, elle doit le faire également… et avant toi. L’étiquette te serait-elle étrangère à ce point ?
Il venait de la blesser volontairement. Sa présence l’exaspérait. Il tenait à le lui montrer.
- Elle était debout jusque-là ! s’exclama Katherine.
- Je suis roi, au même titre qu’elle, sauf qu’elle est ma vassale. Je peux me permettre d’être assis et pas elle. Toi, en revanche, tu ne le peux pas.
Le serviteur posa le siège derrière Elian.
- Assieds-toi, bel ange, dit-il d’une voix douce et gentille, chaude et chaleureuse. Maintenant, l’étiquette te permet de t’asseoir, Kate, finit Narhem d’un ton froid et cinglant.
Katherine s’assit brusquement, le visage fermé, boudeur, plein de colère. Narhem se détourna d’elle pour retrouver son calme face à la sérénité et la beauté d’Elian. Une passe fut le départ d’un nouvel échange agréable. Narhem en oublia presque l’intrusion de…
- Tu en veux ?
Narhem se tourna vers Katherine qui lui tendait un petit gâteau. Elle s’était fait porter à manger et en avait, selon l’étiquette, d’abord proposé au roi. Sa malédiction lui interdisant la faim, ce fut par pure politesse que Narhem s’empara d’un morceau de tarte au miel et l’avala. Katherine attrapa un autre morceau et fit mine de la porter à la bouche.
- Non, Kate. Tu attends. Une princesse ne mange pas avant une reine.
Katherine gronda mais reposa le gâteau en serrant la mâchoire. Son exaspération était évidente. Narhem s’empara d’un autre morceau qu’il tendit à Elian.
- Serait-il possible que je mange autre chose, s’il te plaît ? demanda Elian d’une voix humble et soumise. J’ai prouvé ma confiance en mangeant à midi. Ce met m’est vraiment insupportable aux papilles. Accepterais-tu que je consomme quelque chose de moins… transformé ? De plus naturel ?
Cela obligerait Katherine à attendre un peu plus longtemps avant de manger. Excellente idée ! Ainsi, elle apprendrait à tenir sa place. Sa jalousie n’excusait certainement pas tout. Narhem avala le dessert sucré puis demanda un fruit à un serviteur.
Il mit longtemps à revenir. Tant mieux ! Katherine ronchonnait, se tortillait sur sa chaise, bavant presque sur les gâteaux tant désirés mais hors de portée.
Le temps mit fut excusé au vu du résultat. Le plateau de fruit rayonnait. Le serviteur, terrifié à l’idée de ne pas choisir le bon dessert, avait amené tout ce que la cuisine pouvait proposer : fruit de saison ou compote, mais également fruits exotiques en provenance de Trolie ou d’Eoxit.
- Choisis celui que tu préfères, proposa Narhem, et prépare-le à ta convenance.
La plateau avait été posé sur un tabouret à droite. Elian se leva donc pour aller se servir. Narhem l’avait fait sciemment. Évidemment, Katherine tomba dans le panneau.
- La reine vient de se lever, gronda Narhem. La princesse doit faire de même.
Katherine gémit avant de faire ce que l’étiquette attendait d’elle. Narhem allait faire en sorte qu’elle ne revienne plus jamais. Sa place n’était pas ici. Il comptait bien le lui faire comprendre.
Elian se choisit une figue et tout en revenant à sa place, sortit sa seconde dague pour l’ouvrir. De ce fait, elle avait dégainé son arme juste devant Narhem. Les gardes sursautèrent mais ne bronchèrent pas. Narhem mit dans son esprit de penser à les féliciter. Ils mettaient bien en pratique leur entraînement. Pas d’action sans ordre préalable.
Elian allait s’asseoir mais avant qu’elle n’ait pu le faire, Narhem ordonna :
- Elian, donne.
Sa petite chose toujours debout lui tendit le fruit et la dague, ne sachant apparemment pas ce qu’il voulait. Il prit les deux. Il termina d’ouvrir la figue et plaça habilement la chair d’un quartier sur la lame.
- À genoux, indiqua-t-il en désigna le sol à sa gauche.
Elle obéit sans sourciller. Sous les regards des nobles mais également du peuple, la reine des elfes venait de se soumettre au roi de Falathon. Finalement, l’intervention de Katherine n’aurait pas été totalement inutile, pensa Narhem. Elle aurait permis à cet évènement de se produire.
Tenant la dague par le manche, il tendit la lame à Elian afin qu’elle puisse manger la chair de la figue présente dessus. Il aurait adoré la faire manger dans sa main mais s’il le faisait, il le savait, il perdrait le contrôle. Le contact avec cette sublime femme elfe le rendrait fou. Il devait faire attention et bien maîtriser chaque mouvement, chaque interaction. Contrôler ses pensées, réfléchir à ses actes, anticiper chaque décision. Ces cinq jours promettaient d’être merveilleux. À lui de ne pas tout gâcher pour rien.
Narhem sourit en constatant les tremblements du protecteur elfe de la reine. La lame coupante de la dague tenue par Narhem effleurait le visage de sa protégée. S’il venait à l’égorger, il se savait impuissant. il était évident que cela le rendait fou de rage. Deux elfes soumis en une seule action ? C’était bien plus qu’il ne souhaitait. Il prit volontiers ce qu’on lui donnait.
- Maintenant, je peux manger ? grogna Katherine alors qu’Elian attrapait le deuxième morceau.
- Si tu veux le faire debout, oui, répliqua Narhem.
Katherine grimaça, trépigna, se tortilla. Enfin, Elian eut terminé sa figue. Narhem lui rendit sa lame qui retrouva sa place à sa ceinture. Il lui lança la peau qu’elle attrapa habilement avant de la jeter par-dessus la rambarde. D’un geste, il lui permit de s’asseoir. Katherine s’installa sur sa chaise en maugréant un « Pas trop tôt » avant de se servir des gâteaux dont elle n’avait clairement plus envie.
Une très belle passe le ramena au combat et la discussion reprit. Elian se montra admirablement perspicace, observatrice et n’hésita pas à donner son avis sur le tournoi, ses participants, son organisation. Narhem était ravi. Elian se montrait soumise, certes, mais pas inerte. Elle osait s’exprimer, avec humilité et sans insolence, mais elle indiquait son opinion avec honnêteté, rendant l’échange très agréable.
Suivant son avis, il se leva pour parier sur le gagnant désigné par Elian. La reine se leva à l’instant où Narhem le fit. Katherine mit beaucoup trop de temps à son goût pour faire de même. Ils allaient avoir une sacrée discussion.
Finalement, le premier jour du tournoi s’acheva sur la victoire du combattant sur lequel Narhem avait parié. Il était d’excellente humeur.
- Allons-y maintenant !
Elian le suivit. Elle ignorait où ils se rendaient et ne semblait pas y porter d’intérêt. Elle obéissait, ce qui comblait Narhem de bonheur. Katherine n’avait pas fait les choses à moitié pour ce bal d’entrée. Elian s’éloigna un peu, flânant de troubadours en danseur. Foraine, elle l’avait été dans sa jeunesse. Cela lui rappelait-il son enfance ?
Narhem discuta avec de nombreuses personnes venues l’accoster, salua volontiers tous les invités. Au bout d’un moment, il avisa que la nuit était déjà bien avancée. Il attrapa le comte de Mercath.
- Farid ! Trouve-moi la reine des elfes et dis-lui que je veux qu’elle me rejoigne.
- Bien, Majesté, répondit le comte avant de disparaître rapidement.
Elle ne serait pas bien difficile à trouver. Elle était là où il y avait le plus de monde, tout le monde souhaitant voir la reine des elfes. Narhem se rendit à la salle de bal et se dirigea droit vers les musiciens.
- Lorsque j’entrerai sur la piste avec la reine des elfes, vous jouerez « Le lutin enchanteur ». Vous connaissez, n’est-ce pas ?
Les musiciens hochèrent la tête.
- Parfait.
Narhem profita de l’attente pour discuter encore.
- Cela te plaît ? interrogea-t-il dès qu’Elian fut devant lui.
- Tout dépend quoi. Il y a du bien et du mauvais, répondit-elle.
- Accorde-moi la prochaine danse.
Narhem entra sur la piste et la musique changea. Narhem avait choisi ce morceau pour deux raisons. D’abord parce que cette danse ne nécessitait pas de changement de partenaire, ce qui était rarissime et parfait pour se garder la reine juste pour lui. Ensuite parce que cette danse était une suite de mouvement sans contact. On s’effleurait, on se croisait. Tout se jouait dans les jeux de regards. Parfait pour ne pas risquer de déraper.
La danse commença. Les voisins prenaient garde de rester à bonne distance. Nul ne tenait à perdre sa main. La dernière note jouée, Narhem annonça :
- Merci, Elian. Je m’en vais et tu peux faire de même, annonça Narhem. À demain au déjeuner.
- À demain, Narhem, répondit Elian.
Narhem rejoignit ses appartements où il attendit Katherine de pied ferme. Il n’eut pas à patienter longtemps.
- Ne me refais plus jamais ça ! gronda-t-il dès qu’elle fut entrée.
- Tu m’as humiliée devant tout le monde et je devrais…
- Humiliée ? s’exclama Narhem. En te rappelant l’étiquette ? Tu ne t’es même pas levée quand je l’ai fait. Un regard noir a été nécessaire pour que tu te bouges enfin les fesses. Tu devrais me remercier de t’empêcher de fauter.
- Te remercier ? s’étrangla Katherine.
- Tu es pathétique. La jalousie t’étouffe.
- Je ne suis pas jalouse, cracha Katherine. Tu te ridiculises en passant du temps avec elle. Tu la dévores des yeux. Ton désir est visible à des lieux à la ronde. Je suis humiliée ! Même Amanda doit rire de moi en ce moment.
- Elian est plus belle que toi et alors ?
- Tu es un salopard !
- Elle sera toujours aussi belle que tu seras morte depuis longtemps. C’est ma malédiction. Je dois voir mourir ceux que j’aime. Crois-tu que cela me soit agréable ?
- Je ne suis rien pour toi. Une ombre sur ton chemin. J’irai rejoindre la longue suite de souvenirs qui te hantent.
- J’ai choisi de passer du temps avec toi. J’accepte la souffrance à venir. Un jour, je le sais, je te verrai mourir et mon cœur saignera. J’aurais pu choisir de te repousser, de t’ignorer, de partir loin de toi. Et toi, tu m’offres ta jalousie ?
- Elian restera après moi… murmura Katherine.
- C’est le but, insista Narhem. J’ai besoin d’une présence permanente, de quelque chose de fixe. J’ai vu tellement de levers de soleil. J’ai vu tellement d’enfants naître, grandir puis mourir. Un peu se stabilité me fera du bien. Comment peux-tu être aussi égoïste pour ne pas le comprendre ?
- Égoïste ? s’étrangla Katherine. Alors que tu n’as d’yeux que pour elle ? Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais l’égaler.
- Physiquement ? Non, et pourtant, c’est toi qui est dans mon lit.
- Uniquement parce que tes principes t’interdisent de…
- Tu dénigres mes principes maintenant ?
Il en avait assez entendu. Il sentait sa patience s’émousser. S’il perdait le contrôle, la suite risquait de devenir brutale.
- C’est à toi que j’ai confié le pouvoir, avec toi que je passe toutes mes journées. Cinq jours par an, tu vas faire le dos rond, tolérer sa présence et fermer ta gueule. Sors maintenant, Katherine.
Il se retenait en serrant sa ceinture dans son poing fermé. Si elle ne partait pas, il deviendrait violent. Katherine baissa les yeux et s’éloigna en tremblant. Elle avait senti le changement d’atmosphère. Il l’avait déjà frappée par le passé. Elle ne tenait pas à redevenir la victime sous ses coups.
Narhem n’était pas fier de lui. Il venait de la faire taire par la force. Sa relation avec Katherine n’était pas censée être basée sur ce mode de fonctionnement. Pour passer sa colère, il passa la nuit à se battre avec les maîtres d’armes. En sortant du bain, il eut le bonheur de voir les tailleurs lui apporter sa chemise de tissu elfique sur laquelle ils avaient travaillé toute la nuit à sa demande. Un vrai bonheur ! De quoi un peu améliorer son humeur mais à peine.
- Rapport, demanda Narhem au sergent peu après l’aube.
- Les elfes se sont promenés toute la nuit dans le palais et un peu en ville. Ils se sont racontés leur expérience à Tur-Anion. Elian semblait très intéressée de savoir le déroulé des évènements. Elle en a profité pour raconter son enfance ici. Elle a souvent cambriolé le palais…
Narhem sourit. La reine s’occupait durant la nuit. Narhem connaissait bien le problème, ayant bien du mal à ne pas trouver le temps long.
- Une partie de l’escorte est passée de chambre en chambre, continua le sergent. La nuit a été bruyante et animée. Je ne crois pas qu’un seul appartement ait été épargné… à part peut-être ceux de votre femme et de sa mère.
Amanda pouvait bien coucher avec un elfe, il n’en avait cure. Elle était sûrement trop déprimée et occupée à manger pour se rendre seulement compte de leur présence.
- Beau travail, sergent. Vous continuez la surveillance.
- Bien, Majesté.
Narhem reprit son travail. Il retrouva Elian au déjeuner, auquel Katherine brilla par son absence. Lors du tournoi, Elian se permit un conseil osé à Narhem : coucher avec Katherine pourrait leur permettre de se réconcilier. C’était une idée à prendre en compte. Si Narhem offrait un peu de temps à Katherine, cela montrerait à sa maîtresse toute l’attention qu’il lui portait.
- Kate ? appela-t-il en entrant dans les appartements de sa maîtresse, dans lesquels il n’était jamais allé.
Habituellement, c’était elle qui venait, pas l’inverse. Il la trouva sur un balcon donnant sur les jardins. On entendait les bruits de la fête en cours de manière lointaine et étouffée.
- Tu n’es pas en train de danser avec elle ? cingla Katherine d’une voix mouillée.
Avait-elle passé la nuit et la journée à pleurer ? Il s’approcha d’elle et la prit dans ses bras par derrière.
- Je t’aime, murmura-t-il à son oreille.
Elle se retourna et se blottit dans ses bras.
- Reste avec moi, s’il te plaît, susurra-t-elle.
Elle avait juste besoin d’être rassurée, d’être certaine qu’elle comptait pour lui. Narhem pouvait le lui offrir. Après tout, n’avait-il pas l’éternité pour profiter d’Elian ?
Il demanda à un serviteur d’aller prévenir Elian qu’il ne la rejoindrait pas et qu’elle était donc libre pour la nuit, qu’il passa avec Katherine. Ils baisèrent à son réveil sous le soleil naissant, un acte tendre, doux, caressant, murmurant, plein de baisers et de délicatesse.
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- Rapport !
- La reine a fait une sacrée démonstration hier soir. C’est une prestidigitatrice hors pair !
- Elle a fait de la magie ?
- Pas de la vraie, hein ! Elle a emprunté son matériel à un artiste. C’était magnifique. Au final, elle était là et paf… elle avait disparu.
- Vous l’avez perdue ? gronda Narhem.
- Un moment mais nous l’avons vite retrouvée.
- Que faisait-elle ?
- Des repérages, annonça le sergent. Elle compte nos patrouilles, localise les relèves et les chemins empruntés.
- Changez-les tous les jours, ordonna Narhem. Un lieu semblait attirer son attention en particulier ?
- Pas que nous ayons pu remarquer, Majesté.
- Très bien. Excellent travail. Continuez comme ça !
- Bien, Majesté.
Katherine participa volontiers au déjeuner. Narhem fut vert de rage d’apprendre qu’un homme avait osé tenter de s’en prendre à Elian la veille après son départ du tournoi, nécessitant l’intervention du protecteur.
- Je te remercie, Dolandar, lui dit-il en lambë et ses remerciements étaient sincères.
Il tenait à ce qu’Elian se sente en sécurité à Tur-Anion. Cet évènement était inadmissible. Qu’il n’ait pas été mis au courant l’était encore plus. Dès qu’il eut libéré Elian pour la nuit, il passa une soufflante aux gardes. De lourdes punitions suivraient, à n’en pas douter. Les sergent y veilleraient.
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- Rapport, complet cette fois, ordonna Narhem à l’aube.
- Il semblerait qu’Elian ait passé la nuit dans la rotonde, indiqua le sergent.
- Quoi ? s’exclama Narhem. Il fallait venir me chercher tout de suite.
- Nous l’avons cherchée toute la nuit, expliqua le sergent. Elle n’a été vue que ce matin… alors qu’elle en sortait.
Narhem grimaça. Qu’était-elle allée faire dans ses appartements privés, au cœur même de son intimité ? Il comptait bien le découvrir. Pour cela, pas question de lui dévoiler qu’il savait.
De la journée, il ne laissa rien paraître, profitant simplement de sa présence. À la nuit tombée, il rejoignit Katherine et lui annonça :
- Kate, je ne resterai pas avec toi ce soir. J’en suis désolé, vraiment.
- Que se passe-t-il ?
- Elian s’est permise d’entrer par effraction dans la rotonde. Je m’y rends pour la prendre sur le fait.
Katherine hocha la tête, terrifiée par le ton de son amant.
- Narhem… appela-t-elle alors qu’il s’apprêtait à partir. Prends garde. Ne laisse pas tes démons revenir.
Narhem sourit. Il voulait juste connaître les intentions d’Elian. Cependant, les conseils de Katherine venaient de le calmer d’un coup, intervention fort appréciée. Ce fut serein et apaisé qu’il entra silencieusement dans l’endroit du palais auquel lui seul avait accès. Il faisait même le ménage.
Il se plaça dans un coin sombre et Elian apparut rapidement. Elle se promenait. En arrivant sous la coupole centrale, elle regarda le ciel étoilé en souriant. Puis, son regard tomba sur un mur et elle fixa ce qui s’y trouvait, encore, et encore, et encore… Tandis qu’elle admirait la toile, Narhem l’observait, elle.
Elle était tellement belle. La lumière de la lune donnait à ses cheveux une aura blanche surréelle. Dans cette pénombre, ses vêtements elfiques moulants donnaient l’impression qu’elle était nue. Ses longues jambes, ses fesses fermes, sa poitrine rebondie, ses bras gracieux, ses épaules fines, ses hanches parfaites… L’érection qui le prit fut violente. Il en aurait eu mal s’il n’avait été frappé de sa malédiction.
Il la désirait, de corps, d’âme. Tout son être la réclamait. Il était seul avec elle. Pas de protecteur. Elle était offerte, impuissante, soumise, facile à… Narhem secoua la tête, chassant les mauvaises pensées. La lutte fut difficile. Reprendre le contrôle demanda énormément d’énergie. Katherine avait raison. Ce n’était peut-être pas une bonne idée. Il ferait mieux de partir. Après tout, Elian ne faisait rien de répréhensible. Elle regardait, c’était tout.
La curiosité de Narhem prit le dessus. Personne n’avait jamais admiré ses œuvres. Il fut soudain curieux de connaître l’avis d’Elian sur la carte. Calmé, il la rejoignit.
Elle sursauta, réflexe difficile à feindre. Elle ne s’attendait réellement pas à sa présence. Elle se croyait seule. Elle n’était réellement là que pour… pour quoi d’ailleurs ?
- La nuit est à moitié avancée, dit Narhem, ne sachant trop comment entamer cette conversation.
- Elle est magnifique… et encore ce terme ne lui fait pas honneur. Je veux dire, continua-t-elle, rien que la matière du support est incroyable. Le cuir utilisé, la méthode de tannage, les encres, les outils d’écriture que l’on devine donnent déjà à cette œuvre une valeur inestimable. Comme si cela ne suffisait pas, le cartographe qui a tracé cette carte est un génie au talent inégalé. J’ai parcouru Falathon de long en large. Je le connais par cœur. Ceci reflète exactement la vérité. Chaque cours d’eau, chaque anfractuosité maritime, chaque bois… les villes… le souci du détail… fabuleux…
Narhem en fut touché, droit au cœur. Elian n’était pas forcée de lui faire ce compliment. Elle ignorait d’ailleurs qu’il était le cartographe. De plus, elle admirait l’œuvre depuis le crépuscule, preuve qu’elle la trouvait réellement belle.
- Si tu apprécies celle-ci, alors…
Narhem se déplaça pour montrer le chemin à Elian. Il accompagna ce mouvement d’un geste, un geste banal chez les humains, un geste classique, une simple main sur les hanches pour amener l’autre dans une direction…
Et pourtant, sa main le brûla. Du feu parcourut ses veines et son envie d’elle se décupla. Narhem retira sa main, caresse n’ayant duré qu’un minuscule instant, suffisamment pour enflammer le corps et l’esprit du roi. Il avait envie d’elle, de se jeter sur elle, de la violer, de la prendre toute entière.
Son odeur l’enveloppa, mélange d’herbe coupée, de fleurs, d’écorce d’arbre, de champignon, de fruits frais, de thym, de menthe et de jasmin. Une harmonie subtile, douce et parfaite. Et ses cheveux ! Il voulait les caresser, enfouir ses mains dedans, les porter à son visage. Il voulait la lécher, de ses orteils jusqu’au bout de son nez.
Il luttait intérieurement, ses démons hurlant de la prendre, sa conscience de ne rien en faire. Elle était là, à portée et pourtant insaisissable. Sa proximité rendait fou Narhem. Il fit un pas en arrière, s’adossant nonchalamment à la rambarde pour donner une raison à son déplacement.
Elian regardait la nouvelle carte, muette, stupéfaite, abasourdie, sans voix.
- Cette partie-là a été la plus difficile à réaliser, annonça Narhem en désignant le sud est. Je ne voulais surtout pas m’approcher trop des terres magiques.
- C’est toi qui as tracé ces plans ? s’exclama-t-elle.
Elle l’ignorait. Ses compliments étaient sincères. Narhem sourit avant de reprendre.
- La magicienne m’a dit que si je voulais perdre mon immortalité, il me suffisait d’aller le lui demander. Je ne voulais pas qu’elle interprète mal ma présence alors je suis resté à bonne distance.
Quel bonheur de pouvoir parler librement, sans devoir s’expliquer. Lors du voyage entre Gjatil et Bellast, Narhem avait raconté sa vie à Elian. Il avait cru un instant lui en avoir trop dit lors de sa fuite. Finalement, il ne regrettait pas. Avec elle, pas de mensonge, pas de faux-semblant. Elle savait. Tout était simple.
- Que représentent ces points ? interrogea Elian en désignant les côtes ouest et sud. Ils n’apparaissent pas dans la légende.
- C’est parce qu’ils ne se rapportent plus à rien, maugréa Narhem. Avant, des tribus orcs demeuraient là mais ils sont tous morts… à cause de moi… de mon aveuglement.
- Je croyais que c’était de la faute d’une petite comtesse ayant rebouché la trouée ?
- Je sais reconnaître mes erreurs. Quand j’ai su ce qui se passait, j’ai eu le choix : aller les prévenir et empêcher des milliers d’entre eux de se faire massacrer ou rester à Tur-Anion pour continuer à chercher l’anneau d’Elgarath. Je regrette la décision que j’ai prise ce jour-là.
S’ouvrir à elle était si simple. Elle ne jugeait pas, ne critiquait pas. Elle écoutait, confidente, réceptacle de ses émotions. Elle se retourna vers la carte, l’admirant encore, observant chaque détail avec intérêt. Jamais Narhem ne s’était senti aussi bien. Le soleil mit un terme à ce moment magique.
- L’aube ne va pas tarder, annonça Narhem.
- Ma présence en ce lieu ne te dérange pas ? interrogea Elian.
- Non, répondit-il. Referme bien le loquet en sortant.
Elian hocha la tête puis se dirigea vers la fenêtre. Narhem l’observa sortir en fermant derrière elle. Dès qu’elle eut disparu, son visage devint grave et il suffoqua. Il rejoignit ses appartements, referma la porte derrière lui et s’écroula, le dos contre la porte.
- Narhem ? Qu’est-ce qui se passe ? s’exclama Katherine qui l’attendait visiblement.
Elle se jeta sur lui et lui caressa le visage, morte d’inquiétude.
- Elian t’a fait du mal ? Tu lui as fait du mal ?
- Je… l’ai… touchée… murmura difficilement Narhem.
- Touchée, répéta Katherine. Tu… t’es maîtrisé, n’est-ce pas ?
Narhem hocha la tête.
- C’est passé… tellement près… bredouilla-t-il.
- Tu n’as rien fait, rappela Katherine. Tu es fort. Tu es au contrôle.
- J’ai… failli… Je voulais…
- Tu n’as rien fait. Tout va bien. Tu contiens tes démons. Je t’aime.
Narhem pleura dans les bras de sa maîtresse. Il avait cru se perdre.
- Que faisait Elian dans la rotonde ?
La question aida Narhem à sortir de son malaise en le forçant à formaliser les évènements.
- Elle s’ennuie, je crois. Je connais ça. Les nuits sont longues quand on ne dort pas.
- Et elle a choisi justement ta salle privée pour s’occuper ?
- Elian est une ancienne voleuse. Qu’elle aille dans l’endroit le plus sécurisé du palais n’est guère surprenant. Le défi l’a sûrement plus intéressée que l’endroit en lui-même.
- Pourquoi y est-elle retournée en ce cas ?
- Parce qu’elle y a trouvé des choses intéressantes, indiqua Narhem, qui ne souhaitait pas entrer dans les détails.
Katherine ignorait ce qui se trouvait à l’intérieur et Narhem tenait à ce que cela reste ainsi.
- Elle pourrait s’occuper autrement, maugréa Katherine.
- Comment ? répliqua Narhem.
- Que fait-elle la nuit à Irin ?
- Elle gouverne, je suppose.
- C’est-à-dire ? rétorqua Katherine. Elle tient des conseils pour s’assurer que les arbres poussent et que les oiseaux chantent ?
Narhem ricana avant de redevenir sérieux. Après tout, elle n’avait pas tort. Ça demandait quoi, exactement, de gouverner une forêt elfique ?
- Les elfes de son escorte s’occupent, eux, continua Katherine. Que font-ils ?
- Ils baisent, annonça Narhem. Toute la nuit… avec tous les volontaires possibles… et il y en a…
- Elian n’avait qu’à amener Theorlingas.
- Les deux dernières fois que j’ai eu Theorlingas sous la main, je l’ai torturé et j’ai tenté de le tuer. Je comprends qu’elle ait préféré le laisser à Irin.
Katherine ronchonna. L’argument se tenait.
- Il n’empêche qu’elle pourrait s’occuper autrement, maugréa Katherine, consciente qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour une elfe à Tur-Anion.
Il resta toute la matinée dans ses appartements avec Katherine. Il avait besoin de méditer et de se détendre. La méthode elfique donna de jolis effets.
Il consacra son déjeuner à la politique dédaignée le matin, discutant avec tous les convives, rattrapant son retard sur les derniers évènements.
Ainsi, il n’osa poser les yeux sur Elian qu’au lancement de ce dernier jour du tournoi. Il y avait quelque chose de différent, mais quoi ? La coiffure était identique, les vêtements aussi. Elle observait les passes, réagissant, pestant, insultant les mauvais, applaudissant aux beaux échanges, comme d’habitude.
Pourtant, il y avait quelque chose. Elle… souriait, subrepticement, par moment. En sa présence, Elian était toujours tendue, crispée mais cet après-midi, tout son corps semblait détendu. Elle rayonnait encore plus que d’habitude.
- Je sais que le vainqueur est désigné d’avance, mais tu rates toutes les passes, indiqua Elian.
- Tu es magnifique, ne put s’empêcher de la complimenter Narhem. Plus que d’habitude, je veux dire. Tu es… moins tendue.
Et soudain, l’évidence lui sauta aux yeux.
- Aurais-tu utilisé la méthode elfique ? demanda-t-il.
Le silence de la reine indiqua qu’il avait vu juste. Narhem perdit toute envie sexuelle pour Elian. En un instant, cet échange venait de devenir un jeu politique. Elle avait baisé, d’accord, mais avec qui ? Comme il l’avait fait remarquer à Katherine le matin même, Theorlingas étant absent, cette occupation n’était pas une option pour Elian. Trompait-elle son partenaire ?
- J’en suis très étonné, annonça Narhem.
- Pourquoi ? Je suis une elfe.
Une elfe nommée « la reine humaine » pas sans raison.
- Je n’ai pas repéré d’affinité particulière entre l’un des elfes de ton escorte et toi. Or cela m’échappe rarement. Combien de partenaires sexuels différents as-tu ?
- Voilà une question fort intime et mal venue, répliqua Elian.
- Et pourtant, j’y tiens. Réponds-y. Combien ?
Avait-elle changé au point d’embrasser toutes les coutumes elfiques ? Baisait-elle avec tout Irin ? Narhem sentit sa curiosité hurler. Il voulait sa réponse. Après tout, Katherine avait quitté Irin depuis longtemps. Débarrassée de ses boulets chiants et criant, avait-elle déployé ses ailes ?
- Quatre, finit par lâcher Elian.
Narhem hoqueta de surprise. Quitte à ne plus suivre les règles humaines, pourquoi se contenter d’aussi peu ? Ça n’avait pas de sens. Soit on était fidèle, soit on ne l’était pas. Le jour où Narhem avait décidé de se lâcher, il l’avait fait à fond. Quatre ?
- Seulement ? Ce n’est pas peu pour un elfe ?
La remarque aurait pu faire rougir Elian mais non, elle choisit de le prendre mal.
- C’est toujours plus que la reine précédente, cingla Elian.
- Pas beaucoup plus. Beïlan, Ceïlan et toi, ça fait trois, compta Narhem, heureux d’un échange d’une nature différente avec Elian. C’est presque…
Ils étaient sur son terrain de prédilection. Elian était si facile à manipuler. Elle voulait garder son intimité pour elle, c’était évidente. Lui faire cracher le morceau serait si facile !
- Sauf que Ceïlan et moi avons le même père, répliqua Elian.
La réponse fit mouliner le cerveau de Narhem à mille à l’heure. Il fallait la titiller encore plus. À chaque mot, elle en dévoilait un peu plus. Ne rien lâcher, continuer en ce sens et bientôt, elle lui donnerait tout.
- Comment peux-tu le savoir ? Ariane était déjà morte quand tu es entrée dans Irin pour la première fois. Elle n’a pas non plus pu transmettre cette information à Ceïlan, lui-même n’étant pas au courant de ton identité réelle. Cela ne peut venir que du père. Il s’est dévoilé à toi et… Oh…
Soudain, il comprit. C’était tellement évident. Ça aurait dû lui sauter aux yeux dès le départ. Il observa le protecteur qui faisait son possible pour garder son calme et rester neutre mais ses doigts tortillaient nerveusement sa manche. Il voulait intervenir et se retenait difficilement.
- C’est beaucoup plus clair. Tout prend sens, lança Narhem.
- Qu’est-ce qui prend sens ? gronda Elian. Aucun lien de filiation n’a jamais empêché des elfes de…
- Des elfes, non, mais toi…
- Je couche bien avec Ceïlan et Beïlan ! s’exclama Elian.
Narhem en rit de bonheur. Trop facile, vraiment trop facile. En une phrase, que de révélations ! Le nom des deuxièmes et troisièmes partenaires et l’indication que Beïlan était en vie. Il le savait déjà mais Elian ne savait probablement pas qu’il savait. Elle venait de lui révéler une information importante sans la moindre difficulté.
Tellement d’informations en une seule petite phrase ! Narhem ne put s’empêcher de rire tant la situation le comblait de joie. Pas besoin de la torturer finalement. Une discussion à bâtons rompus suffisait à lui extorquer tout et n’importe quoi. Le fou rire qui le prit fut difficile à arrêter tandis qu’Elian, à côté, serrait les dents de rage.
Le tournoi terminé, Narhem offrit sa récompense au vainqueur et la fête finale fut lancée.
- Elle couche avec Ceïlan et Beïlan, tu le crois, ça ? Ses propres frères ! annonça Narhem à Katherine dès qu’ils furent dans ses appartements pour la nuit.
- Non… C’est impossible.
- Et pourtant ! Je n’ai pas réussi à obtenir d’elle le nom de l’elfe avec qui elle a couché hier tellement j’étais mort de rire. C’était si facile. Tu l’aurais vue… J’en pleurais de rire.
Katherine sourit.
- Elle n’est vraiment pas douée.
- Non, vraiment pas, confirma Narhem en riant.
- Dolandar, son protecteur, proposa Katherine. Il est tout le temps collé à elle. Il y a peut-être davantage…
- Non, c’est son père. Elle a trop d’humanité en elle pour faire ça.
- Son père ? s’exclama Katherine. Ah bon ? Tu lui en as fait cracher d’autres comme ça ?
Les deux partenaires explosèrent de rire.
- Tu es trop fort !
- Je reste avec toi jusqu’à ce que tu t’endormes. Ensuite, j’irai de nouveau surveiller Elian… de loin, cette fois, promis, pas de promiscuité risquée…
- Prends soin de toi, supplia-t-elle et Narhem hocha la tête en souriant.
Il retrouva Elian dans la rotonde. Elle lisait un ouvrage écrit de la main même de Narhem qui passait beaucoup de nuits à recopier les livres intéressants méritants de survivre au temps.
Il la dévora des yeux, assis à une distance raisonnable, suffisamment loin pour ne pas sentir ses effluves et s’en enivrer.
- Ça ne te manque pas ? finit-il par demander.
- Quoi donc ?
- Les livres… lire… écrire… Poser des notes m’aide à me concentrer, à revenir sur une idée plus tard pour ne pas l’oublier. Le lambë ne s’écrit pas. Comment les elfes font-ils pour communiquer ? Comment transmets-tu tes volontés à ton peuple ?
- À l’oral, annonça Elian. Tout se transmet par chant.
- Hé ben vu la déperdition d’informations, l’elfe en bout de chaîne doit avoir un message bien différent de celui que tu as émis.
- Je n’ai jamais constaté de problème. Ceci dit, oui, écrire me manque pour la même raison que toi. J’ai demandé aux elfes de pallier à ce problème.
La reine fit une moue agacée.
- Le résultat n’est pas bon ? supposa Narhem.
- Les elfes ignorent la confection d’outils. Pour obtenir un arc, ils chantent et l’arbre le leur façonne. Ils n’ont pas besoin d’outils.
- Ils réalisent du tissu pour vos vêtements et le tribu à Falathon, fit remarquer Narhem en posant lourdement son regard sur les habits moulants d’Elian.
Elian lança un regard à Narhem signifiant « même pas en rêve ». Ce secret de fabrication ne serait pas dévoilé, pas ce soir tout du moins. Narhem avait été un peu trop direct. Elian n’était pas bête à ce point.
- La nature leur fournit tout ce dont ils ont besoin, insista Elian. Ils ne voient pas l’intérêt du papier. De ce fait, les résultats sont trop rugueux, trop lisses, trop secs, trop humides. Ça ne fonctionne pas.
Narhem indiqua d’un geste qu’il comprenait. Ce n’était pas demain la veille que les elfes écriraient. Elian allait devoir se contenter de l’oral pendant encore un long moment.
- Je suis ravi de t’offrir un peu de lecture, indiqua Narhem sincèrement et Elian sourit un bref instant en retour.
Ce sourire fit battre son cœur. Comme il aimerait en recevoir davantage ! Elle retourna à sa lecture et Narhem à sa contemplation. Lorsque le soleil parut à l’horizon, il indiqua :
- L’aube est là. Tu es parmi nous depuis cinq jours complets. Au moment de ta convenance dans la matinée, tu passeras dans la salle du trône.
Il était temps de lui rendre sa liberté. Le rêve prenait fin mais ce n’était que partie remise. Au prochain solstice, elle reviendrait, et à celui d’après et encore, pour l’éternité, ou presque. Narhem était comblé.
Il retrouva Katherine qui l’attendait avec impatience.
- Ça va ? demanda-t-elle inquiète.
- Très bien. Elian a passé la nuit à lire. Les elfes n’écrivent pas alors il n’y a pas de livre à Irin. J’en serais très malheureux à sa place. J’ai besoin d’écrire.
- Moi aussi, confirma Katherine. Je ne me verrais pas m’en passer.
Cela donna une idée à Narhem. Il fit un détour par le bureau de l’intendant pour donner ses ordres avant de se rendre dans la salle du trône où Elian le rejoignit bientôt accompagnée de son escorte au grand complet, sous les regards ébahis, tristes, peinés et admiratifs des nobles.
- À genoux. Je t’écoute.
- Puis-je rentrer chez moi, s’il te plaît ? demanda-t-elle humblement.
- Ta présence en ces lieux a été délicieuse. Je t’autorise à rentrer à Irin. Maintenant, bel ange, lève-toi, le roi de Falathon souhaite parler à la reine des elfes.
Une fois qu’elle fut debout, il se plaça à côté d’elle, ni devant, ni derrière, au même niveau, deux personnes de même rang.
- La présence des elfes à Tur-Anion a éclairé ce tournoi, dit Narhem d’une voix claire et forte qui porta loin dans la salle. Falathon tient à remercier chaleureusement Irin pour ces très beaux moments et vous offre ce présent.
Des serviteurs apportèrent les coffrets. L’intendant avait parfaitement rempli sa mission.
- Puisse cela forger un avenir agréable entre nos deux peuples, finit Narhem.
Il se tourna vers Elian et murmura :
- À l’année prochaine, bel ange.
- Puisse cette année t’être favorable, dit Elian avant de s’éloigner, chaque pas l’éloignant de Narhem détendant ses épaules.
- Il y a quoi dans les coffrets ? interrogea Katherine.
- Du papier, beaucoup de papier, expliqua Narhem.
- C’est très gentil de ta part, dit Katherine.
- Je n’ai rien contre les elfes, rappela Narhem.
- Je sais, assura-t-elle.
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L’année suivante fut bien remplie. Des réunions, de la politique, les plaintes incessantes des nobles réclamants un héritier, Althaïs qui ne cessait de geindre, Amanda qui grossissait, se gavant de lyma à longueur de journée.
Le solstice d’été fut l’occasion d’une pause dans ces jours interminables, d’autant qu’Elian, probablement gênée par le silence de la rotonde inexistant à Irin, avait décidé de chanter. Narhem s’y connaissait en musique. La voix d’Elian brillait. Pas une cassure, pas une fausse note, pas un souffle faux. Juste, magnifique, brillant, la mélodie emplissait l’âme. Narhem l’écouta avec joie, recopiant ses grimoires dans la rotonde sous la symphonie merveilleuse, s’y enivrant avec plaisir.
Narhem avait décidé de garder cela pour lui. Si Katherine l’apprenait, elle risquait de lui faire une nouvelle scène de jalousie alors il préféra que cela reste entre Elian et lui.
Elian repartit et Narhem retrouva son quotidien. Eoxit et Falathon devenus alliés échangeaient maintenant avec entrain. Le commerce fleurissait. Falathon brillait chaque jour un peu plus. L’hygiène s’améliorait, les routes devenaient sûres, un aqueduc apporta l’eau à des villes reculées, les chemins pavés offrirent des voyages plus courts et confortables, les nobles enfin unis permettaient au royaume de grandir.
Seul Charles Moïland et ses compères, une dizaine de nobles et de bourgeois de mauvaise réputation, continuaient à fomenter des complots foireux et tentaient, en vain, de recruter de nouveaux membres. Narhem ne s’y intéressait que fort peu. Moïland finirait bien par se lasser !
Au solstice d’été, Elian n’arriva pas seule. Elle était accompagnée…. d’un gros ventre. Enceinte, la reine elfique ! Voilà qui n’était pas banal ! Il garda le silence mais dès le tournoi lancé, ne tint plus. Il devait en profiter pour la titiller !
- Plus qu’un et tu seras au même niveau que ta mère.
Raté. Elle ne tomba pas dans le panneau, ne réagissant pas à la pique. Elle resta muette, stoïque, le regard fixé sur les combats en cours. Elle s’améliorait !
- Un enfant toutes les deux générations humaines, c’est dans la norme ? insista Narhem.
- Non, répondit Elian.
Narhem eut beau attendre un peu, elle ne développa pas. La petite elfe lui donnait du fil à retordre. Lui permettre de lire des ouvrages traitant de bien parler et de politique n’était peut-être pas une si bonne idée, après tout.
- Le peuple n’est pas trop véhément à ton égard ? Une reine aussi peu féconde et sous le règne de qui Irin est devenue vassale de Falathon doit avoir du mal à fédérer…
- Irin était déjà vassale de Falathon avant. Ces arbres ne nous ont jamais appartenu.
- Vous ne payiez pas pour alors c’est tout comme…
- Je fais ce que je peux avec ce qu’Ariane m’a laissé et je pense le faire bien.
Ma foi, elle s’en sortait remarquablement bien ! Quelles excellentes répliques. De la confiance en soi, des réponses réfléchies et lourdes de sens. Narhem l’aurait presque félicitée. De tout son séjour, il ne put rien en tirer. Elle apprenait vite !
Son départ signifia le retour des plaintes. L’héritier, l’héritier, même Katherine s’y mettait !
- Il faudra bien que tu en fasses un ! gronda-t-elle. Je sais… tu n’es pas consentant. Seulement, à force de s’empiffrer, Amanda accélère le moment de sa mort. Qui sait ? Elle se suicidera même peut-être…
Narhem hocha la tête. Amanda en serait bien capable.
- Si Amanda meurt, le trône revient à Althaïs, rappela Katherine. Je n’ai aucune envie qu’elle reprenne Falathon en main. Personne n’en a envie ! C’est pour cette raison que tout le monde en a après toi. Tu dois faire un héritier afin d’éviter une telle catastrophe !
Narhem acquiesça distraitement.
- Narhem ! Tu ne sembles pas prendre la mesure du problème.
Il s’éloigna pour aller discuter avec l’ambassadeur de Trolie, laissant derrière lui une Katherine en colère. Il ignorait tous ceux qui mettaient ce sujet sur le tapis, sa maîtresse y compris.
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- Je suis enceinte, annonça Katherine.
- Quelle heureuse nouvelle ! s’exclama Narhem.
- Ça va jaser ! La maîtresse enceinte et pas la reine. Tu vas t’en prendre plein la tête lorsqu’ils le sauront.
- Qu’ils aillent se faire foutre. Je suis très heureux.
- Tu as déjà élevé tes propres enfants ? interrogea Katherine.
- En dehors de ceux faits avec ma première femme, non, indiqua Narhem. L’idée de les voir naître, grandir puis mourir m’est trop douloureuse.
- Qu’est-ce qui a changé ?
- Elian, annonça Narhem. Sa présence m’offre une ancre, un cap à suivre, un élément immuable me permettant de bien mieux supporter le temps et ses conséquences.
Katherine grimaça. Elle semblait hésiter entre le bonheur, la jalousie, la colère et l’agacement.
- Majesté ! s’exclama un garde en entrant dans la pièce. La reine…
- Quoi la reine ? Elle a encore trop mangé ?
- Elle est morte, annonça le garde.
Narhem resta un instant bouche bée, tandis que Katherine palissait à vue d’œil.
- Que s’est-il passé ?
- Charles Moïland l’a assassinée, indiqua le garde. Il est sous bonne garde dans une chambre.
- Il a avoué ?
- Il revendique son crime. Il semble… fier de lui.
Narhem secoua la tête. Cet abruti venait de réaliser sa plus belle connerie.
- J’aimerais lui parler, annonça Narhem.
- Bien sûr, Majesté. Suivez-moi.
Katherine emboîta le pas à Narhem. Toujours sous le choc, elle restait parfaitement silencieuse mais Narhem sentait son angoisse monter à chaque pas. Elle ressassait, à n’en pas douter. Elle craignait la suite. La porte s’ouvrit sur un Moïland assis sur une chaise sous bonne garde.
- Je l’ai tuée, ricana-t-il. Tu n’es plus roi ! J’ai gagné !
Narhem ricana.
- Grâce à Elian, j’ai enfin éliminé le démon du trône, continua Moïland.
- Elian ? Qu’a-t-elle à voir là dedans ?
- C’est elle qui m’a conseillé de tuer Amanda !
Narhem explosa de rire. Entre deux hoquets, il lança :
- Il faudra que je pense à la remercier.
Katherine en était bouche bée de surprise.
- Faites convoquer un maximum de gens dans la salle du trône. Vous m’y amenez celui-là et faites en sorte qu’Althaïs soit également présente.
- La reine mère est en larmes, défaite, dans ses appartements. Elle s’y est enfermée en apprenant la nouvelle.
- Althaïs n’est pas la reine mère, contra Moïland. C’est la reine, tout court. Il ne peut pas être roi. Son sang n’est pas le bon.
- Je t’avais prévenu, maugréa Katherine.
- Tu t’inquiètes trop, rétorqua Narhem en souriant.
- Tu as trouvé la solution… comprit Katherine. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?
- Parce que la solution dépend en grande partie du moment de la mort d’Amanda. Le moment est parfait. Charles n’aurait pas pu mieux choisir. C’est une des plus belles journées de ma vie.
Les mots rassurèrent Katherine. Elle avait appris à faire confiance à son amant. Elle fut maintenant curieuse de savoir comment il comptait s’y prendre pour contrer la demande de sang royal des nobles.
Elle le suivit jusqu’à la salle du trône. Narhem s’installa sur le fauteuil, Katherine debout à sa droite, observant les nobles, bourgeois et badauds arriver. Il voulait que la salle soit bondée. Plus il y aurait de témoins, mieux cela serait.
Finalement, plus personne ne put rentrer. Narhem se leva et le silence se fit. Il prit un air triste, peiné et chagriné.
- Mes chers amis, triste nouvelle. La reine, Amanda Thorolf Eldwen, est morte. Cet homme l’a assassinée.
Narhem désigna Charles Moïland encadré par de nombreux gardes. Des huées fusèrent, des insultes furent lancées, quelques projectiles touchèrent le prisonnier et les gardes alentours. Une fois la foule calmée, Narhem reprit :
- Comme le veut la loi en cas de régicide, l’assassin connaîtra la roue puis le démembrement en place publique. Afin qu’un maximum de gens puissent venir assister au spectacle, la condamnation se tiendra le matin de la grande fête de la floraison.
La foule hocha la tête. La date permettait en effet aux habitants même les plus éloignés de rejoindre Tur-Anion.
- L’enterrement d’Amanda se fera, quant à lui, en toute intimité, avec toute la dignité due à son rang, dès demain.
Les intendants et Katherine prirent note des désirs du roi. Ils allaient avoir du pain sur la planche.
- Je suis conscient de ne pas être de sang royal, continua Narhem et la foule se tut. J’entends vos complaintes. Vos lois indiquent que je suis roi mais votre cœur s’y refuse. Je suis capable d’apporter beaucoup à ce royaume, vous le savez. J’ai l’expérience mais je n’ai pas le bon sang. Je le comprends. Vos coutumes exigent que le sang des anciens rois soit sur le trône.
La foule hocha la tête. Ils s’attendaient sûrement à ce qu’il abdique afin de clarifier la situation. Narhem prit une grande inspiration, se tourna vers Katherine, mit un genou à terre puis avec un grand sourire, demanda :
- Katherine Eldwen de Baladon, veux-tu bien devenir ma femme ?
Un immense silence accueillit cette déclaration. Le visage stupéfait de Katherine devint doucement souriant puis elle éclata de rire avant de lancer un immense « oui ». Il se releva et elle se jeta dans ses bras, l’embrassant publiquement pour la première fois.
- Il faudra vraiment que je remercie Elian pour ça.
Katherine explosa de rire.
- Elle est vraiment mauvaise, rit Katherine.
- C’est peu de le dire… Tu vas enfin pouvoir t’asseoir avant elle et manger sans l’attendre.
- Je t’aime, dit Katherine.
L’enterrement fut digne, le mariage grandiose et l’exécution fantastique. Un message prévint la reine des elfes de la situation à Tur-Anion. Narhem était aux anges. Tout était parfait. Rien ne pouvait plus se mettre sur son chemin. Tous les dossiers avançaient à leur rythme, dans le bon sens. Narhem ressentait un puissant sentiment de réussite, d’accomplissement.
Restait un grain de sable, petit, minuscule, insignifiant… un regret, commémoré chaque année avec Katherine. Un meurtre inutile, celui de trop, qui hantait Narhem. Il s’obligeait à ne jamais l’oublier, à penser chaque geste, à réfléchir chaque action. Pourtant, l’inutilité de l’acte continuait à lui peser.
Son fils naquit puis une fille et encore un fils et une fille. Narhem les regardait grandir avec plaisir, leur enseignant ce qu’il savait, à travers des jeux et des histoires. Il aimait son rôle de père. Il essayait de ne pas trop penser à l’avenir, restant concentré sur chaque jour, profitant de ces instants. Bientôt, ils auraient tous disparu, effacé par un temps inarrêtable.
Seule la venue d’Elian chaque année lui permettait de tenir, évènement immuable, éternel…
Le solstice était là. Tous les combattants étaient prêts. Les troubadours, la nourriture… tout le monde attendait avec impatience les elfes… qui ne vinrent pas. Narhem envoya des éclaireurs. Rien. D’irin à Tur-Anion, seul le vide et le néant.
Elian ne comptait pas venir. Narhem sentit une rage immense s’emparer de lui. Elle n’avait pas le droit. Elle devait venir. Son phare, sa lumière, son fil d’Ariane… Il avait besoin d’elle. Sa présence seule lui permettrait de supporter son éternité. Il fallait qu’elle vienne. Elle devait venir.
- Je vais aller la chercher, annonça Narhem.
- Mon amour, je t’en prie, prends garde !
- Je ne la laisserai pas se moquer de moi impunément.
- Si elle est à Irin, il ne te sera pas possible de…
- Je grimperai aux arbres s’il le faut. J’ai bien escaladé une tour pour toi.
Katherine sourit à ce souvenir.
- Prends soin de toi, mon amour.
- Je reviendrai vite…. cette garce sous le bras.
Katherine l’embrassa et Narhem s’éloigna, très en colère, la boule au ventre. S’il ne parvenait pas à la forcer à revenir, que deviendrait-il, seul dans son éternité ?
Il traversa Falathon, rejoignant Irin. Les bois étaient étrangement silencieux. Les trous d’eau vides étaient recouverts de mousse. Les bois poussaient sans ordre.
Les elfes n’étaient plus là, comprit Narhem. Ils étaient partis. S’ils ne vivaient plus à Irin, ils n’avaient plus de tribu à payer, cela allait de soi. Sauf qu’ils ne pouvaient pas partir. Ils n’avaient nulle part où aller.
S’étaient-ils réfugiés à Dalak, préférant crever de faim là-bas que de payer le droit de vivre dans une forêt magnifique et accueillante ? Narhem rejoignit le fleuve Vehtë. Les terres sombres s’étendaient à perte de vue devant lui.
Il secoua la tête. Les elfes ne pouvaient pas être partis pour Dalak. Ils avaient besoin d’arbres, de nature, de fleurs, d’animaux. Narhem voulut en avoir le cœur net. Il traversa le fleuve à la nage après avoir attaché ses armes à un bout de bois mort aidant à la flottaison.
Il repartit mouillé. Il subit l’assaut des terres sombres mais ignora les appels de son corps. Concentré sur son objectif, il en oublia le reste. Alors qu’il avançait depuis quelques temps apparurent à l’horizon des formes mouvantes allant droit sur lui. Il s’arrêta, laissant la foule d’elfes – des bois et noirs, hommes et femmes – l’encercler.
Tous portaient des vêtements elfiques, dans des teintes bleues, vertes et jaunes pour ceux des bois, noir, violet et mauve pour les elfes noirs. Quelques femmes à la peau sombre se trouvaient là, sorties des palais de coton, très visibles de part leurs habits rouges vifs. Ils portaient tous des ceintures elfiques alourdies, sans aucun doute, des armes offertes par Falathon contre les bâtonnets de lyma, bien avant l’arrivée au pouvoir de Narhem.
Ainsi, Elian avait uni les deux peuples. Elle cachait bien son jeu. Les elfes des bois avaient trouvé refuge auprès des elfes noirs, devenus leurs alliés. C’était une terrible prise de risque. Narhem ne comptait pas la laisser s’en tirer à si bon compte. Il ne savait pas encore comme il allait l’obliger à revenir vers lui mais elle ne perdait rien pour attendre.
Elian fit son apparition. Narhem n’avait jamais vu autant de monde sur les terres sombres. D’habitude, l’agression suffisait à décourager les curieux.
- Nous avons un duel à terminer, indiqua Elian en amhric.
Narhem secoua négativement la tête. Il n’avait aucune envie de la combattre. Il tenait à sa chose précieuse. Il comptait la forcer à lui revenir, en vie !
- Serais-tu un lâche, cul à orc ? insista Elian.
Narhem perdit tout contrôle de lui-même à ce nom. Comment osait-elle ? Il dégaina ses armes et se jeta sur Elian. Elle tenta de se défendre et rata son esquive. Sa parade faible lui fit perdre ses armes qui tombèrent au sol dans un bruit métallique puissant au milieu du silence pesant.
Il n’attendit pas. S’il tentait de lui ouvrir le ventre, sa lame riperait sur le vêtement elfique. Il le savait pour l’avoir essayé, les elfes fournissant le matériau de base à chaque livraison. Il se contenta donc de la frapper au ventre du plat de la lame, y mettant toute sa force. Avant qu’elle ne s’écroule, il abattit la garde de sa dague sur sa mâchoire.
Elian tomba au sol en gémissant. Pitoyable… Elle avait cru pouvoir le battre ? La dernière fois, il avait l’esprit embrumé par l’anneau d’Elgarath. De plus, elle l’avait pris par surprise. Aujourd’hui, il savait à quoi s’en tenir. En ce lieu, à pied d’égalité, elle ne lui arrivait pas à la cheville.
Au sol, elle se pliait en deux de douleur et crachait du sang. Il était en train de perdre son phare, son ancre. Il n’en revenait pas ! Quelle bêtise ! Pourquoi ? De rage, il lui envoya quelques coups de pied dans le ventre. Elle hoqueta et gémit, incapable de se défendre, petite chose fragile. La colère envahissait Narhem. Il lui en voulait tellement.
Il s’accroupit devant la gazelle si aisément mise à terre. Il lui attrapa les cheveux et ce contact ne lui apporta aucun plaisir. La rage l’empêchait de se connecter à des émotions positives. Elle avait osé l’insulter et le défier. Il ne pouvait pas laisser passer cela. Les elfes se soumettraient. Il était le roi légitime des elfes noirs et comptait bien le prouver une fois de plus.
Il aurait tellement voulu ne pas avoir à le faire. Sa vie était parfaite jusque-là. Pourquoi l’obligeait-elle à faire ça ? Il aimait les elfes. Pourquoi refusaient-ils de le croire ? Il avait tenté de les protéger toute sa vie. Il était fou de rage et avait envie de pleurer en même temps.
- Tu fais chier, Elian. Je n’ai jamais eu envie de faire ça, dit Narhem.
Elle bascula en arrière et attrapa son bras pour se retenir. Narhem secoua la tête et arma son bras pour l’égorger. Il ne voulait pas la perdre. Son trésor, sa beauté, sa chose, son bijou précieux…
De l’acide dévora son bras de l’intérieur. Jamais Narhem n’avait ressenti une telle douleur, aussi violente, soudaine, forte, puissante. Le feu remonta jusqu’à l’épaule et en une inspiration, elle fut au cerveau. La souffrance explosa et soudain, Narhem fut éjecté de son corps.
Quelle étrange sensation que de flotter au-dessus de soi-même, spectateur impuissant d’une scène étrangère à lui-même.
Il se vit lâcher sa dague qui tomba au sol. Elian s’écroula. Narhem ne comprenait pas. Que venait-il de se passer ? Pourquoi restait-il immobile, la bouche ouverte, un cri muet refusant d’en sortir ? La douleur était trop forte. Son corps était incapable d’y faire face.
Elian avala de l’eau depuis son outre et cela lui redonna un peu d’énergie. À quatre pattes, elle attrapa la dague de Narhem et s’approcha de lui. Elle était en piteux état. Il y avait fort à parier qu’elle ne survivrait pas. « Toi non plus » dit une petite voix dans sa tête.
Allait-il mourir ? L’esprit de Narhem s’envola. Il revit sa première femme, ses vignes. La nostalgie s’engouffra. Il eut envie de pleurer mais son corps n’en était pas capable.
- Pour Lorendel, murmura Elian.
À ces mots, Narhem ressentit un immense soulagement. Enfin une conséquence, enfin une raison ! Lorendel n’était finalement pas mort en vain. Narhem n’avait plus de regret à avoir. Tout avait un sens et même si sa propre mort était la conséquence, Narhem l’acceptait. Il donnait volontiers sa vie pour l’adolescent elfe. Tandis que la dague transperçait son cœur, Narhem se sentit en paix.
Les Eoxans ont-ils massacré les msumbis suite au décès de leur roi ?
oubliant qu’ils sauvaient aussi le loup si besoin, quitte à l’aider à tuer la biche => j'ai beaucoup aimé cette expression !
Bonne lecture !
Je ne crois pas qu’un seul appartement ait été épargné… à part peut-être ceux de votre femme et de sa mère. => omg Katherine a couché avec un elfe
- C’est beaucoup plus clair. Tout prend sens, lança Narhem.
- Qu’est-ce qui prend sens ? gronda Elian. Aucun lien de filiation n’a jamais empêché des elfes de…
=> je ne comprends pas la réplique d'Elian. Narhem venait juste de dire que la relation entre Elian et Dolandar prenait sens, il n'a jamais dit qu'ils ne couchaient pas ensemble.
Et sinon la mort de Narhem... Quand on ne connaît pas Adesis ni ce qu'a fait Elian, c'est très brutal et soudain. Pauvre Narhem qui ne voulait aucun mal à Elian ni aux elfes noirs survivants.
→ Certes, je n’avais pas prévu cette éventuelle conclusion mais il disait des exemples comme ça et puis il n’allait pas dire « ni votre maîtresse ». Il y a sûrement plein de chambres où les elfes n’ont pas mis les pieds, faut pas abuser. Le mec exagère à la marseillaise ;)
Normalement (mais je peux me tromper car le texte a beaucoup évolué entre les différentes versions), Elian précise à Narhem que Dolandar ne baise pas, ni avec elle, ni avec personne (contrairement au reste de l’escorte). D’où la conclusion faite par Elian sur cette réplique de Narhem (mais visiblement, ça n’est pas clair pour le lecteur).
La mort de Narhem est en effet très violente, très rapide et soudaine. C’est totalement voulu. Je veux que le lecteur soit choqué, limite perdu. C’est dommage que ça ne se ressente pas davantage dans la lecture générale, en fait. Par exemple, le roman est très équilibré : chaque personnage dispose d’environ le même nombre de pages et de chapitres, sauf Narhem qui en a 3 de moins que ses consœurs. Je veux que sa mort se ressente, que cela laisse un « vide ». Je ne suis pas certaine d’avoir totalement réussi mais j’ai essayé.
Il ne voulait en effet pas spécialement de mal à Elian (même si, de son point de vue à elle, l’effet n’est pas le même). Il avait « juste » besoin d’un phare, d’une ancre, d’un bâton sur lequel s’appuyer dans cette immortalité qu’il n’aurait jamais dû obtenir. C’est tombé sur Elian et il la chérissait, ne désirait que son bonheur afin qu’elle perdure et le suive dans son éternité à voir les siens mourir. C’était très égoïste, peut-être, mais très triste aussi. Je n’arrive même pas, personnellement, à concevoir Narhem comme le « méchant » de l’histoire. Je ne crois pas qu’il y ait de méchant, juste des gens qui vivent leurs vies et dont les destins se croisent.
Je n'ai pas la sensation que Narhem soit le méchant de Bintou. J'ai la sensation qu'il n'y a pas vraiment de méchant du côté de Bintou, juste une histoire d'amour compliquée. Elle porte le monde qu'elle façonne pour qu'Elian et Narhem puissent se rencontrer mais elle s'en fout un peu de Narhem en vrai...
J'entends ton point de vue sur la "perfection" d'Elian et pourtant, j'ai essayé de la rendre un peu niaise, très peu douée en gouvernance (ce qui est con quand on est reine), très imbue d'elle-même et têtue. Mais bon, je suppose qu'on ne peut pas plaire à tout le monde et Elian te sort par les trous de nez. C'est viscéral. Je crois qu'on n'y peut pas grand chose ;)
C'est très manichéen en effet du côté d'Elian. Elle voit le monde en blanc et noir, les gentils et les méchants, sans se rendre compte une seule seconde que le monde n'est pas si simple. Je la trouve aveugle et elle porte des oeillères. Par exemple, elle est très injuste envers Katherine quand elle la retrouve aux côtés de Narhem. On peut comprendre qu'elle se sente trahie (ce qu'elle est, d'ailleurs) mais Katherine n'a pas juste "écartée les cuisses" pour Narhem. Ca a été beaucoup plus subtil que ça. Pas sûr d'ailleurs que Katherine ait trahi Elian. Déjà parce qu'elle ne lui doit rien, et ensuite parce que Katherine oeuvre pour le bien de son peuple, et que c'est logique de tourner le dos aux elfes pour ça. Mais pour Elian, soit t'es avec moi, soit t'es contre moi. Jusqu'au bout, elle conservera cette manière de penser très fermée. Heureusement que Dolandar est là pour adoucir un peu car Elian reste un personnage à l'esprit très clôt (enfin je trouve).
Si lire l'arc d'Elian te fait chier, n'hésite pas à découvrir et commenter mes autres romans (comme la trilogie Magia par exemple).
Bonne lecture !