Chapitre 58 : Mariam – Fin de non recevoir

- Oui, my lord ? lança Mariam.

Lord Kerings venait de l’interpeler à la fin du dîner. Cela faisait pas mal de temps qu’il ne l’avait pas fait. Mariam avait eu le temps de finir « Le livre des origines » et deux ouvrages supplémentaires en provenance de la bibliothèque. Les savoir réels lui donnaient le sourire, comme si elle possédait un pouvoir magique la rendant supérieure à n’importe quel invité qui compulserait l’un de ces ouvrages.

Elle avait téléchargé « Tristan et Iseut » sur sa tablette et avait lu plusieurs versions de l’œuvre. Elle avait également lu les métamorphoses d’Ovide. Elle qui détestait la littérature imposée à l’école apprécia celle-ci, d’autant que Lord Kerings n’hésitait pas à lui faire une explication de texte passionnante dès qu’elle en ressentait le besoin.

- Pas de salle vidéo ce soir. Avale la tisane de Sam pour ne pas être dérangée dans ton sommeil.

Mariam frémit. Ils allaient faire une fête sanglante ce soir. Elle se tortilla nerveusement en remuant le bout de son nez. Le seigneur Kervey dut s’en rendre compte car il intervint :

- Un problème, Mariam ?

- Euh… Je… Est-ce que… Euh… Non, laissez tomber.

- Parle, Mariam, l’encouragea Lord Kerings. Qu’est-ce qu’il y a ?

- Est-ce que… j’ai le droit… de regarder ?

La demande jeta un froid sur l’assistance.

- Je n’aurais pas dû, en conclut Mariam. Excusez-moi.

Elle commença à s’éloigner vers la cuisine.

- Non, Mariam ! Reste-là, ordonna Lord Kerings.

La jeune femme se figea et se tourna lentement vers les Vampires attablés.

- Comprends-nous, poursuivit Lord Kerings. C’est surprenant comme demande. Tu sais très bien ce qui va se passer.

- Sa place est dans sa chambre, gronda monsieur Lawzi.

- Elle sera en danger, intervint Richard Quern.

- Je m’en fous qu’elle crève, répliqua monsieur Lawzi. Elle a rempli sa mission. C’est bon. Il s’avère simplement que les humains dans ces fêtes sont de la nourriture, pas un public en adoration. Tu veux être de la nourriture, Mariam ?

Elle secoua négativement la tête.

- Alors tu resteras gentiment dans ta chambre, en conclut monsieur Lawzi.

Mariam se tourna vers le seigneur Kervey, seul habilité à décider.

- Je suis d’accord avec Anthony. La réponse est non.

- Bien, seigneur, répondit Mariam avant de retourner en cuisine.

Elle aurait tant aimé voir le grand Dracula en action ! Consciente du danger, elle avala la tisane et dormit comme un bébé. Elle n’en resta pas moins amère. Elle servit avec le même zèle, nettoya le château, réalisa sa promenade quotidienne avec Sam mais portait une forte tension. Le soir, elle avait mal aux épaules. Lord Kerings la transperça des yeux avant de lancer :

- Qu’est-ce qui ne va pas ?

- J’ai mal à la nuque, répondit Mariam en se massant les épaules. L’aspirateur, probablement.

- Non, c’est psychologique. Que tu aies été refoulée ne peut pas être la seule raison.

Mariam grimaça mais garda le silence.

- Qu’Anthony en soit à l’origine pourrait créer le problème mais il est évident que même si cela te touche, ce n’est pas à ce point-là. Qu’est-ce qui te tracasse ?

Mariam leva les yeux sur lui, l’enveloppant de son regard profond.

- Ce n’est pas une lubie soudaine. Ma demande est pleinement réfléchie.

- Je t’écoute, répondit-il gravement en observant que Mariam ne lui avait pas donné sa main.

- Transformez-moi, s’il vous plaît.

- Quoi ? souffla-t-il en reculant, s’enfonçant dans son fauteuil dans une totale réaction de rejet.

Mariam en fut blessée.

- Non ! s’exclama-t-il. Tu n’as pas compris ! Je ne suis pas comme eux. J’ai été crée par un dieu. Il ne me revient pas de transmettre ce don. Si tu veux devenir un Vampire, demande à Stiny. Il sera ravi de le faire.

- Je ne veux pas devenir un Vampire, geignit Mariam, naviguant entre colère et tristesse. Je veux devenir ta petite !

Lord Kerings secoua frénétiquement la tête de gauche à droite. Mariam bafouilla :

- S’il te plaît, je…

- Non ! cria Lord Kerings. Sors de cette pièce, Mariam !

Il l’aurait giflée que l’effet aurait été le même. Le visage couvert de larmes, elle sortit en refermant correctement la porte derrière elle. Elle rejoignit sa chambre. À peine entrée, elle s’effondra sur le lit en sanglotant, hurlant dans son oreiller pour ne pas entendre son propre cri résonner dans la pièce.

Sam la prit dans ses bras. Elle se laissa faire, s’engouffrant dans les bras offerts. Elle s’agrippa à lui, comme à une bouée en plein ouragan. Il ne demanda rien.

Elle fut tirée du sommeil par son réveil, sans souvenir de s’être endormie. Sam était parti. Elle se prépara, fit ses corvées puis amena le petit-déjeuner à ses patrons. Seul problème : Lord Kerings manquait à l’appel. Le seigneur Kervey ne cachait pas son agacement.

- L’un de vous sait-il où se trouve Nicolas ? lança le seigneur Kervey tout en tapotant nerveusement la table du bout de ses doigts.

Les convives se lancèrent des regards perdus, cherchant le soutien chez son voisin.

- Votre ami se trouve probablement dans la salle vidéo, indiqua Mariam tout en servant son verre de jus d’orange à monsieur Sternam.

Le seigneur Kervey leva un regard surpris sur elle.

- Peut-être, qu’involontairement, je l’ai blessé, précisa Mariam.

Anthony Lawzi ricana.

- Oui, bien sûr, c’est ça, ironisa monsieur Lawzi.

- Je suis très sérieuse, monsieur Lawzi, cingla Mariam d’une voix glaciale avant de se tourner vers le propriétaire des lieux et de reprendre d’une voix peinée. En revanche, j’ignore s’il apprécierait ou non votre présence.

Le seigneur Kervey afficha un visage concerné.

- Si vous allez le voir, je vous serais infiniment reconnaissante d’essayer de le convaincre d’accepter, continua Mariam.

- D’accepter quoi ? s’enquit le seigneur Kervey.

- De devenir mon créateur, précisa Mariam.

- Ben il suffisait de demander, s’exclama Anthony. Je veux bien, moi !

- Ferme ta gueule, Anthony, ordonna le seigneur Kervey.

Mariam aurait cru que le palefrenier s’opposerait. Elle le vit baisser les yeux et se soumettre.

- Tu vas trop loin, gronda le propriétaire des lieux à son dernier petit.

Anthony Lawzi ne releva pas le nez mais ne s’excusa pas non plus. Mariam ne put lui en tenir rigueur : il venait de recevoir l’ordre de se taire.

- Tu as mal choisi, indiqua le seigneur Kervey en redonnant son attention à son employée. De part l’identité de son créateur, Nicolas refusera.

Les occupants attablés ne réagirent pas, restant neutres. Mariam ne put en tirer une quelconque information. Savaient-ils ? Ignoraient-ils la soi-disant identité divine du créateur de Dracula ? Mariam aurait été incapable de le dire. Elle s’en fichait. Elle voulait devenir la petite de Dracula. Elle en avait besoin, au plus profond de son être.

- Je sais que vous êtes l’apprenti de Gilles d’Helmer. Cependant, il n’est pas votre créateur alors j’ai dans l’idée que si le créateur de Dracula s’avérait être Chris, vous n’en auriez rien à faire, je me trompe ?

Les petits du seigneur Kervey restèrent aussi sobres que leur créateur.

- Je m’en fiche totalement, confirma le seigneur Kervey.

- Pourquoi Chris ? dit la voix de Lord Kerings dans le dos de Mariam.

Elle se tourna, découvrant Dracula identique à lui-même. Son regard la transperçait sans la moindre colère.

- Je te connais assez pour savoir que tu n’as pas dit ça au hasard. Pourquoi spécialement lui ?

- Parce qu’il était au bon endroit, au bon moment, indiqua Mariam.

Lord Kerings leva la tête et ses yeux partirent vers le haut avant de revenir vite.

- Cela ne prouve rien, contra-t-il.

- Il est le premier, celui depuis lequel vous venez tous. Il est le créateur ultime. Ses frères ont interdit la procréation au sein du cercle des Aars et pourtant, Malika, sa petite, combat fermement une telle interdiction auprès des avertis. Moi, je crois que Chris a goûté à la procréation et que ça lui a plu. Difficile de s’arrêter quand on a commencé, hein ? finit Mariam à l’attention du seigneur Kervey qui hocha brièvement la tête.

- Cela ne prouve rien, insista Lord Kerings.

Mariam observa les attablés et décida que tant pis, pour convaincre Dracula, elle allait devoir dévoiler quelques détails de la vie passée de celui qu’elle considérait déjà comme son père.

- Chris a été un excellent pharaon, menant l’Égypte à sa gloire. Ses successeurs ont été de vraies nullités. Chris a dû en être peiné. Et puis, l’Égypte retrouve sa gloire d’antan. Il va voir quel homme merveilleux permet cela et découvre que Pharaon n’y est pour rien : son grand vizir gère d’une main de maître. Une banale histoire de cul met un terme à l’ascension fulgurante. Chris ne supporte pas. Mais comment agir sans risque de briser sa belle entente avec ses frères ? Et si le petit se fait prendre, comment être certain de ne pas se faire accuser ? Il suffit de brouiller les cartes. Il joue contre une prêtresse du mal. Demander au petit de mentir ne fonctionnera pas. Non, il doit lui-même ignorer l’identité de son créateur. Chris crée un énorme mensonge et s’éloigne, comblé et satisfait.

- Non, dit simplement Lord Kerings mais sa voix tremblante indiquait son incertitude.

- Si c’est vrai, alors ce n’est pas une bonne nouvelle pour Nicolas, intervint Richard Quern, les sourcils froncés par la réflexion.

- Pourquoi ? demanda Mariam.

- Son créateur est décédé, termina Richard Quern.

- Chris n’est pas mort. Il a juste disparu, répliqua Mariam.

- S’il est vivant, alors il suffit à Nicolas de suivre les chemins de son lien avec lui, indiqua Abraham Sternam. Je sais où se trouve Julian même à l’autre bout du monde.

- Et réciproquement, précisa le seigneur Kervey.

- Je ne sais pas quoi chercher, répliqua Lord Kerings.

Mariam estima qu’il venait de franchir un cap. Il ne réfutait pas la possibilité.

- Il faut te connecter avec tes émotions, indiqua volontiers Abraham.

Lord Kerings secoua la tête. C’était une chose qu’il ne pouvait pas faire, comprit Mariam. Les fantômes l’en empêchaient.

- Je ne participerai pas au petit-déjeuner ce matin. Pardonne-moi, Julian, indiqua Lord Kerings.

- Je t’en prie. Je comprends, répondit le seigneur Kervey.

Lord Kerings traversa la salle à manger, attrapa son manteau et sortit. Quelques instants après, tous entendirent le ronflement du moteur de l’hélicoptère.

- Je suis navré, Mariam, dit le seigneur Kervey.

La jeune femme ne répondit rien. Le petit-déjeuner reprit comme si de rien était. Mariam n’ouvrit pas la bouche. Les résidents bavardèrent, discutant de la journée à venir, planifiant les actions. Ils quittèrent les lieux comme à leur habitude, l’absence de Lord Kerings, habituellement plongé dans un profond mutisme, ne changeant strictement rien.

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