CHAPITRE 58
1.
Un nouveau matin, après une nuit sans sommeil. Les yeux ouverts dans le noir, j’ai fait le compte des pertes et des trouvailles de ces dernières temps. Je me lève après le départ de Greg pour Trinity, enfile des vêtements souples parmi ceux qu’Akira m’a achetés au Japon.
Depuis ma blessure, je ne me suis jamais aventurée hors de notre chambre, si ce n’est pour aller dans la salle de bains, deux pas et immédiat virage à droite. Amy ou Greg m’ont apporté de l’eau et (récemment) des yaourts liquides. Je n’ai pas faim.
Mais ce matin, je marche lentement, un pas après l’autre, au-delà du territoire que je me suis assigné le temps de ma convalescence.
Je me concentre sur mes pieds, surtout le rescapé, et leurs ongles de toutes les couleurs. Amy s’est amusée avec ses vernis.
Oui, je marche correctement mais la hantise irrationnelle que le pied raccommodé se détache de ma jambe ne me quitte pas.
Me concentrer sur mon pied m’a permis d’arriver jusqu'à la chambre partagée par Akira et Katsumi. Son abandon est perceptible. Je regarde le lit, dans lequel personne n’a dormi depuis un mois. J’effleure l’oreiller d’Akira, soulève le drap, découvre le T-shirt que je lui ai offert en arrivant au Japon, une vue aerienne des cinq volcans de l'État de Washington sur fond bleu marine. Akira le portait pour dormir. Je m’en empare, enfouis mon visage dans le coton imprégné de son odeur. Je me sens plus proche de lui que jamais.
J’enfile le T-shirt au-dessus du mien. J’ai attaché le collier de perles à mon cou en me levant. Avec la bague mosaïque et mon alliance médiévale, je suis vêtue et parée par tous les hommes que j’aime.
Je garde espoir parce que c’est la nature de l’espoir - la mauvaise herbe de nos émotions. L’espoir réapparaît toujours. Ses racines ne se dessèchent pas et résistent aux tentatives d’arrachage. Mon téléphone me suit partout : j’attends l’appel. La voix aimée qui dira :
- Xavier ? Qu’est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que je fais dans un hôpital ? Viens me chercher !
L’appel qui ne vient pas… et me force à envisager une vie sans mon frère. Oui, je vivrai, mais il manquera un élément essentiel. Un peu comme si je m'éveillais dans un univers parallèle où les couleurs ont disparu.
2.
- Maxou ? C’est moi !
Je vois en contrebas Amy, vêtue d’une robe d’un jaune éclatant artistiquement déchirée, agiter la clef qu’elle utilise pour entrer. Elle monte me rejoindre, ravie de me voir hors de ma zone habituelle.
- Tu vas descendre ? dit-elle, pleine d’espoir. Je t’aide ?
Elle prend mon bras. Avant même de poser le pied sur la marche, la cuisine et l’espace qui l’entoure en contrebas semblent se précipiter à ma rencontre, comme ils le feraient si j'étais en chute libre. Je me rejette en arrière. Soudain, j’ai très chaud. Je me retrouve assise en haut de l’escalier. Amy s’accroupit à mes côtés, deux marches plus bas.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? demande-t-elle.
- Un… une impression de vertige. Ça va passer. Je n’ai pas bien dormi.
Elle pose son sac en bandoulière sur la marche près d’elle, et y cherche quelque chose.
- Pourquoi pas ? dit-elle avec bonne humeur. On est bien, là… Tiens, j’ai amené du yaourt, j’ai ajoute des fruits dedans. Tu en veux ?
Elle sort un container en plastique et deux petites cuillères. Sans se laisser démonter par mon silence, elle ajoute :
- Bon, je commence, je n’ai pas petit-déjeuné.
Je la regarde plonger une cuillère dans la substance crémeuse, et sans même y penser, je fais de même. Elle a ajouté des quartiers de mandarines au yaourt à la grecque et saupoudré de cassonade, qui crisse agréablement sous la dent.
- Cynthia a appelé Maman, dit Amy. Tu sais, la mère des enfants… Elle va se remarier le mois prochain. Elle craignait qu’on le prenne mal…
Elle fait un geste de la main.
- Pourquoi on le prendrait mal, je ne sais pas. Jackson et elle se sont séparés depuis quand… Deux ans, presque ! On a eu le temps de se faire à l'idée que c’était fini, entre eux ! Et puis - vrai motif de son appel, à mon avis - elle nous a demandé de prendre les enfants pendant une semaine après la cérémonie, elle part en voyage de noces à Aruba. Maman m’a demandé de l’aider, j'appréhende un peu.
Elle me regarde sans rien ajouter. J’interviens.
- Tu pourrais les amener ici ? On leur ferait faire des activités… Des petits biscuits en forme de hiéroglyphes pour Aly, par exemple ?
Amy me regarde avec une surprise ravie.
- Aly et les hiéroglyphes, tu te souviens de ça ?
- Oui, bien sûr ! Ça amusait beaucoup Jackson… Attends, nous étions à ton chevet, Vilma, Jackson et moi, après ton appendicite. Il disait qu’il allait apprendre l’Egyptien ancien lui aussi, et il imaginait Aly corrigeant ses hiéroglyphes par-dessus son épaule… C’était trop drôle !
Elle rit, grimpe les deux marches qui nous séparent et m’embrasse sur la joue, un baiser qui sent la mandarine.
- Ça me fait tellement de bien d’entendre parler de Jackson comme ça, une anecdote à l'improviste… Oui, à l’hôpital ! Je l’entendais parler, mais j’avais du mal à comprendre, comme si j’étais sous l’eau, je ne saisissais pas tout…
Elle regarde soudain ma main gauche et remarque l’alliance noircie.
- Qu’est-ce que tu as au doigt ?
- Justement, je voulais te poser la question. Est-ce toi qui l’as trouvée ? Elle était avec le collier de perles sur ma table de chevet.
- Alors c’est un bijou… une bague… Je n’étais pas sure. C’est Libby qui l’a repérée.
- Où ?
- Dans la voiture ! Dans la voiture d’Akira. Quand on vous a ramassés… Attends, je te raconte. On a suivi Akira et Greg dans le jardin de cette villa, quand le portail s’est ouvert. Ils sont sortis de la voiture, se sont engouffrés dans la maison… Libby est restée à distance. On a attendu. Et quelques minutes après, cette explosion !
Instinctivement, elle frissonne, ses bras s’agrippent l’un à l'autre.
- J’ai eu si peur ! J’ai pensé que vous étiez tous morts, et qu’on allait exploser nous aussi. Des débris sont tombés tout autour de nous et sur la voiture. La villa anéantie… et devant nous, vous trois, vos corps calcinés… Libby est sortie de la voiture, j’allais faire pareil, elle s’est tournée vers moi, avec cette expression féroce ! Elle m’a dit, ‘tu restes dedans, tu es Normale, trop dangereux !” Les débris continuaient de pleuvoir. Je suis restée figée… J'étais terrifiée, tu penses… Elle a couru, je l’ai vue se pencher vers vous, et puis, elle a soulevé Greg, en sang, l’a mis à l'arrière de notre voiture, puis toi, pareil. Elle m’a dit “elle a perdu son pied, tu le vois ?’ C’était tellement… irréel. Et moi, obéissante, je regarde autour de nous, je vois ton pied un peu plus loin sur la pelouse, je cours le chercher malgré les cris de Libby, je me disais ‘en fait, je rêve, je suis dans mon lit.’ Elle a mis Akira dans l’autre voiture. Les clefs étaient sur le tableau de bord. Elle avait du sang partout, votre sang a vous, mais elle était calme, c’est le côté immortel je suppose… Vous avez tous vécu des choses comme ça, c’est la routine…
Je fais un petit mouvement de tête pour nuancer sa dernière phrase, mais je ne veux pas l'interrompre.
- Alors, elle m’a dit de vous conduire tous les deux ici, pendant qu’elle irait à Harborview avec Akira, pour que Milo s’occupe de lui. On a entendu les sirènes de police au moment où on démarrait… On n’a pas traîné, je peux te le dire.
Je pose la main sur la sienne.
- Merci d’avoir trouvé mon pied !
Elle rit.
- Ce n’est pas quelque chose qu’on a l’occasion de dire tous les jours ! Alors pour en revenir à cet anneau… On a eu de la chance, la police ne nous a pas vues. Mais on ne sait jamais. On s’est dit qu’il fallait se débarrasser des deux voitures, tout ce sang, ces indices. On les a nettoyées le mieux possible. La nôtre, on l’a donnée à une association caritative, ils vendent les voitures qu’ils reçoivent, tu vois le but, c’est le maximum d'intermédiaires entre la voiture et nous. Et l’autre, là aussi nettoyage intensif et on l’a envoyée à la casse, carrément. Deux de ses vitres avaient explosé. Et comme c’est celle dans laquelle Akira et Greg sont venus, on s’est dit qu’elle serait plus incriminante. Bref. Nettoyage à fond, et on n’a rien laissé, aucun objet qui traîne… Libby tenait ce petit anneau et le regardait, et elle m’a demandé de te le donner. Sa Familière lui a dit que c'était à toi, apparemment. Qu’est-ce que c’est ?
Je fais une pause avant de répondre.
- Mon alliance. Celle de mon premier mariage.
Saisie, Amy me regarde.
- Ton premier mariage ? Ça remonte à quand ?
- Quinzième siècle… Je crois ? On me l’a volée quand mon mari est mort. Je ne pensais pas la revoir.
- Donc en Europe… Comment a-t-elle pu arriver jusqu’ici … ?
Je fais un geste d’ignorance. Amy, dans un mouvement qui me surprend, pose la tête sur mes genoux, qu’elle entoure de ses bras.
- Le monde est incompréhensible… dit-elle doucement. C’est ce que j’ai appris ces derniers mois. Et tu sais quoi ? Ce n’est pas une mauvaise chose. Ton alliance qui traverse les siècles et les continents… Et cette bombe…
Elle relève la tête, une expression de défi dans le regard.
- Tu sais ce qui est incompréhensible à propos de cette bombe ? J'étais en panique quand c’est arrivé, bien sûr. Mais depuis, quand j’y pense, ce que je ressens, c’est un soulagement, une impression paisible. Bizarre, non ? J’en ai parlé avec Libby, et aussi ce groupe de soutien, Twinless Twins. Sans tout leur dire, évidemment. En fait, je crois que quelque part, je me sens coupable d'être toujours en vie alors que Jackson est mort. Objectivement, si l’un de nous deux devait disparaître, ça aurait dû être moi. Jackson était père de famille, en train de réussir sa vie professionnelle. Moi… Apparemment, ce genre de logique affecte beaucoup de jumeaux survivants. Alors, cette bombe terrifiante, ça m'a un peu soulagée de ce complexe. J’ai failli mourir.
- Oui, tu aurais pu y rester…
Je frotte ses épaules, imaginant la catastrophe de sa disparition.
- Euh, l’escalier, c’est une nouvelle tradition ?
Nous n’avons pas entendu Libby arriver. Elle se tient en bas des marches, et nous regarde assises sur les marches, penchant la tête de côté pour montrer sa perplexité.
Amy se lève aussitôt, et me tenant la main, m’aide à me déplier moi aussi, puis à descendre les marches.
- Tu ne m’as pas dit quelle couleur de vernis tu préfères, commente-t-elle. J’aime bien le vert pâle.
Les bleus ou verts ne m’attirent pas. J’ai vu ces couleurs sur les ongles de morts, de noyés au cours des siècles. Mais je devine qu’Amy veut m’aider à éviter le vertige en parlant de couleurs de vernis. Elle n’a pas besoin de mes souvenirs morbides. Je réponds :
- Le rose nacré… On dirait l'intérieur d’un coquillage.
3.
Je regarde autour de moi, la cuisine, l’espace autour de la table ronde, le divan, avec l’impression de retrouvailles après une longue absence. Rien n’est différent, d'où ce sentiment d'étrangeté, pour moi qui suis en plein chaos.
Le calendrier accroché au mur de la cuisine est resté au mois de septembre, alors que nous sommes… Fin octobre ? Début novembre ? Dans la case du vendredi 27 septembre, quelqu’un (je soupçonne Amy) a dessiné un nuage avec le mot BOOM en travers.
Amy et Libby parlent, il s’agit de Vilma à qui Libby vient de rendre visite. L'échange est soudain tendu, le visage d’Amy se transforme sous l’effet d’une soudaine indignation, si différent de l’expression bienveillante à laquelle suis habituée. Elle fait un brusque geste du bras, parle fort mais je n’entends pas. Mes pensées douloureuses et les questions qui vont avec prennent toute la place. Les paroles glissent sur moi. Amy sort - je saisis qu’elle va de l’autre côté du duplex, sans doute parler avec sa grand-mère. Après son départ, Libby se tourne vers moi et soupire.
- Vilma était paisible quand je l’ai quittée. On a prié ensemble. Qu’est-ce que Amy voulait, que je lui mente ? Elle a toute sa tête !
D’un geste, elle m’invite à m'asseoir autour de la table ronde, sort une carafe d’eau du frigidaire et me verse un grand verre, qu’elle pose devant moi. Un vague agacement qu’elle se comporte en hôtesse dans ma maison - ma cuisine - me traverse, mais disparaît aussitôt, indication de mon manque d'énergie.
Libby s’assoit à mes côtés, avec son propre verre d’eau, boit deux gorgées et soupire.
- Il faut que tu manges, Max. Le vertige, cette faiblesse… ton organisme a besoin d’énergie ! Tu as suffisamment dormi. Tes blessures sont réparées. Tu dois remonter la pente !
Je hoche la tête sans répondre. Elle a raison. Elle se penche vers moi.
- Comment te sens-tu ? Explique-moi !
Je frotte mon visage, mes yeux, cherchant mes mots. Libby intervient à nouveau.
- Tu veux que je te dise ce que je pense ?
Inutile de répondre, elle a déjà pris son élan pour assener une tirade dont je devine les articulations : 1. j’ai agi à l’aveuglette sans prendre l’avis de personne quelle folie, 2. au lieu de demander ses conseils, 3. je dois reprendre du poil de la bête et faire pénitence.
Mais je fais fausse route.
- C’est admirable, ce que tu as réussi. Et toute seule, sans rien demander à personne. Quand j’ai su ce que tu avais entrepris, je suis tombée à genoux - je n'exagère pas. J’ai remercié le Ciel de ton initiative. J’ai prié pour toi. Ma Familière venait de surgir et de tout m'expliquer. Tu as… J’ai…
Elle cherche ses mots, soudain dans une émotion qui la surprend elle-même. Elle baisse la voix.
- Je suis la seule, avec toi, qui les aies connus dans le passé, puis ici, à notre époque. J’ai rencontré Bergaud, tu le sais.
- Quand ? Où ?
Son visage s'assombrit. Après un moment de silence, elle se lance.
- Sans doute deux ou trois siècles après toi. En Afrique du Nord. C’est surtout Bergaud à qui j’ai eu affaire mais les deux autres étaient là, dans les coulisses. Aemouna a fait le rapprochement avec ce que tu lui avais raconté dans ce couvent, dans les Alpes. Ils ont… J’avais une amie, encore très jeune. Ravissante. Ils ont croisé son chemin et l’ont enlevée. Je me suis précipitée, j'ai réussi à les localiser, essayé de négocier. Pour qu’ils me la rendent.
Elle pousse un petit rire amer.
- Elle était déjà morte. Elle n’a pas survécu longtemps entre leurs mains. Ce qu’ils ne m’ont pas dit, évidemment.
Elle secoue la tête, comme déroutée par l’ampleur du chagrin toujours présent.
- Quand j’ai compris, j’ai enfoncé un couteau dans le ventre de ce Bergaud. Ça m’a permis de fuir. Mais je me suis jurée de les détruire. Surtout lui, Bergaud.
Brièvement, je suis traversée par la détresse qu’a dû éprouver l’amie de Libby. Je respire rapidement pour dissiper ces émotions qui ne m’appartiennent pas.
- Comment as-tu su ? Qu’elle était morte ?
Un sourire dont la douceur me surprend apparaît sur son visage.
- Elle me l’a dit… Elle est venue me parler. Et elle est devenue ma Familière.
4.
Nous sommes silencieuses. Si nous étions américaines, nous aurions sans doute échangé une hug. Ce moment où nous contenons nos émotions communes tissent des liens de sœurs.
- Quand j’ai compris qu’ils étaient dans notre région, j’ai échafaudé un plan… dit-elle soudain. Enfin, j’ai essayé. Je savais que j’aurais besoin de ton aide. Je voulais attendre d’avoir tout mis en place pour te parler. Tu m’as prise de vitesse. Je me prenais pour un général… j’ai l’habitude de diriger. Mais tu es la vraie guerrière, ici. Alors, Bergaud, c’est toi aussi ? Tu as joué à leur jeu - tu les as manipulés, et ils l’ont éliminé sans que tu aies besoin de frapper !
- Non, ce n’est pas comme ça… Déjà, je voulais qu’il m’en dise plus sur Aemouna. C’est mon grand regret, enfin, un de mes grands regrets, ça…
- Non !
Libby pose son verre d’eau si brutalement que le bruit mat me fait sursauter. Son contenu éclabousse la table.
- Ne te laisse pas embarquer dans cette quête ! Ils ne savent - ne savaient pas où elle est. C’est leur truc, ça, monnayer des informations qu’ils n’ont pas. Surtout Bergaud.
- Mais… Milo disait…
Libby, tout en éponger les éclaboussures, s’efforce de dominer sa colère. Son visage se durcit et ses lèvres s’affinent.
- Je sais ce qu’il disait, dit-elle en martelant les syllabes. Milo a un côté obsessif, figure-toi.
Sa posture s’assouplit tandis qu’elle s’assoit à nouveau près de moi.
- Moi aussi, je me demande où Aemouna se trouve. Mais tu comprends, elle va et vient, et parfois elle disparaît. Ça fait partie de son métier, elle enquête, elle rassemble des informations.
Elle voit à mon regard que j’ai du mal à suivre.
- Aemouna est une espionne, tu l’as compris, ça ? Une sorte d’agente secrète, qui agit seule, selon son inspiration. C’est dangereux, oui. Ça rapporte, énormément, selon les circonstances. Parfois, personne ne le saura jamais, elle a changé le cours de l’histoire, et toujours dans le sens de la justice, de la protection des plus vulnérables. Mais nous qui l’aimons, nous vivons dans cette inquiétude quand elle disparaît. C’est déjà arrivé ! Pas aussi longtemps, c’est vrai. Mais Milo, là, il vire dans la paranoïa ! Il t’a montré ‘la main’, je suppose ?
- Euh… oui… tu ne crois pas que c’est la sienne ?
Libby émet une sorte de gémissement lassé.
- Je n’en sais rien… C’est la main d’une femme Semblable, oui. Pas forcément la sienne. Quand je pense qu’il t’a reproché de ne pas avoir appris davantage sur elle ! J’étais furieuse !
Elle ferme les yeux un instant comme pour prévenir une nouvelle explosion de colère.
- Tu sais ce que je fais quand je suis en colère contre lui ? Il est très intense, il a besoin qu’on le secoue un peu quand il passe les bornes, sinon il n’entend pas. Je le frappe. Je prends ma chaussure et je le frappe avec !
Elle sourit devant mon expression éberluée et poursuit.
- Ça n’arrive pas souvent. Et il ne se défend pas, tu sais, heureusement car il n’aurait aucun mal à m'envoyer dans le mur…
Elle illustre ses propos en faisant un geste de la main comme pour chasser un insecte.
- Comment réagit-il alors ?
- Oh, il s’assoit, me regarde avec un air de chien battu, et demande ‘qu’est-ce que j’ai encore fait’. Et là, je lui ai parlé du sacrifice que tu faisais, donner ta vie, alors que tu es encore, par rapport à nous, plutôt jeune ! Et lui, qui te culpabilise avec son obsession ! Bon, il a l’intention de venir te parler de… diverses choses, il va sans doute s’excuser. Mais je te préviens : Il est ancien, il a une force de conviction qui va… parfois au-delà… Comment t’expliquer…
Elle cherche ses mots, et je la regarde avec un mélange de curiosité et d'inquiétude.
- Qu'est-ce que tu essaies de me dire ?
- Il a un pouvoir dont lui-même ne se rend pas toujours compte. Est-il arrivé que tu te sentes étourdie, l’esprit un peu flou, quand tu es avec lui ?
- Oui… mais je pensais…
- Quand il est proche de quelqu’un, proche affectivement, il a une façon de… d’entrer dans son esprit.
- Tu veux dire, voir ce que je pense, ou…
- Quelque chose comme ça. Comme il ferait l'état des lieux d’une habitation.
- Il m’a dit qu’il avait ausculté Akira de cette façon. Mais je n’imaginais pas qu’il utiliserait ça contre moi !
- Pas “contre” toi. Près, très près de toi. Ce n’est pas toujours volontaire ! Ça lui tombe dessus.
- Il devrait prévenir ! C’est si… intrusif !
J’ai l’impression qu’il est entré chez moi sans frapper. La surprise, un sentiment d’effraction et l’engourdissement de la fatigue - oui, il faut que je me nourrisse à nouveau - me gagnent ainsi qu’une irritation contre Libby. Ce qu’elle m’apprend est précieux, mais arrive une fois de plus après les faits. Je reste silencieuse un moment. Je ne sais pas comment réagir.
- Ai-je eu tort de t’en parler ? demande-t-elle finalement.
- Tu as eu tort de m’en parler si tard !
Elle fait un geste désolé de la main.
- Mais tu dormais !
- Avant tout ça !
Nous restons silencieuses, je suis submergée d'émotions, comme au milieu d’une forêt. Je cherche un chemin. Et je le trouve. Ce qu’Amy m’a raconté, dans les escaliers. Libby couverte de notre sang, au milieu des débris, nous déposant dans sa voiture.
- Merci de nous avoir sauvés, après l’explosion. C’était dangereux. Et sans toi, la police nous trouvait… Ils étaient sur vos talons !
Je secoue la tête en imaginant la scène. Libby sourit.
- Ma Familière était vraiment déterminée ! Et ce n’est pas la première fois qu’elle fait équipe avec… comment tu dis… ta petite Sainte.
- Mais tu sais… Je me demande…
Une inquiétude ancienne, forte d’une nouvelle consistance, dresse la tête au milieu des vagues de mes émotions.
- Pourquoi m’aider à rester vivante ? J'étais préparée à disparaître. Si j'avais été détruite, j’aurais rejoint ma Familière, non ? Et Brisart ? Mais ils m’ont empêché de mourir. Pourquoi retarder nos retrouvailles ? Parce qu’ils savent qu’il n’y aura jamais de retrouvailles ? Parce que, nous, les Semblables, n'avons nulle part où aller quand nous sommes détruits ? Nous avons déjà vécu notre immortalité. Rien à ajouter. Nous ne rejoindrons jamais ceux que nous aimons…
Cette réalité s’impose davantage à moi à chacune de mes paroles et m'anéantit. Libby me regarde, figée par la surprise.
- Je… Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
- Mais… Eux ! Leur aide ! C’est un aveu, non ? Autrement, Brisart se réjouirait de me retrouver. Il ne chercherait pas à entraver le processus…
- Oh, ma chérie…
Libby rapproche sa chaise de la mienne, saisit mes deux mains dans les siennes.
- Écoute la vieille immortelle venue d’Afrique, souffle-t-elle. Ma chérie, l’au-delà, le peu que nous en savons de ce côté-ci de la vie, ne fonctionne pas avec ce genre de raisonnement !
- Quels raisonnements ?
- ‘C’est comme ci OU comme ça. Si c’est comme ça, ça veut dire une seule chose’. Cette logique binaire ne gouverne pas l’au-delà, voyons ! Ni notre devenir, d’ailleurs ! Toi et moi ne savons pas tout, bien sûr, mais nous avons approché suffisamment la mort… nous savons par exemple que le temps n’existe pas là-bas. Est-ce que tu rejoindras ceux que tu aimes, quand finalement tu cesseras d’exister ? Ni toi ni moi ne le savons. Mais c’est une vérité qu’ils possèdent déjà, de l’autre côté.
Elle s’interrompt, boit quelques gorgées de plus, avant de poursuivre.
- Tu sais pourquoi nos Familières voulaient te sauver ? Parce que tu es amoureuse de Greg, c’est une émotion rare chez toi. Votre histoire commence à peine, elles veulent la protéger. Et Brisart avait probablement le même but. Avec une petite nuance, la bague, votre alliance. Tu te souviens quand Greg t’a donné ta bague de fiançailles juste avant ton départ pour le Japon ?
- Tu as dit qu’il m’avait “baguée” comme un pigeon…
Libby sourit.
- Une façon de faire savoir à quiconque te rencontrerait à Tokyo que tu n'étais pas disponible… Alors ici, Greg et toi avez survécu grâce à Brisart, c’est sa façon de bénir votre union… et en même temps, il te rappelle vos liens…
Je reste silencieuse, touchant les deux bagues du bout des doigts, les mains fraiches de Libby toujours posées sur les miennes. La voix joyeuse d’Amy interrompt mes réflexions.
- C’est bien ce que je craignais ! Je m’absente cinq minutes, et voilà, grand moment de tendresse derrière mon dos ! Vous n'êtes pas cool, les filles !
Souriante, elle nous rejoint en quelques enjambées. Elle s’assoit près de nous, se tourne vers Libby.
- Tu avais raison. Pardonne-moi.
Le visage de Libby s’illumine. Amy pose un baiser rapide sur sa bouche puis ajoute ses mains à celles de sa compagne. Ces mains me sont familières, elles m’ont soignée, lavée, donnée à boire.
Une phrase d’Akira, provenant d’un email datant de plusieurs mois, me revient à l'esprit. Il parlait de Libby et Amy que je lui avais décrites. “C’est auprès d’elles que tu as des choses à apprendre”.
Mon frère, le prophète.
Sans lui, la vie n’aura plus de couleurs… Je ferme les yeux et, dans cet instant de pénombre, j’entends sa voix me rappeler que les couleurs n’existent pas seules. Elles sont formées par notre regard.