Aelia :
La lumière jaune continuait d’aveugler le dôme. Arnitan frappait sans relâche la roche, comme possédé. Puis soudain, il fut projeté en arrière et s’écrasa près d’Aelia. Elle rampa jusqu’à lui, haletante.
Son souffle était court, ses yeux océans clos.
— Arnitan…, l’appela-t-elle d’une voix brisée.
Rien. Pas un mouvement. Son corps se refroidissait.
Le rocher explosa. La lueur s’éteignit d’un coup, plongeant la salle dans l’ombre. Aelia secoua frénétiquement Arnitan, le couvrit de baisers désespérés. Rien ne changea. Son cœur s’emballa.
— Pas toi… je t’en prie ! Pas maintenant ! Réveille-toi, je t’en conjure ! hurla-t-elle, les larmes dévalant ses joues.
La panique l’envahissait. Pourrait-elle seulement continuer sans lui ?
Un souvenir la traversa : Gabrielle avait confié des remèdes à Arnitan. Elle fouilla autour d’elle, retrouva une sacoche projetée à quelques pas. Des fioles brisées, des poudres éparpillées… mais aussi deux petits sachets intacts. À l’intérieur, des feuilles rouges.
Elle en glissa plusieurs dans la bouche du jeune homme, l’aida à avaler.
Toujours rien. Son pouls faiblissait.
— Allez ! cria-t-elle, frappant son plastron d’un coup désespéré.
Soudain, les torches du dôme se rallumèrent. Calir se tenait debout devant le rocher.
— Maître ? souffla-t-il.
Les guerriers reprirent leurs positions, épées brandies. Sylros, tremblant, rejoignit les deux élus.
— Qui appelles-tu “maître”, Calir ? demanda Brelan d’une voix dure.
— Moi, répondit une voix si puissante que les murs tremblèrent.
Tous reculèrent d’un pas, même Calir.
— Aelia, debout. Le dieu que nous redoutions est ici, lui murmura Sylros.
Aelia se redressa, un œil toujours rivé sur Arnitan. Il respirait encore, mais à peine.
— Et qui êtes-vous ? demanda Brelan.
Une silhouette s’éleva du rocher. Des yeux d’un jaune brûlant, des cheveux blancs tombant jusqu’aux hanches nues. Quand il posa pied à terre, elle vit qu’il dépassait la moitié d’un pilier.
— Je vais vous le dire. Plus jamais ce monde n’osera oublier mon nom. Je suis Dalar, le dieu qui réduira ces terres en cendres pour les remodeler à mon image.
Calir s’agenouilla aussitôt.
— Je jure de vous servir, mon dieu.
— Calir… qu’est-ce donc que ce corps difforme ?
Un claquement de doigt. Le messager grassouillet disparut, laissant place à un homme élancé au visage cruel.
Aelia, pétrifiée, n’aurait jamais pu s’attendre à cela.
— Traître ! jurèrent Brethin et Brelan.
Calir souriait, ses yeux brillants d’orgueil.
— Vous n’êtes que des insectes stupides, cracha-t-il.
Brethin, fou de rage, chargea. Mais Calir ne leva pas un doigt : un simple regard, et le charpentier fut projeté contre un pilier argenté. Son crâne se fracassa. Il glissa au sol, inerte.
Aelia sentit son cœur se briser. Le craquement des os résonna en elle comme une déchirure. Le père de Draiss venait de mourir… d’un regard.
Un rire tonitruant se répercuta dans le dôme. Dalar.
— Pourquoi lutter ? Je suis un dieu. Les élus n’ont été créés que pour nourrir ma puissance. Merci de me les avoir amenés, dit-il en fixant Aelia.
Ce simple regard la glaça. Paralysée. Que pouvait-elle faire face à un dieu ?
Je suis désolée…, pensa-t-elle en balayant du regard ses alliés.
Alors, une main se glissa dans la sienne. Arnitan. Debout, défiant, ses yeux flamboyant de rage.
— Ce n’est pas fini. La Terre de Talharr ne tombera pas devant un monstre comme vous. Nous nous battrons pour nos vies et ceux que nous aimons, dit-il.
Aelia sentit son cœur bondir. Sa peur se dissipa. Elle lui sauta dans les bras et l’embrassa, ivre de soulagement.
— Tu m’as fait si peur, murmura-t-elle.
— Je t’en dois une, lui souffla-t-il avec un sourire.
Dalar ricana.
— Encore vos stupides sentiments… Moi aussi, j’ai aimé. Et rien de bon n’en est sorti. Dans mon monde, il n’y aura plus ni haine, ni amour. Rien que l’obscurité.
— Alors pourquoi n’êtes-vous pas resté enfermé dans votre rocher ? lança Arnitan.
— La vengeance, gronda le dieu. Mes fils paieront leur trahison. Et vous disparaîtrez. Seuls mes fidèles hériteront du nouveau monde.
Aelia vit les yeux de Calir s’illuminer.
— Et moi, je me demande, dit calmement Arnitan, pourquoi le dieu qui nous créa fut oublié durant des siècles…
Le visage de Dalar se crispa de fureur. Un souffle incandescent fit vibrer les piliers.
— La mort vous enseignera cette erreur !
Son corps se couvrit d’écailles. Ses yeux devinrent reptiliens. Aelia sentit sa magie s’arracher à elle. Une fatigue écrasante l’envahit. Sylros aussi plia sous l’effort.
— Il nous dévore…, murmura le mage, livide.
Rarement elle n’avait vu le mage aussi terrifié qu’en cet instant.
Arnitan lâcha sa main et avança vers Dalar. Calir se tenait toujours près du rocher, servile.
Aelia pensa : Comment peut-on trahir ainsi ? Tuer sans remords ? Il faudrait être un être sans âme.
Brelan ordonna aux guerriers d’attaquer, mais il savait. Tous savaient : ils n’avaient aucune chance. Mais s’ils se laissaient vaincre cela voudrait dire que c’était la fin de la Terre de Talharr.
Dalar leva les bras. Les piliers se fendirent. Calir désigna Arnitan, et le figea d’un regard. Le Loup fut projeté sur un éclat de roche qui lui transperça le flanc.
Le cri d’Aelia déchira l’air. Elle courut vers lui, évitant les débris qui pleuvaient. Arnitan gisait, empalé, le sang coulant à flot.
Autour d’elle, des hurlements d’agonie. La lumière s’éteignit. Dalar disparut. Calir la fixait, un sourire cruel aux lèvres.
— Adieu, souffla-t-il dans son esprit. Je dirai à ta mère comment tu es morte.
— Je te tuerai, Calir. Peu importe le monde, je te retrouverai, répliqua-t-elle mentalement.
Son rire résonna, puis il s’évapora.
Aelia, la vue brouillée par les larmes, tenta d’arracher Arnitan de la pierre.
— Tiens bon ! cria-t-elle.
Le pouls du Loup faiblissait. Trop de sang. Elle chercha Sylros du regard : il s’était placé derrière elle pour la protéger des débris, mais sa magie l’abandonnait. Il lui adressa un dernier sourire, le souffle court :
— Tu deviendras la magicienne la plus puissante que notre monde ait connue. Sauve-le. Sauvez ce monde.
Aelia se précipita pour lancer son sort de protection, mais l’épuisement la clouait. Sylros lui sourit encore, puis une pluie de roches tomba. Des fragments frappèrent le mage ; son corps se disloqua en éclats qui retombèrent tout autour d’elle. Elle manqua de vomir, mais resta debout, tenaillée par l’effroi et la détermination.
Elle se retourna vers Arnitan, ses yeux clos. Comment je vais le sauver...
Une lueur métallique vint à son secours : Brelan.
— Merde…
Sairen et Lordan surgirent derrière lui. Ensemble, ils soulevèrent Arnitan et l’arrachèrent à la lame avant que la salle ne s’effondre.
Ils étaient tous sous le choc, tout c’était passé si vite. Ils n’étaient plus que cinq.
— On ne peut pas rester là, il faut rejoindre Gabrielle et Céleste au plus vite, dit Brelan.
Aelia restait figée sur le trou béant au ventre du jeune homme.
— Hé, Lia, ça va aller, d’accord ? Il faut qu’on bouge, lui dit calmement Lordan.
Elle hocha la tête, Lordan prenant Arnitan sur son épaule. Ils s’échappèrent du dôme. Dehors, un champ de bataille ravagé par la lumière jaune. Hirtyl volait au-dessus d’eux, ses ailes bleues maculées de sang.
Céleste hurla en voyant Arnitan. Patan aboyait de tristesse.
— Reprends-toi ! Ce n’est pas fini, on peut le sauver ! coupa Gabrielle en la secouant.
Tandis que les guérisseuses s’affairaient, les survivants racontèrent leurs épreuves. Aelia, sourde aux mots, ne voyait que le visage blême d’Arnitan. Les larmes ne coulaient plus.
Arlietta l’enlaça.
— Il va s’en sortir, souffla-t-elle.
Aelia hocha faiblement la tête. Mais sa gorge nouée ne laissait passer aucun mot.
Alors, au-dessus du carnage, la voix de Dalar tonna :
— Soumettez-vous… ou mourrez !
La terre s’ouvrit, des cris retentirent partout. Aelia mit ses mains sur ses oreilles, ses yeux fixés sur Arnitan.
Sans toi, nous sommes perdus. Reviens-moi… je t’en supplie.
Elle avait plus besoin de lui qu’elle n’oserait jamais l’avouer.
Pas de réponse.
Un hurlement de loup fendit la mêlée.
Elle tomba à genoux, hurlant de douleur avec Céleste.
Le cœur du Loup venait de s’éteindre.