Erkhän avait été pris de cours, et il n’aimait pas ça. L’arrivée de la princesse Seknä à Lignis était inattendue, et pourtant, les événements qui venaient de se produire auraient dû lui induire cette possibilité. Alerté par ses espions disséminés au sein de la cité, Erkhän s’était précipité pour l’accueillir. Il la connaissait trop bien et il était hors de question qu’il la laisse seule dans l’enceinte de son palais, à l’affût de la moindre information qu’elle pourrait tirer à son avantage.
Erkhän arriva de justesse, alors qu’elle délaissait son luxueux carrosse pour franchir le seuil des grandes portes. En y réfléchissant davantage, il n’avait nullement l’intention de la laisser se déplacer sans surveillance dans la haute ville. Plus maintenant.
— Princesse Seknä de Redgem, la salua-t-il en s’inclinant, c’est un honneur et un privilège de recevoir votre visite en mon humble cité.
Seknä leva le menton en souriant et lui présenta sa main, qu’il embrassa d’un geste raffiné.
— Mon cher Duc de Lignis, il me tardait de vous revoir.
Erkhän se redressa.
— Permettez que mes hommes s’occupent de vos affaires et conduisent vos gens dans vos quartiers. (Il accompagna ces mots d’un geste significatif à l’attention de son page.) Souhaitez-vous m’accompagner dans le salon d’hiver et prendre un rafraîchissement en ma compagnie ? Je brûle d’impatience de m’entretenir avec vous.
Son visage était avenant, son attitude charmeuse, mais Erkhän faisait des efforts considérables pour ne pas se comporter différemment qu’à son habitude. Il espérait que Seknä ne s’en rende pas compte, toutefois c’était une femme intelligente et elle le percerait à jour au moindre faux pas. D’ailleurs, peut-être l’avait-elle déjà démasqué et faisait mine de ne rien avoir remarqué.
Seknä accepta sa proposition et se laissa entraîner dans le labyrinthe de couloirs de la demeure du Duc. Ses yeux semblaient engloutir avidement chaque détail et le scrutaient sans cesse. Erkhän en était certain à présent, elle cherchait à déduire ce qui l’agitait ainsi, mais il était hors de question qu’il lui donne la moindre information. Pas encore. Il resta silencieux la majorité du trajet, n’échangeant rien d’autre que quelques formules de politesse. Aucun couloir n’était à l’abri d’oreilles indiscrètes.
Ils finirent par s’arrêter devant de lourdes portes sculptées et il la précéda dans la pièce. Situé dans l’aile sud, le salon d’hiver s’ouvrait sur les falaises du Gouffre des Embruns et offrait une vue époustouflante sur la mer qui s’y engouffrait en contrebas. Tout un pan de mur avait été remplacé par une immense paroi de verre. Quelques plantes venaient égayer la pièce çà et là, donnant presque l’impression d’être dans un espace à demi ouvert sur l’extérieur.
Peu de personnes étaient invitées en ce lieu. Même si Erkhän n’y venait pas régulièrement, c’était un endroit qu’il préférait apprécier seul, mais aujourd’hui il était assez discret et à l’écart pour qu’ils puissent s’entretenir à l’abri des regards.
Dès qu’il referma la porte derrière eux, Seknä s’approcha et posa sa main sur son avant-bras. Erkhän se raidit instinctivement au contact glacé de ses doigts. Elle les retira aussitôt, aussi surprise que lui par la chaleur brûlante de sa peau. Erkhän se détourna immédiatement, comme s’il n’avait rien remarqué. Il devait faire attention, son humeur transparaissait à travers son Affinité, il devait garder sa colère sous contrôle.
Le jeune Duc se dirigea vers le centre du salon d’hiver. Il remplit les deux flûtes de cristal qui se trouvaient près des fauteuils, juste devant le mur de verre, en saisit une et plongea son regard sur les vagues qui s’agitaient tout en bas.
Seknä s’approcha avec prudence, soucieuse de l’attitude étrange d’Erkhän. Tout ça ne présageait rien de bon. Il savait qu’elle tentait de découvrir ce qui le perturbait afin de pouvoir réagir au mieux, et qu’elle restait probablement silencieuse car elle sentait le danger qui émanait de lui. Elle finit par attraper la seconde flûte et s’installa dans la banquette face au vide.
— Seknä, Seknä, Seknä… murmura-t-il après un moment. Vous vous êtes engagée sur un chemin fort dangereux, ma chère.
Elle devait certainement s’en apercevoir, mais Erkhän bouillonnait de l’intérieur. Chaque seconde qui s’écoulait attisait un peu plus sa fureur et effritait sa maîtrise de lui-même. Il se tourna vers elle avec un sourire sinistre et ajouta.
— Et quelle coïncidence que vous soyez ici en cet instant !
La jeune femme le toisa sans se laisser intimider.
— Mon cher Duc, j’ai bien peur que vous ne prêtiez trop d’importances aux coïncidences. Il se trouve que j’ai des nouvelles de la capitale.
— Des nouvelles, oui, fit-il mine de réfléchir. Et vous vous déplacez en personne.
— Il le faut bien, rétorqua-t-elle d’un air hautain. Figurez-vous que notre cher Prêtre de l’Aube n’a pas particulièrement plu à notre bon roi.
Seknä baissa les yeux sur son verre et le fit lentement rouler entre ses doigts, comme si un intérêt soudain pour les traces que le vin laissait sur le cristal s’était subitement emparé d’elle. Le silence qui remplaça la suite de sa déclaration ne fit qu’accentuer l’agacement d’Erkhän.
— Et ? lâcha-t-il, exaspéré.
— Et il est à présent confiné au palais de Sa Majesté, répondit Seknä en levant les yeux au ciel.
Visiblement, elle pensait que cette conclusion était si évidente qu’il était inutile de la formuler à haute voix.
— Avec une marque plutôt indélébile d’ailleurs, ajouta-t-elle cependant. Ëkhyr n’a jamais été très patient. Enfin, celui-ci m’a compté que vous hésitiez à me rejoindre à la capitale, d’où la raison de ma présence.
— Vous n’êtes donc venue que pour m’empêcher de projeter mon ombre à la cour ? Comme c’est pratique, railla Erkhän.
Les yeux noirs de Seknä lancèrent des éclairs.
— Il suffit ! hurla-t-elle en se levant. Qu’avez-vous ? Je ne tolérerais pas que vous me parliez sur ce ton une seconde de plus !
Erkhän se tourna vers elle, irrité. Il était dos à l’immense paroi de verre et le soleil couchant dessinait un halo éclatant autour de lui, le réduisant à une mince silhouette sombre et menaçante. Il approcha d’elle avec la prestance intimidante d’un monarque et arrêta son visage à quelques centimètres du sien. En cet instant, il ressemblait plus que jamais à son père, le roi Ëkhyr, mais seule elle semblait s’en rendre compte. Erkhän la dominait avec arrogance, ses traits séduisants tordus en un rictus de mépris. La colère de Seknä s’atténua et une lueur nouvelle s’anima dans son regard. Elle le trouvait éblouissant.
— Je ne vous le dirais qu’une seule fois, gronda-t-il, loin de remarquer l’étrange fascination de la princesse. Si jamais il vous effleurait l’esprit de vous en prendre de nouveau à elle, que ce soit en envoyant vos assassins ou en vous en chargeant vous-même… Je peux vous promettre une chose, je vous détruirais. Oh, je ne vous tuerais pas, mais je ferais de votre vie un enfer sans aucune échappatoire. J’y veillerais personnellement.
Sa voix vibrait d’une rage tout juste contenue. Ses mots étaient plus durs que les glaces des sommets des Cimes Éternelles et il brûlait de laisser libre cours à sa fureur, mais il ne devait pas.
Un frisson de peur agita Seknä, puis un sourire fendit son visage. C’était pour ce qu’elle était en train de voir qu’elle l’avait choisi. Plus qu’un homme ambitieux, intelligent et impitoyable. L’essence d’un roi. Et elle voulait être à ses côtés pour découvrir de quelle main de fer il dirigerait leur royaume lorsqu’il remplacerait son père. Pour contempler la peur et le désespoir dans les yeux de leurs ennemis.
— C’est donc de cela qu’il s’agit ? Oh, mon cher Erkhän, je ne suis pour rien dans les mésaventures qu’a rencontré votre petit oiseau, murmura-t-elle en lui caressant tendrement la joue.
Erkhän se figea pour s’empêcher de s’écarter. Le contraste entre la chaleur de leurs peaux était toujours aussi saisissant.
— Mais vous ne niez pas connaître son existence ?
— Évidemment que non, rit-elle doucement. Le savoir c’est le pouvoir, vous-même le savez pertinemment. D’ailleurs, je devrais probablement la remercier. Après tout, c’est sans doute grâce à cette diversion que vous n’avez pas encore fait irruption à la capitale, faute de patience.
Erkhän serra les dents, contrarié. Il n’aimait pas l’entendre parler d’Annya et encore moins l’idée que les deux femmes se côtoient un jour. Il fixa la princesse un moment, essayant de jauger quelle part de mensonge pouvait bien se cacher dans ses paroles. Malgré ce qu’elle disait, il doutait que Seknä apprécie d’avoir une rivale, à moins qu’elle ne se sente aucunement menacée par l’aspirante, après tout, pourquoi aurait-elle dû l’être, elle était une princesse. C’était lui qui réagissait de manière irrationnelle dès qu’il s’agissait d’Annya. Mais quelqu’un avait tenté de la tuer, et Seknä pouvait très bien considérer la jeune femme comme un danger inutile dans l’accord qu’ils avaient tous deux convenu.
Erkhän attrapa brusquement la sacoche de cuir qui se trouvait sur la table basse près d’eux. Il en sortit un objet qu’il jeta devant elle.
— Et ceci, cela ne vous rappelle rien ?
Seknä fixa l’arme avec mépris. C’était une dague dont la lame était recouverte de suie.
— Vous vous jouez de moi, grinça sa voix. C’est une plaisanterie ?
— Vous savez très bien qui se sert de ce genre de lame.
Il aurait aussi bien pu la désigner directement. Seknä leva les yeux au ciel et adopta un ton plein de suffisance.
— Ma Nihilrei n’a rien à voir là-dedans. Beaucoup d’assassins utilisent ce genre de procédé. Mon pauvre Erkhän, il s’avère bel et bien que vous vous êtes fait un nouvel ennemi, mais il est inutile de le chercher ici. D’ailleurs, êtes-vous seulement certain d’être concerné ?
Erkhän fronça les sourcils.
— Pour quelle raison en serait-il autrement ?
— Mon cher, même la Confrérie à ses ennemis. Citez-moi une seule personne qui les accueillerait à bras ouvert dans notre royaume ? Et vous n’êtes pas sans savoir que la Confrérie de la Lune et les Nihilrei ont une histoire commune. Ils ont gardé de cette époque, je dirais, quelques différends.
Seknä s’installa de nouveau sur la banquette du salon d’hiver et porta sa flûte à ses lèvres. Elle agissait avec une grâce innée.
— Cependant, ajouta-t-elle, si j’avais véritablement envoyé ma Nihilrei, sachez qu’elle n’aurait pas échoué.
Erkhän médita ses paroles. De toute façon, ce n’était pas une femme qui avait attaqué Annya, mais Seknä avait très bien pu envoyer quelqu’un d’autre. Elle profita de ce silence pour le défier du regard et reprendre la parole.
— Bien, maintenant que nous avons établi ensemble que je ne suis pour rien dans les faits dont vous m’avez accusé, nous allons pouvoir passer à autre chose. Toutefois, j’aurais une dernière remarque à vous faire, mon cher Duc. Ne me parlez plus jamais de la sorte.
La voix suave de la princesse avait laissé place à un ton aussi dur que la gangue de glace qui emprisonnait Redgem la moitié de l’année.
— Maintenant, prenez place, je vous prie, ordonna-t-elle, et ayez la bonté de nous resservir, toute cette discussion m’a assoiffée.
Erkhän n’aimait pas le ton qu’elle employait pour s’adresser à lui et était loin d’être satisfait de cet entretien, pourtant, il obtempéra. S’il avait vraiment accusé à tort la princesse, il avait failli se mettre à dos un allié puissant, mieux valait ne pas la contrarier davantage. Du moins, pour le moment. Il n’était pas totalement convaincu par Seknä, mais la jeune femme avait réussi à faire germer le doute dans ce qu’il pensait être des certitudes et il se devait d’en tenir compte. De toute façon, s’il s’avérait qu’elle s’était permis de lui mentir, elle n’aurait nulle part en ce monde où se cacher de lui.
— Bien. C’est bien mieux, apprécia-t-elle.
Erkhän serra les dents, tentant de se contrôler du mieux qu’il le pouvait. Pour l’instant, il ne pouvait rien faire, mais mieux valait qu’elle ne s’habitue pas à le traiter de la sorte ou il finirait par lui en faire payer le prix.
— Vous disiez que notre Prêtre de l’Aube a échoué, demanda-t-il pour orienter la conversation sur un terrain moins épineux, alors pourquoi est-il encore en vie ?
— Dans sa maladresse, le dévouement dont il a fait preuve a plu à Sa Majesté. Mais rien n’est encore joué pour lui. Grâce à mes suggestions, notre roi devrait bientôt le recevoir et ensuite décider de ce qu’il adviendra de lui.
— Vous avez donc décidé de lui venir en aide.
— Il le faut, il a encore son rôle à jouer.
Erkhän acquiesça. Le prêtre ne leur avait pas servi à grand-chose jusqu’ici.
— Et pour le reste ? Combien de temps dois-je encore attendre ?
Le visage de Seknä s’illumina.
— Enfin, je vous retrouve, sourit-elle. Je commençais à croire que votre petit jouet du moment avait fini par ternir votre ambition.
— Laissez-la en dehors de ça, gronda-t-il aussitôt.
— Au contraire, elle a son importance. Profitez tant que vous le pouvez encore, mais gardez bien à l’esprit qu’elle ne pourra pas vous suivre là où vous allez.
Le regard du Duc se durcit et sa lèvre se crispa de colère, pourtant c’est d’une voix moins puissante qu’il l’aurait voulu qu’il répondit, résigné.
— J’en ai conscience.
Seknä ne put retenir un léger sourire, certainement ravie qu’il n’ait pas perdu de vue leurs objectifs. Erkhän se renfonça dans son fauteuil et rajusta ses manches pour s’empêcher d’enfoncer furieusement ses doigts dans les accoudoirs.
— Parfait, c’est tout ce que je voulais entendre, avoua-t-elle d’une voix suave. N’ayez pas d’inquiétudes pour le reste, le Prêtre de l’Aube et moi-même nous chargeons de tout. Il est inutile de me demander plus de précisions là-dessus, il vaut mieux que vous affichiez un air surpris et sincère si on vous questionne. J’ai d’ailleurs deux excellentes nouvelles à vous faire part.
— Et quelles sont-elles ?
— La première, je peux vous assurer que notre nouvelle reine ne pourra pas satisfaire les exigences de Sa Majesté en ce qui concerne la conception d’un héritier.
Erkhän haussa les sourcils, intrigué, mais surpris.
— Est-elle stérile ?
— Pas du tout. Je ne vous en dirai malheureusement pas plus, par souci d’authenticité.
Le sourire satisfait de Seknä avait quelque chose d’effrayant, et en même temps, il appréciait cette expression qu’elle prenait parfois. Elle était redoutable, comme lui, et ne reculait devant rien pour atteindre son but. Erkhän savait qu’il était inutile de douter de la véracité des informations qu’elle venait de lui apprendre.
— Et pour la deuxième ? l’interrogea-t-il.
— L’Équinoxe approche et Sa Majesté organise de somptueuses festivités pour l’occasion. C’est un événement que vous ne pouvez vous permettre de manquer. Bien sûr, il y aura votre demi-frère, mais ce n’est pas le moment de se mettre en travers de sa route. Ce que nous devons, c’est mettre à profit ce temps pour vous rapprocher de notre souverain. Montrez-lui à quel point vous êtes supérieur au vicomte.
Erkhän retint un sourire devant cette appellation.
— Il me semble que le vicomte est prince à présent, remarqua-t-il.
— Il ne sera jamais un prince à mes yeux.
Seknä avait craché ses mots avec une telle violence que la colère d’Erkhän s’atténua, radoucie par la rancœur qu’elle semblait ressentir. Il appréciait qu’elle partage son point de vue.
— Ces mots me vont droit au cœur, ma chère. De toute façon, le pauvre bougre n’a pas les armes pour pouvoir lutter contre moi.
Un petit rire charmeur s’éleva de la jeune femme.
— C’est certain. La seule chose dont il faudra vous méfier, c’est de résister à la provocation, car soyez-en sur, il fera tout pour vous forcer à vous faire du tort devant la cour.
Et ce serait sans doute la partie la plus difficile.
— Et pendant combien de temps dois-je l’ignorer ?
— Les festivités devraient durer une dizaine de jours. Mais si tout se passe bien vous serez peut-être invité à rester un peu plus longtemps à la capitale, ce que j’espère profondément. Plus vous resterez, plus le roi pourra se rendre compte de l’erreur qu’il a commise en vous mettant à l’écart.
L’animosité qui crépitait encore entre eux quelques minutes auparavant s’évaporait peu à peu, laissant de nouveau place à l’étrange jeu qu’ils tentaient tous deux de remporter. Erkhän se détendait, redevenant naturellement le jeune homme charismatique et séducteur qu’il était.
— Seknä, vous avez une façon de dire les choses tout à fait délicieuse. J’ai maintenant hâte de célébrer l’Équinoxe. Y a-t-il autre chose que je dois savoir ?
— Oui, juste une, murmura-t-elle.
Erkhän la fixa intensément, les sourcils légèrement froncés en signe d’interrogation.
— N’emmenez pas votre charmant petit jouet.