Djoka tournait en rond dans la pièce à ciel ouvert où il avait transporté Keneth. À son image, le ciel orageux et les morceaux de murs à demi effondrés qui l’entouraient semblaient faire le plus grand effort pour accorder leurs teintes.
Les ruines étaient depuis longtemps les vestiges d’un passé lointain, un lieu déserté par les hommes ou la végétation avait tenté de reprendre ses droits. Malgré le temps écoulé et l’usure de la pierre, la nature paraissait se maintenir à distance, comme si elle se méfiait de ce qui s’était jadis produit en ce lieu. Certains arbres avaient tout de même tenté leurs chances, écartant parfois les épaisses dalles pour laisser émerger leurs racines ou se frayant tortueusement un chemin vers les étages en quête de soleil. Aucun d’eux n’avait fière allure, arborant la couleur gris sombre de la pierre, figés et dénués de feuilles.
Un éclair traversa soudain le ciel, zébrant les nuages de lumières, et le tonnerre assourdissant sorti Djoka de sa réflexion. Il avait assez attendu, il était temps de réveiller son hôte.
Keneth était avachi sur un vieux canapé, un bras pendu mollement vers le sol et un filet de bave coulant de ses lèvres entrouvertes. Djoka lui accorda à peine un regard et d’un geste lassé et nonchalant, leva la main et claqua des doigts. L’homme endormi ouvrit aussitôt les yeux et se leva d’un bond, le visage déformé par une peur panique.
Keneth tituba et tourna sur lui-même, confus. La dernière chose dont il se souvenait était d’une ruelle lugubre et de la sensation qu’il s’apprêtait à mourir. La scène repassait étrangement dans son esprit, comme s’il n’arrivait pas à comprendre comment il était arrivé ici ni ce qui lui valait la vie sauve.
Djoka attendait en silence. Il aurait préféré ne pas perdre de temps, mais il savait que le jeune homme était inutile en l’état et qu’il ne tirerait rien de lui tant qu’il ne se serait pas calmé. Keneth était presque transparent pour lui et il pouvait voir tout un tas de choses à son sujet. Il savait par exemple que les yeux de l’aspirant le hanteraient probablement jusqu’à la fin de ses jours, mais aussi que ce serait le cas d’un tas d’autres choses. Djoka connaissait étrangement bien Keneth, même si lui ne savait rien de lui.
Enfin, son invité sembla commencer à se reprendre et porta son attention sur lui. Le soulagement qui était apparu sur le visage de Keneth fut de courte durée, les jambes soudain flageolantes, il se laissa choir de nouveau sur le canapé, remettant péniblement de l’ordre dans ses souvenirs. Djoka devina que son regard indéchiffrable et son long silence lui rappelaient sans doute la menace de l’aspirant, ou peut-être se souvenait-il simplement des mots qu’il lui avait murmurés avant de lui sauver la vie.
— Keneth…, soupira-t-il, qu’allons-nous bien faire de toi ?
Keneth frissonna de frayeur à la mention de son nom.
— Voilà que je cesse de te surveiller un peu trop longtemps et tu manques de commettre des actes irréparables, poursuivit Djoka. Pourquoi as-tu pris une telle décision ?
— Je… je ne sais pas de quoi vous parlez. Mais je tiens à vous remercier d’être intervenu pour me sauver. Je vous suis infiniment reconnaissant.
Djoka souffla, irrité par la différence entre le ton et les propos du jeune homme.
— Tu trembles en disant cela, Keneth. Te ferais-je peur malgré tout ? demanda-t-il avant d’adopter une voix plus douce, presque moqueuse. Rassure-toi, j’ai pris le temps de me calmer avant de te réveiller. Je n’ai aucune intention de te faire du mal.
— Suis-je ici depuis longtemps ? Où sommes-nous ?
Keneth semblait profondément soulagé, comme s’il avait sauté sur l’occasion pour se rassurer et mettre sa méfiance à distance, trop heureux de s’en séparer.
— Seulement quelques jours. Mais crois-moi, c’était une précaution préférable, et où nous sommes n’a aucune importance.
Djoka n’avait pas pu s’en empêcher, au moment où il avait prononcé ces mots son visage s’était déformé en un étrange rictus plus qu’un sourire, qui n’avait pas grand-chose d’humain. Keneth baissa aussitôt les yeux, apeuré. Djoka devait se contrôler, la violence qu’il contenait menaçait de céder à chaque instant.
— Mais ce n’est pas le sujet que nous voulons aborder, n’est-ce pas ? Pourquoi t’en prendre à elle ?
Et pourquoi poses-tu une question dont tu penses connaître la réponse ?
— Vous parlez de la princesse de Carreau ?
— De qui d’autre ?
Keneth cligna plusieurs fois des yeux. Il tentait de comprendre la raison de la colère de Djoka, mais n’y trouvait pas de sens.
— Mais… hésita-t-il, vous faites partie de l’Organisation, vous savez bien que sa tête est mise à prix.
Djoka balaya sa réponse d’un geste agacé.
— Certes, mais il me semblait que c’était loin d’être notre priorité actuelle. Parle, j’attends tes explications.
Au-dessus d’eux, le ciel se déchira et un éclair assourdissant vint ponctuer ses paroles. Keneth se recroquevilla brusquement sur lui-même et se mit à parler à toute vitesse.
— Quand je l’ai aperçu pour la première fois à Lignis, j’ai su que c’était un signe du destin. J’ai immédiatement pris contact avec mes supérieurs, qui n’ont pas tardé à me charger de la supprimer.
— C’était donc du pur hasard si tu te trouvais là-bas ?
— Oui !
Djoka le dévisagea.
— Ils ne t’ont pas envoyé dans mon dos préparer cet assassinat ?
— Non ! Se défendit Keneth, je devais rencontrer un Prêtre de l’Aube.
Cette fois, Djoka haussa un sourcil, étonné. Son visage à demi camouflé par son masque lui dessinait des expressions étranges, tantôt comiques, tantôt effrayantes.
— Cette branche radicale de l’Église Indicible ? Mais oui, bien sûr. Le temps passe si vite, j’aurais dû m’en douter.
— Vous étiez au courant ?
Djoka esquiva sa question d’un geste.
— Bien sûr. C’était évident. Je ne pensais pas que nous avions autant avancé, c’est tout.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien qui te concerne.
Le silence s’installa entre les deux hommes, mais Keneth n’osa pas le questionner davantage. Sans rien dire, il balayait discrètement les alentours du regard, posant ses yeux sur la pièce en ruine et les murs à demi-effondrés qui dévoilaient à peine la cime d’une forêt au-delà. Djoka l’observait faire en réfléchissant à ce qu’il avait appris. Autour d’eux, il n’y avait qu’un seul autre meuble en dehors du canapé défoncé sur lequel se tenait Keneth, un échiquier dont la partie était en cours.
— Avec qui jouez-vous aux échecs ? demanda-t-il innocemment.
— Avec moi-même, répondit froidement Djoka.
Il se plaça brusquement entre Keneth et le jeu, l’empêchant de voir le déplacement des pièces sur le damier, puis secoua la tête d’exaspération.
— Ah mon cher, qu’il est heureux que vous ayez échoué dans votre entreprise.
— Comment pouvez-vous dire ça ? s’exclama Keneth. Elle est l’une de nos cibles !
— Et bien, considérez qu’elle ne l’est plus.
Le jeune homme se tassa un peu plus sur lui-même. Ses yeux semblaient chercher autour de lui un élément qui éclairerait enfin les propos de Djoka, rendant tout ceci brillant de logique.
— Mais les ordres… tenta-t-il d’une voix faible.
Djoka l’observa avec tout le mépris que l’on réserve aux ignorants et inspira profondément. Il aimait bien Keneth, malgré son caractère peureux et lâche, et son intelligence relative. Il avait fini par apprendre à l’apprécier au fil du temps et surtout, il savait qu’il avait encore besoin de lui. Ils avaient même une ou deux choses en commun, même s’ils étaient foncièrement différemment.
— Très bien, céda Djoka. Elle m’est utile. Voyez-vous, j’ai moi aussi une mission et pour la mener à bien il faut qu’elle reste en vie. Évidemment, seule l’élite de l’Organisation est au courant, ce qui explique sans doute que vous ayez reçu cet ordre stupide. D’ailleurs, elle ne vous a pas été donnée par le maître, n’est-ce pas ?
Djoka distillait ses mensonges avec un plaisir qui le troublait lui-même. Il fut un temps ou il aurait agi de bien d’autres manières.
— Oui, c’est vrai, répondit Keneth, soudain en proie au doute.
— Évidemment ! Mais ce n’est pas de votre faute, je ne vous en tiendrai donc pas rigueur.
Pourtant, le jeune homme semblait confus plus que jamais.
— Mais… Ne devait-elle pas mourir pour que nous puissions passer à la dernière étape ?
— Bien sûr ! approuva Djoka. Et elle mourra, soyez-en certain, mais ce n’est pas encore le moment.
Avec ces explications, il espérait que la naïveté de Keneth suffirait à le dissuader de douter de ses propos. Il n’avait aucune envie de le voir questionner d’autres membres de l’Organisation ni aucune raison de lui dévoiler ses véritables intentions.
— Keneth, je voudrais que ce soit bien clair. Vous ne devez en aucun cas vous approcher d’elle. Et si jamais une telle mission vous est de nouveau confiée, essayez de me contacter en priorité avant de faire quoi que ce soit. Je vous aiderai, comme je vous ai aidé cette fois-ci.
Peu importait que cela soit vrai ou non, du moment que le jeune homme en était convaincu.
— Je comprends, murmura docilement Keneth. Le maître aussi m’avait dit que d’autres affaires étaient prioritaires. C’est pour cela que je devais contacter le prêtre, mais comment vais-je faire, je devais l’attendre à Lignis.
Djoka secoua la tête.
— C’est trop dangereux. Si vous êtes reconnus, cela mettra cette mission en échec. De plus, vous devez sans doute savoir que la princesse est une puissante affiliée.
— Que cela change-t-il ? demanda Keneth d’un air étonné.
— Voyons, que pensez-vous qu’il se passera quand le Prêtre de l’Aube apprendra que l’une de ses chères élues a failli être assassinée. Que pensez-vous qu’il fera s’il apprend que vous y êtes mêlé ?
Keneth tressaillit. Djoka le savait, pas une seconde il n’avait réalisé que les deux ordres qu’il avait reçus pouvaient entrer en contradiction. Si jamais il était reconnu, l’Église Indicible apprendrait que cet acte avait été commandité par l’Organisation et refuserait très certainement de s’allier à eux.
— Je vois que vous comprenez, acquiesça Djoka. Mais ne vous inquiétez pas, je suis là. Vous ne retournerez pas à Lignis. Je me suis renseigné, le prêtre que vous recherchez se trouve à la capitale du Royaume de Pique.
Tout en parlant, Djoka créa un portail sous les yeux ébahis de Keneth.
— Comment pouvez-vous...
— Ce n’est pas la bonne question, le coupa-t-il. Le passage vous conduira à quelques centaines de mètres des portes de Sectra. Soyez prudent, votre contact ne s’est pas fait que des amis et il vous sera peut-être difficile de l’approcher. Maintenant, traversez.
Le ton de Djoka ne laissait place à aucune discussion. Keneth ravala les questions qui se bousculaient dans sa tête et agrippa ses bras comme pour se rassurer à l’idée d’entrer dans le tourbillon noir devant lui. Il tourna une dernière fois ses yeux craintifs vers Djoka et entra dans le passage.
Dès qu’il l’eut franchi, le portail se dissipa, laissant Djoka seul au milieu des ruines. Le silence qui régnait de nouveau sur l’endroit avait quelque chose d’apaisant et d’effrayant, mais il y était habitué. Il se frotta les mains et observa attentivement les pièces de son échiquier, puis déplaça l’un de ses pions. Cela prenait du temps, mais tout avançait comme prévu.
Djoka était plutôt satisfait de lui, il s’était contenu durant toute la durée de leur entretien, explosant à peine malgré la fureur qu’il avait ressentie. Il faisait des progrès, à moins que ce ne soit l’inverse ? Il s’approcha du mur à demi écroulé qui donnait sur le vide et regarda loin devant lui. Il lui restait une dernière chose à faire.
Djoka inspira profondément et ferma les yeux, ordonnant silencieusement à son corps de se détendre pour pouvoir ouvrir ses perceptions. Du bout des doigts, il effleura la porcelaine de son masque et en suivit le relief, comme s’il cherchait à évaluer quelles différences il existait avec la moitié de son visage dissimulé dessous. Il laissa le vent entraîner ses pensées dans la frénésie de l’orage tandis qu’il cherchait mentalement un point auquel se rattacher. Et puis enfin, il la trouva, le sommeil agité par de puissants rêves.
Il fit appel à toute la concentration dont il était capable, et lorsqu’il ouvrit les yeux, les ruines avaient laissé place à l’orée d’une forêt aux feuilles couleur de sang. Djoka n’avait aucun mal à reconnaître cet endroit malgré la brume étrange qui l’empêchait de trouver des repères plus précis. C’était comme si la scène dont il était témoin manquait de clarté, mais il ne pouvait rien y faire, il n’était pas le rêveur.
Djoka était loin d’être seul. Deux personnes avançaient plus loin, totalement inconscientes de l’absence de bruits familiers. Les feuilles ondulaient sous le vent, mais ne bruissaient pas, et la forêt était désespérément silencieuse. Ils ne paraissaient pas saisir les différences entre ce monde et la réalité, où seul un vague murmure les enveloppait. Djoka s’approcha lentement. Un enfant aux cheveux rougeoyants tentait d’entraîner une jeune femme à sa suite, sous le couvert des arbres. Dès qu’il l’aperçut, le jeune garçon changea du tout au tout. Son visage se déforma de frayeur et il se cacha derrière sa compagne, bouleversé, tirant sur sa main pour l’intimer à le suivre. Pourtant, elle ne bougea pas, elle semblait mue par une étrange curiosité. Elle est réveillée, comprit Djoka en souriant.
La jeune femme l’examinait avec attention, détaillant sa silhouette comme si elle essayait de reconnaître quelqu’un. Il sentit son regard s’attarder longuement sur son masque, mais c’était inutile, il savait que son apparence ne lui rappellerait rien. Djoka l’observait lui aussi, s’arrêtait sur ses longs cheveux que le vent agitait, sur la courbure harmonieuse de sa mâchoire ou sur le grain de beauté placé sous son œil gauche. Il s’approcha un peu plus, accentuant la panique de l’enfant.
— Bonjour, Annyaëlle, murmura-t-il.
Elle le fixa un moment, incertaine.
— Bonjour. Qui êtes-vous ?
La jeune femme esquissa un geste vers lui et le garçon s’accrocha un peu plus à elle pour l’en empêcher. Lorsqu’il ouvrit la bouche pour protester, Djoka agita imperceptiblement sa main et l’enfant s’évapora comme un rêve qui s’estompe. Il n’avait pas besoin qu’un esprit vienne le gêner.
— Non ! Attends ! cria Annyaëlle en tentant vainement de le rattraper.
Djoka retint un sourire, elle ne s’était aperçue de rien.
— J’ai bien peur qu’il n’apprécie guère ma présence, s’excusa-t-il. Mais ne t’inquiète pas, il reviendra. Je me nomme Djoka.
Annyaëlle reporta son attention sur le nouvel arrivant. Elle avait ce regard qui semblait vouloir le sonder, dévoré par une intense curiosité.
— Vous parlez bien plus que lui, constata la jeune femme. Que représentez-vous ?
Les prémices d’un léger sourire apparurent au-delà du masque de Djoka.
— Oh, beaucoup de choses, j’en ai peur.
— Mais vous êtes dans mon rêve. Je me demande ce que peut bien signifier votre apparence.
— As-tu déjà une idée ? demanda-t-il d’un charmant sourire.
Annyaëlle prit le temps de réfléchir et se mit à tourner autour de lui, ravie. Il était amusé qu’elle le prenne pour un esprit et encore plus qu’elle se prête au jeu.
— Je ne sais pas trop, avoua-t-elle. Le garçon représente un ami précieux de mon enfance, un guide et un protecteur, mais vous… Vous ne me rappelez personne. Votre apparence est à la fois négligée et élégante. La contradiction peut-être ? Et ce masque qui couvre une partie de votre visage… La dualité ?
Djoka sourit de plus belle.
— Analyse très intéressante, je dois dire.
— Ou peut-être est-ce le secret ? Dit-elle en approchant ses doigts du masque.
Djoka recula aussitôt, se mettant hors de portée d’Annyaëlle.
— Malheureusement, ce qui se cache en dessous n’est pas la raison de ma présence.
— Alors pourquoi êtes-vous là ?
— Seulement pour une mise en garde. Certains événements approchent plus vite que ce que j’avais prévu. Si rien n’est fait, un royaume pourrait se trouver en péril.
Le visage d’Annyaëlle adopta immédiatement un air sérieux. Elle avait dû apprendre que les Ombres se devaient d’être attentives aux rares prédictions des esprits.
— Dites-moi en plus, que puis-je faire ?
— Ne pas être au mauvais endroit, répondit Djoka.
Les traits de la jeune femme se détendirent légèrement. Il lisait le doute en elle, était-il un esprit ou autre chose, et dans ce cas, pourquoi accorderait-elle autant d’importance aux émanations d’un rêve ?
— Ne pouvez-vous pas être plus clair ? demanda-t-elle en retenant un rire nerveux.
— Suis le chemin des Ombres et méfie-toi de leurs ennemis héréditaires. Un jour, ils pourraient contribuer à causer ta perte.
Djoka laissa planer ses mots quelques instants, conscient qu’ils ne prendraient pas sens tout de suite, puis fit une profonde révérence. Il fit demi-tour et s’apprêtait à disparaître de la même manière qu’il l’avait fait pour l’enfant un peu plus tôt lorsqu’elle l’interpella.
— Vous reverrai-je ?
Un étrange sourire illumina son visage masqué.
— Je l’espère, murmura-t-il en s’évaporant.