Aelia :
Depuis combien de temps avançaient-ils dans le couloir de la tour ? Elle n’avait pourtant pas eu l’air aussi grande de l’extérieur.
La petite boule enflammée continuait de guider leurs pas, évitant de possibles pièges. Seul le bruit de leurs bottes résonnait, aucun autre son. Se pouvait-il qu’ils gagnent ? S’il n’y avait pas d’ennemi, qu’est-ce qui les en empêcherait ?
Une pointe d’optimisme envahit Aelia. Mais l’image de sa vision—tous les corps de ses amis dans la tour—refit aussitôt surface. Elle serra fort la main qu’elle tenait dans la sienne.
— Ne me la brise pas. J’en aurai besoin si nous devons combattre, lui sourit Arnitan.
Ses doutes s’envolèrent immédiatement. Il ne leur arriverait rien tant qu’ils resteraient ensemble.
— Désolée…, dit-elle en desserrant sa prise.
Arnitan répondit d’un clin d’œil. Ils avaient peu parlé depuis leur entrée dans la tour. Tous préféraient écouter ce silence de mort. Chacun se préparait à ce qui pourrait se produire. À ce qu’ils allaient affronter.
Sairen et Lordan étaient redevenus ses ombres. Le jeune comte de Baltan fixait droit devant lui, pensant sûrement à son rôle : le protecteur de l’Hirondelle.
— Tu la reverras, Sairen. J’en suis persuadée. Je ne veux pas que tu combattes pour moi, dit Aelia.
Sairen se tourna lentement vers elle, comme s’il luttait contre ses pensées :
— Aelia. Le Cercle de Baltan me l’a annoncé. Je suis le protecteur de l’Hirondelle, c’est-à-dire de toi. Je ne peux pas faillir à ma mission. Notre royaume, nos comtés, cette Terre comptent sur nous.
Lordan et Arnitan écoutaient, sans intervenir.
— Je sais, j’étais présente, et je suis heureuse que ce soit toi qui aies été choisi pour ce rôle. Même si j’aurais pensé que ça irait comme un gant à un certain garde.
— J’ai déjà les rôles de maître d’armes et de garde qui doit te suivre partout. Sans qu’aucun dieu ne me choisisse. Je dois être sacrément fou, rit Lordan.
Ils rirent doucement tous les quatre, un rire qui réchauffa l’air et les cœurs.
— Je veux que vous me promettiez une chose, dit-elle au garde et au jeune comte.
Ils se regardèrent, un peu tendus.
— Si je vous demande de vous enfuir, vous fuyez. Si vous savez que vous ne pouvez pas me sauver, sauvez-vous. Votre vie n’est pas moins importante que la mienne ou celle d’Arnitan. Nous ne sommes là que pour ouvrir des passages, mais le reste, c’est ce que nous sommes qui dictera le destin de la Terre de Talharr.
Les trois jeunes hommes restèrent bouche bée.
— Si j’avais su que j’avais affaire à une philosophe…, sourit Lordan.
Aelia lui donna un coup de coude qui le fit toussoter.
— Tu sais très bien que c’est faux, Aelia. Vous êtes les élus de Talharr. Sans vous, nous perdons notre plus grand espoir de victoire. Nous ne pouvons pas nous le permettre, rétorqua gravement Sairen.
— Non…
— Il a raison, mademoiselle. Nous ne sommes pas des idiots. Nous te protégerons et, si on te dit de fuir, tu fuis. Pareil pour toi, Arnitan. Si nous n’arrivons pas à gagner cette bataille, ce ne sera pas la fin. C’est celui qui gagne la guerre qui l’emporte, dit Lordan.
— Mais… Arlietta… Et toi, Sairen ? Quelqu’un t’attend aussi.
— Je compte bien la retrouver. Et je la retrouverai, dans ce monde ou dans un autre, répondit Sairen.
— Je n’ai pas non plus l’intention d’abandonner ma Lietta. Mais s’il devait nous arriver quoi que ce soit, jure-moi de les protéger et de continuer à te battre, dit Lordan.
Jamais elle ne l’avait vu aussi sérieux. Elle allait rétorquer, mais les visages déterminés de Sairen et de Lordan l’obligèrent à se rendre. Je trouverai un moyen, se dit-elle.
— Vous pensez qu’on a bien fait de se séparer en deux groupes ? demanda Lordan, changeant de sujet.
— Si on avait été trop nombreux, nous aurions dû faire attention à chacun et nos mouvements de combat auraient été réduits, répondit Arnitan.
Le garde acquiesça, le regard triste.
— Je suis certaine qu’ils sont plus en sécurité que nous en ce moment, lui sourit Aelia.
Elle se tourna vers Arnitan :
— Penses-tu que Wolfrharr et Hirtyl nous aideront ? chuchota-t-elle.
— J’ai déjà fait appel au loup géant. Je lui ai demandé de protéger nos amis devant la tour, dit-il.
— Oh. Je devrais faire de même, mais je ne sais pas comment faire…
— Il suffit que tu penses à elle en lui demandant ce que tu souhaites, sourit-il.
Aelia ferma les yeux quelques instants, pensa à son hirondelle géante—celle qui l’avait sauvée d’une mort certaine. Une chaleur douce monta en elle. Une petite voix sifflante apparut :
Je les protégerai, jeune Hirondelle. Détruis ce dieu.
Aelia rouvrit les yeux, une lueur d’espoir naissante.
— Pas si difficile, n’est-ce pas ? sourit encore Arnitan.
Elle le gratifia d’un baiser. Leurs amis seraient en sécurité grâce à lui.
Ils reprirent en silence. Toujours le même couloir : aucune porte, aucun escalier, rien que des tableaux de monstres, de batailles, de morts.
Elle pensa alors à Patan. La présence de la grosse boule de poil aurait été réconfortante.
Soudain, Calir s’arrêta près d’un des tableaux. Brelan le remarqua et l’interpella :
— On n’a pas le temps de faire une visite. Je vous avais pourtant prévenus de…
— C’est ici, le coupa simplement Calir.
— Ici ? À part un tableau, je ne vois rien d’autre.
— Jeune Loup et jeune Hirondelle, pouvez-vous poser vos mains sur le tableau ?
Toujours main dans la main, ils avancèrent. Plus ils s’approchaient, plus Aelia sentait une chaleur se répandre en elle. Ils posèrent leur main libre sur la toile, qui représentait une carte du monde—bien qu’elle semblât différente de celle que connaissait la jeune comtesse.
Pendant quelques instants, rien ne se produisit. Seulement une chaleur écrasante qui les assiégeait tous deux.
— Assez perdu de temps : il faut…, commença Brelan, coupé par un halo de lumière.
Plus puissant encore que celui d’Aelia devant la porte. Les deux élus étaient illuminés par leurs marques. La jeune comtesse, terrifiée, souriait. Heureuse.
Il était près d’elle, sa main toujours dans la sienne. Si elle était restée la jeune comtesse de Vaelan, jamais elle n’aurait vécu cela. Elle serait sans doute mariée à Sairen ou à un autre prétendant pour lequel elle n’aurait éprouvé le moindre sentiment. Une vie malheureuse. Alors oui, elle avait peur de ce qu’ils allaient affronter ou découvrir, mais elle se sentait à sa place. J’ai voyagé, je l’ai trouvé, lui ; quoi qu’il m’arrive, je suis reconnaissante, se dit-elle.
La lumière s’envola, laissant apparaître un nouveau couloir. Cette fois, il était éclairé, et l’on distinguait une porte au fond.
Aelia surprit Brelan à dévisager Calir.
— Comment avez-vous su que c’était ici ? Et ce qu’il fallait faire ?
— Dans mes voyages et lectures, on mentionnait souvent que chaque dieu forgeait un nouveau monde. Et c’était la seule carte que l’on a croisée jusqu’à présent, expliqua le messager.
La petite assemblée fut convaincue, mais ni Sylros ni les deux élus : il y avait autre chose.
— Je vous avais bien dit que je vous serais utile, sourit Calir.
Ils avancèrent dans le couloir éclairé—le seul endroit de la tour qui n’avait pas été glacial—puis s’arrêtèrent face à une porte sombre aux reliefs écaillés.
— C’est sûrement notre dernière étape. Restez sur vos gardes ; ce serait trop simple autrement, dit Brelan.
Personne n’osa répondre. La peur les envahissait.
Brethin ouvrit la porte. Les guerriers entrèrent les premiers, suivis des mages et des élus.
Un spectacle grandiose s’offrit à eux : un dôme immense, les piliers argentés, les voûtes dorées, les murs plus sombres, une grande tapisserie courant tout du long, sublimée par les torches. Elle représentait l’histoire de la Terre de Talharr : le premier dieu, Dalar, créant le monde, l’homme et les créatures. Puis vinrent les demi-dieux, Malkar et Talharr, figurés enfants près d’une femme aux cheveux argentés, à demi-nue. Puis les guerres, la mort, et les défaites de Dalar et de Malkar. La suite de la tapisserie était brûlée, comme si l’on refusait de reconnaître le règne de Talharr.
Au centre, entouré de piliers, un rocher illuminé par une lumière tombant du plafond. Aelia y sentait une magie puissante, plus que tout ce qu’elle avait ressenti. Sylros aussi, à en croire son regard troublé.
Calir, lui, souriait. Posté devant un autre pan de tapisserie qu’Aelia n’avait pas remarqué : un serpent géant terrassant ce qui devait être Wolfrharr. Hirtyl y figurait, simple observatrice.
Jamais cela n’aura lieu. Jamais je ne laisserai Arnitan se faire tuer sans intervenir.
— Tous en position ! ordonna Brelan.
Les guerriers se postèrent autour du rocher. Sylros et Aelia restèrent face à lui, prêts à invoquer tous les sorts qu’ils connaissaient. Calir s’abritait derrière un pilier.
Et Arnitan s’avançait vers l’émanation de magie.
Aelia pria en silence.
Le jeune Loup resta longuement devant le rocher, immobile. Il tourna le regard vers elle. Il souriait. Tout ira bien.
Elle réussit à lui rendre un timide sourire avant que la peur ne la rattrape.
Les guerriers, campés sur leurs jambes, attendaient de frapper tout ce qui surgirait du rocher.
Arnitan sortit sa dague à tête de loup. Pourquoi ? Aelia l’ignorait. Pour venger son père ?
Il frappa. Une fois… deux fois. Le bruit se répercuta dans toute la pièce. Un air de défi régnait.
Une lumière jaune commença à apparaître et, après plusieurs coups, engloutit Arnitan.
Une odeur d’ozone et de pierre chauffée envahit le dôme.
Un bourdonnement assourdissant—ce n’était pas un bruit, mais une voix—gonfla à ses oreilles :
— Frappe ! Libère-moi ! Le monde connaîtra une nouvelle ère !
Aelia fut glacée d’effroi. Ils ne détruisaient pas un dieu : ils en libéraient un.
— Arnitan ! hurla-t-elle.
Le jeune homme ne l’entendit pas ; il continuait de frapper. La lumière gagnait en puissance.
Elle s’élança vers lui, la main en visière. Elle cria encore, mais un souffle d’explosion la projeta en arrière. Elle s’écrasa, le souffle coupé. D’autres armures tintaient contre la pierre.
Un halo de lumière surpuissant l’empêchait de voir quoi que ce soit.
La voix sombre se rapprochait.
Malgré la peur, elle ne pensa pas une seule seconde à fuir. Elle s’était promis de le protéger, de les protéger. Sinon qui le ferait ?
Je n’abandonnerai pas. Je viens à peine de trouver le bonheur, pensa-t-elle.