Chapitre 56 : Rhazek

Par Talharr

Rhazek :

Le Choriste était anéanti. Sans leur machine destructrice, ils étaient perdus. Lordal tombera aujourd’hui, songeait Rhazek en esquissant un sourire.

La mort l’entourait. Ce spectacle ne le dégoûtait pas. Ici ou là, des visages d’enfants figés dans l’horreur. C’est la guerre. Ils ont défendu les intérêts de leur royaume, se dit-il sans détour.

Les guerriers de Vaelan combattaient vaillamment, malgré l’espoir envolé. Même la tempête semblait annoncer la fin.

Un dernier grondement. Les portes de la cité s’ouvrirent, laissant surgir des bêtes aussi massives que les Crazstyr, armées de cornes redoutables. Elles étaient montées par des hommes. L’un portait une armure plus majestueuse, frappée d’une tête d’ours, surmontée d’un casque bleu et rouge terminé par une plume argentée.

     — Les revoilà. Les Taurgorn, dit Mirla.

Les guerriers de Vaelan battirent en retraite, laissant la place à ces créatures. Des flèches pleuvaient depuis les murailles.

Les premières lignes de Drazyl furent balayées en quelques instants. Des corps empalés aux cornes des Taurgorn pendaient dans les airs. Rhazek sentait même leur souffle fauve.

     — Crazstyr ! hurla-t-il.

Les bêtes foncèrent. Il en restait moins qu’au début, mais leur nombre surpassait toujours celui des Taurgorn.
L’affrontement fut titanesque : crocs et griffes contre cornes mortelles. Les rugissements des monstres figèrent les hommes alentour.

Sur le flanc, les troupes d’Erzic affrontaient elles aussi les Taurgorn.
Des blocs de feu s’écrasaient sur les murailles de Lordal. Comme Rhazek s’y attendait, elles résistèrent sans faillir : les pierres de Vaelan étaient réputées pour leur invincibilité.

Un Crazstyr fut soudain projeté dans les airs et s’écrasa devant lui. Son Kelrim cabra, manquant de le désarçonner. Mirla chuta, son destrier s’enfuyant.

Un Taurgorn approchait, fauchant les têtes, projetant les corps comme des poupées, embrochant tout sur son passage.
C’était celui du comte de Vaelan.

Le regard d’Alistair Vaelmont brillait d’un éclat farouche. Il souriait.

Mirla brandit son épée et se jeta sur lui.

     — Mirla ! Fuis, idiot ! hurla Rhazek.

Trop tard. La corne du Taurgorn frappa, et la tête du commandant roula aux pieds du Kelrim. Son corps trembla une dernière fois avant de s’effondrer.

Le destrier de Rhazek se figea face au Taurgorn.

     — Je suis désolé pour ton ami. Mais s’il m’avait atteint, il m’aurait tué, dit calmement le comte.

     — On est en guerre. Il n’a pas réfléchi et rejoint plus vite notre dieu, répondit Rhazek d’un ton glacial.

     — C’est vrai, Malkar peut être ton dieu. Car ta mère a tout sacrifié pour lui. Et toi, tu as été l’un de ces sacrifices, mon fils. Alion.

     — Je ne suis pas ton fils ! Le bâtard est mort ! Vous, et la traîtresse Elira, irez le rejoindre.

     — Ne te souviens-tu pas de mon nom ? Je suis Alistair Vaelmont. Et toi, tu es Alion Vaelmont. Ta sœur, Aelia, ne s’en souvenait pas non plus. Aujourd’hui, elle se bat pour sauver ce monde.

Sa voix était douce, presque apaisante, alors que la mort frappait tout autour.

     — Ta mère a essayé de te protéger. Le jour où les mages sont venus vous arracher à nous. Ta sœur pleurait, hurlait qu’on vous laisse.

Une image tenta de surgir : une fillette blonde aux yeux verts, serrant sa main en pleurant.
Elle s’évanouit aussitôt.

     — Vos tours de magie ne marcheront pas ! Je sais qui je suis ! Rhazek, fils de Rhazlir III, l’élu de Malkar ! Je suis le Serpent !

     — Non, tu n’es pas le Serpent, mon fils. 

La voix ne venait pas du comte. Elle résonnait dans son crâne.

     — Erzic t’a trompé. Le véritable Serpent est dans les Terres Abandonnées. Il veut libérer le père de ce monde : Dalar.

    — Mère… trop lâche pour venir sur le champ de bataille ?

Rhazek fixait le Taurgorn. Ça pouvait être une ruse.

    — Malkar n’aurait jamais voulu de telles batailles. Pas en son nom.

    — Vous radotez. Mais il y a bien eu une grande guerre entre Malkar et Talharr. Pourquoi celle-ci serait différente ?

    — Parce que Malkar avait été corrompu. Sa défaite lui a ouvert les yeux, mais il était trop tard. Il ne voudrait pas que les erreurs du passé se répètent.

    — Assez ! Je ne tomberai pas dans votre stupide piège. La mort vous attend, inutile de gagner du temps.

    — Alion. Je sais que tu es là. Je suis désolée…

La voix d’Elira se brisa.

    — J’espère que Dalar ne gagnera pas. J’espère que ta sœur nous sauvera tous. Mais si je ne peux te ramener, alors je n’aurai pas le choix. Je t’aime, mon fils.

Un hurlement lui échappa. Son crâne se fendait de douleurs, comme si des aiguilles fouillaient son esprit.

    — Tout va bien se passer. Je te le promets.

Des images se bousculèrent : Lordal au printemps, une fillette blonde à sa main. Alistair et Elira souriant. Des rires, des larmes. Puis Mahldryl, les cachots, Rhazlir III, les cris de sa mère. Et la voix de Malkar. Non, pas Malkar : Dalar.

Qu’est-ce qui m’arrive !

    — Te souviens-tu ? demanda Alistair.

Rhazek planta ses yeux dans ceux du comte. La haine s’effaçait. Quelque chose de nouveau coulait en lui.

Je suis roi de Drazyl… Je suis le serviteur de Malk… Dalar…

    — Mon fils. Quel est ton prénom ? demanda Elira, pleine d’espoir.

    — Je… Rha… Alio… je ne sais plus ! Je ne sais plus qui je suis !

Il hurla au milieu du champ de bataille. Je devais devenir l’homme le plus puissant… Pourquoi n’en ai-je plus envie ?

    — Viens avec moi, l’appela Alistair. Reformons notre famille.

Rhazek hésita.

     — Il est trop tard… J’ai fait trop de sacrifices pour m’arrêter maintenant.

     — Tu n’y es pour rien. Tu as été manipulé. Viens. Revois Aelia. Sers le véritable Malkar, dit le comte.

Les bruits de bataille étaient toujours étouffés. Seuls les fils qui se tissaient et les mots occupaient toutes ses pensées.

Elira ajouta, douce :

    — Écoute ton père, Alion. J'ai cru t'avoir perdu pour toujours. Pars avec nous. Laisse Erzic dans son aveuglement.

Un duel intérieur déchirait Rhazek. Malkar t’a tout donné !
Non, j’ai été trompé… Erzic, Dalar… tous ?

Aelia…

Qui suis-je ?

Le Taurgorn d’Alistair découpait des guerriers de Drazyl.

Mes hommes…

Les bruits de bataille revinrent. Les Taurgorn et les Crazstyr s’étripaient, les flèches sifflaient.

Rhazek leva les yeux. Lordal. Le Choriste en feu.

Je n’en peux plus. Je ne veux plus de ça.

Il se tourna vers Alistair, toujours souriant malgré le sang sur ses habits.

    — Je vous suis…

Trop tard.
Un Crazstyr blessé surgit et happa le comte dans ses crocs. Le Taurgorn réagit, embrochant la bête. Rhazek bondit de son Kelrim, se jeta auprès d’Alistair.

Il le tira des mâchoires et le déposa au sol. Autour d’eux, le monde s’effaça.

Des larmes roulèrent sur ses joues. Alistair les vit, et sourit encore.

    — Tu es enfin de retour, mon fils. J’aurais…

Le comte s’interrompit dans une quinte de toux douloureuse.

    — Elira ! Mère ?! J’ai besoin de vous ! Père a besoin de soin… supplia Rhazek.

Aucune réponse. La connexion psychique avec Elira s’était rompue.

     — J’aurais tant voulu te voir grandir. Tu es devenu… un si beau et grand homme, dit Alistair avec peine.

Rhazek le regardait, le cœur serré. Jamais il n’avait ressenti de telles émotions. Il était perdu.

     — Je vais mourir en ayant essayé de protéger mon foyer, ma famille. Je ne pouvais… rêver plus belle mort. Dis à ta sœur que je l’aime, et que je l’aimerai toujours. Je serai toujours là pour elle. Comme pour toi, mon fils. Jamais je ne t’ai oublié…

Sa respiration s’affaiblissait.

    — Avant de partir, j’ai une seule demande. Dis-moi ton prénom.

    — Je… hésita le jeune roi.

Le regard d’Alistair resta tendre, même tandis que la mort s’approchait. Sa main se posa sur celle de son fils. Rhazek trembla.

    — Je suis… Alion Vaelmont.

Le comte Vaelmont sourit une dernière fois.

    — Alors je pars comblé. Mais j’ai deux autres demandes : protège notre famille… et ne vis jamais avec des remords. C’est tout ce que je souhaite, mon fi…

Il n’acheva pas. Sa main se glaça dans celle d’Alion, qui éclata en sanglots. Pourrait-il seulement accomplir les vœux de son père ?

Le Taurgorn s’approcha et renifla la dépouille, comme pour l’honorer. Ses yeux rouges croisèrent ceux d’Alion. Ses cornes dégoulinaient de sang. Son souffle chaud effleura le visage du jeune homme.

    — Puis-je ? murmura Alion en se relevant.

La bête inclina la tête. Alion grimpa sur son dos, guidé par une certitude nouvelle. Ses souvenirs demeuraient flous, Rhazek flottait encore en lui. 

La couronne serpentine glissa, puis s’enfonça dans la boue mêlée de sang. Venait-il de se libérer ? 

Il jeta un dernier regard au champ de bataille, puis lança son destrier vers la cité — vers sa mère, vers un nouveau destin.

Et dans un coin de son âme, une promesse brûlait déjà :
Je me vengerai, Erzic. Tu me supplieras de t’achever.

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