- Il va falloir faire une fête pour Ilyam, annonça le shale. Vous me préparez ça.
Quelques eoshen hochèrent la tête en souriant.
- Bintou, il ne te manque presque rien pour obtenir le titre. La maîtrise de la nature serait une bonne chose, non ?
Bintou acquiesça en souriant.
- Juste histoire d’éviter une nouvelle corruption, continua-t-il.
- On va enfin savoir ? s’exclama Faïza, excitée comme une puce.
- À qui se réfère ce « on » ? demanda le shale.
Faïza se figea instantanément.
- Je dispense mon savoir à mes apprentis et à personne d’autre, indiqua le shale et Bintou sourit.
Si Faïza voulait savoir, elle allait devoir se plier à sa volonté. Elle grimaça.
- Moi, je veux bien être ton apprenti, indiqua Atumane.
- Tu veux dire que tu acceptes de me faire l’honneur d’être mon apprenti ? siffla le shale. Dois-je te remercier de ton extrême sollicitude, de ce cadeau inestimable ?
Atumane sentit l’ironie dans les propos et grinça des dents en retour.
- D’accord, soupira-t-il. Est-ce que tu veux bien que je sois ton apprenti ?
- Non, dit le shale fermement.
Le ton était agressif et mauvais. Atumane restait droit, fier et hautain. Ce n’était pas le fond qui gênait le shale mais la forme.
- Non, Faïza, ce n’est ni nécessaire, ni suffisant, dit le shale. Le geste en lui-même ne signifie rien. Tu peux t’agenouiller devant une personne qui te répugne et que tu méprises. Tu peux rester droite et fière devant une personne que tu respectes profondément. Je ne demande ni votre soumission, ni votre reddition.
- Je ne peux pas te porter le respect que tu demandes, indiqua Faïza, parce que je ne te connais pas.
- Et moi je te connais assez pour ne pas te respecter, répliqua Atumane.
- Que leur as-tu dit sur moi exactement ? demanda le shale en se tournant vers Bintou.
- Que tu étais le meilleur des eoshen shale, dit Bintou. Je ne leur ai rien caché et je n’ai pas menti non plus. Je n’ai pas l’impression de t’avoir dépeint de manière négative, ni positive d’ailleurs. J’ai juste énoncé des faits, selon mon point de vue, évidemment. Ce qu’ils en ont retenu ou conclu est leur affaire.
La réponse sembla lui convenir car il se retourna vers Atumane à la recherche de réponses.
- Ben mes cocos ! s’exclama Atumane. Dans le genre « je dois faire appliquer la loi mais je m’en cogne de la respecter moi-même », vous êtes sacrément…
- Tu veux dire comme des mages se permettant de violer l’esprit des anciens pour forcer tout un peuple à l’exil ? siffla le shale.
- Va te faire foutre ! gronda Atumane. Nous ne l’avons pas fait parce que notre bite nous démangeait mais pour sauver notre peuple !
- Le résultat est le même : vous avez bafoué la loi. Si vous l’avez fait une fois, vous recommencerez.
- Ce sera toujours dans l’intérêt du peuple !
- C’est dans l’intérêt du peuple qu’Amadou a maudit des milliers de gens ?
- Je ne suis pas Amadou !
- Je ne suis pas les eoshen, répliqua le shale.
La phrase fit taire Atumane. Cela, il ne pouvait le nier.
- Est-ce que tu veux bien terminer ma formation ? demanda Faïza.
- Non, Faïza, répondit-il en lui lançant un sourire. Tu n’es pas mon apprentie, mais celle de Bintou. Je vais terminer la formation de ton mentor et elle se chargera de te transmettre le savoir, qu’en penses-tu ?
Faïza hocha la tête. Étrangement, la réponse du shale sembla calmer Atumane qui se décrispa instantanément.
- J’attendrai donc, répondit Atumane avec calme et tranquillité, avant de s’éloigner nonchalamment, suivi par Faïza qui lança un clin d’œil à Bintou.
- Coupe-toi du canal télépathique. La suite est entre toi et moi. Tu leur transmettras ce que tu veux plus tard.
Bintou obéit.
- La maîtrise de la nature, commença-t-il et elle ouvrit grand ses oreilles, nécessite de ne faire que ce que la nature permet, de ne jamais s’opposer à ses lois, de ne jamais s’opposer à elle mais au contraire, de la suivre, de s’y soumettre.
Bintou ne comprenait pas le sous-entendu. Une boule de feu apparut soudain dans la main gauche du shale. Bintou observa son assemblage avec attention. Il n’utilisait pas l’ancrage de la maîtrise de la nature pour faire cela. Il en activait un que Bintou ne possédait pas. Elle voulut le copier. Pour cela, elle devait isoler les fils et les reconnaître.
Ce faisant, elle découvrit sur le chemin un second ancrage qu’elle ne possédait pas non plus. Elle remonta la rivière blanche pour tomber enfin sur un ancrage présent dans son propre assemblage, celui correspondant à la maîtrise complexe du shen. Bintou copia les deux ancrages puis réfléchit.
Les ancrages étaient reliés à la maîtrise du shen. Cela signifiait que cette boule de feu n’en était pas une. Ce n’était que du shen pur. Cette chose avait toutes les caractéristiques du feu sans en être réellement. Ça en avait la couleur, la forme, le mouvement, le son, la pression, la température, mais ça n’en était pas. Il s’agissait de shen, d’une simple illusion, aux conséquences aussi dramatiques que l’original.
Cette constatation amenait une autre conséquence : l’ancrage précédent nécessitait un usage du shen pur sans altération de sa forme ou de nature. Il s’agissait de quelque chose de très difficile à réaliser mais qui ne cherchait pas à se cacher en imitant autre chose. Bintou sourit pleinement en comprenant. Elle était enfin en mesure de faire une Nech’i kwasi. Ravie, elle n’en oublia pourtant pas la leçon en cours.
- Pourquoi t’embêter à faire une copie ? Du vrai feu te demanderait bien moins d’énergie ! demanda Bintou. Mieux vaut en faire un vrai et l’alimenter.
Le shale sourit. Que Bintou ait compris la nature de l’objet lui plaisait clairement.
- Ne le fais pas, ordonna-t-il et Bintou hocha la tête.
Pour créer un tel feu, un vrai, alimenté par le shen, il fallait activer l’ancrage de maîtrise de la nature, que les kwanzas n’avaient pas le droit d’utiliser. Bintou ne comptait pas défier ses propres lois. Une corruption lui suffisait.
- J’ai déjà fait du feu, indiqua Bintou. Cela faisait même partie de l’épreuve de maîtrise du shen, se rappela-t-elle. Créer un feu avec le shen ne peut donc pas être interdit.
- Une bougie est faite pour brûler, indiqua le shale. La paume d’une main, pas du tout. Essaye de faire s’enflammer une main nue, même avec un bon feu, tu n’y parviendras pas. Tu pourras la faire cuire mais s’enflammer, non.
- On peut faire apparaître du feu avec le shen tant que c’est possible sans, comprit Bintou. En y réfléchissant bien, tous les feux que j’ai allumé dans ma vie ont respecté cette règle. J’ai toujours monté du petit bois avant de l’enflammer avec le shen.
- Exactement, dit le shale. Ça, c’est permis et c’est quand même beaucoup plus rapide que d’utiliser un briquet.
- Le shen, c’est juste un truc de fainéant. Ça remplace juste quelque chose de possible mais qui serait plus fatigant sans.
- C’est un outil comme un autre et si ça te prend davantage d’énergie que de le faire vraiment…
Bintou sourit. Ça n’avait en effet aucun intérêt si l’acte fatiguait davantage avec le shen que sans.
- Sais-tu ce qu’il faut pour qu’un feu naisse dans la nature ? demanda le shale.
- Quelque chose qui brûle ? proposa Bintou.
- Un combustible, en effet, confirma le shale. Du bois, du tissu, du papier, des feuilles, des cheveux… mais pas du métal, par exemple. Certaines personnes rêvent de posséder une épée dont la lame s’enflamme. Le shen ne doit surtout pas créer un véritable feu, même s’il en est capable.
- Parce que le métal ne brûle pas, comprit Bintou.
- À la limite, on peut plonger la lame dans de l’huile avant de l’enflammer mais une fois l’huile brûlée et cela ira très vite, l’épée cessera de briller et la lame ressortira en très mauvais état.
- L’autre solution est de faire cela uniquement à l’aide du shen, imitant le feu sans le créer vraiment, mais cela est extrêmement coûteux en énergie, compléta Bintou et le shale acquiesça, surtout si on veut non seulement un effet visuel mais aussi la brûlure qui va avec.
Le shale sourit.
- Pardon, hein, continua Bintou, mais une ville qui vole, ça n’existe pas dans la nature. Cet endroit ne contredit-il pas ta propre règle ?
- Ce n’est pas ma règle mais celle de la nature et elle se fait respecter quand on la brise, répliqua le shale avant de continuer sans laisser Bintou parler. Ensuite, Gabriel en connaît un rayon sur la nature et il t’a transmis son savoir alors montre-moi. Tu vois ce trou là-bas ? Fais en sorte qu’il soit rempli d’eau.
Bintou observa le lieu désigné, simple cavité vide entre quelques rochers. La Mtawala n’allait certainement pas créer directement de l’eau dedans, transformant le shen en cet élément liquide. La corruption était née précisément à cause de cela. Il était impensable de le faire. Elle allait devoir trouver une autre solution.
Bintou observa l’alvéole. Y mettre du shen imitant l’eau ne conviendrait pas. Il voulait de l’eau. Une possibilité serait d’attendre. Au matin, cette petite anfractuosité contiendrait probablement un peu d’eau, quelques gouttes. Elle douta cependant que cette solution convienne au shale. Il voulait qu’elle contienne de l’eau maintenant.
Comment la nature s’y prendrait-elle pour mettre de l’eau dans cet endroit ? Ils se trouvaient au dessus d’un lac. L’air était humide, saturé en eau. Bintou comprima l’air autour du trou, le pressant comme une orange et l’eau ainsi resserrée s’écoula, remplissant le trou.
- C’est parfait, valida le shale.
- J’ai compris le principe mais il va falloir que je me renseigne sacrément sur le monde qui m’entoure pour réaliser des actes en utilisant la maîtrise de la nature. Par exemple, comment pouvez-vous faire voler une ville entière sans contrer les lois de la nature ?
Le shale sortit un objet d’une poche. Il le lui montra et son geste indiqua clairement qu’elle ne devait pas le prendre, juste l’observer.
- Sais-tu ce que c’est ?
- Non, admit Bintou et il fit la moue.
- Tous les marins humains connaissent cette matière.
- La mer n’est guère mon élément, admit-elle.
Il ne répondit rien mais sa répliqua acerbe fut visible sur son visage. Elle le transperça des yeux. Il fit comme si de rien n’était et continua :
- C’est un aimant. Il y en a dans toutes les boussoles.
- Un quoi ? Les quoi ?
Ces mots furent traduits dans l’esprit de Bintou en ruyem mais pas en mbamzi, prouvant que ces objets existaient à Falathon ou Eoxit, mais pas à M'Sumbiji. De ce fait, elle n’avait pas la moindre idée de ce dont il s’agissait. Le shale soupira. La leçon risquait d’être longue.
Deux eoshen arrivèrent, sortant de leur poche le même petit objet noir en forme d’aiguille. Le shale s’en empara en les remerciant. Il les donna à Bintou qui s’en saisit sous les regards gênés des eoshen. Visiblement, ils tenaient à leur bien et n’appréciaient pas de se les voir prendre.
- C’est de la magnétite, annonça le shale.
Encore un mot qu’elle découvrait.
- Je suis sûr que Gabriel a déjà rencontré cette matière, assura le shale.
- Peut-être pas, le contra un eoshen. On en trouve surtout en zone volcanique et il n’y en a pas dans la zone protégée.
Le shale en convint.
- Manipule-les, proposa-t-il à Bintou.
La Mtawala découvrit qu’ils s’attiraient ou se repoussaient, selon comment on les plaçait l’un par rapport à l’autre. Elle n’avait jamais rencontré cela dans sa vie. Le shale prit les deux aimants et les plaça l’un au dessus de l’autre. Celui du dessus resta en l’air, comme flottant au dessus du premier.
- J’utilise le shen uniquement pour le faire tenir en place sinon, il tomberait à droite ou à gauche sous l’effet du vent et des mouvements incontrôlables de ma main, indiqua le shale. Le fait qu’il vole est naturel et réalisé par les aimants.
- La ville vole de cette manière ? interrogea Bintou tandis que le shale rendait leur bien aux deux eoshen en les remerciant.
- Non, répondit-il rapidement. Ce que j’essaye de t’expliquer, c’est qu’il y a bien d’autres manières possibles d’extraire un objet d’un champ gravitationnel.
« Champ gravitationnel », encore des mots inconnus, cette fois traduits dans aucune langue. Elle soupira. Elle avait beaucoup de choses à apprendre… énormément en fait. Elle comprit pourquoi il ne lui expliquait pas comment la ville volait. Elle ne possédait pas les connaissances pour comprendre l’explication. Elle décida de laisser tomber et de commencer simple, à la base.
Elle considéra en savoir assez pour faire la différence entre le permis et l’interdit. Elle avait énormément de travail devant elle mais l’objectif était clair.
- Du coup, en théorie, il ne te manque plus rien, annonça le shale. Tes compétences, je les connais déjà. Je tiens juste à en vérifier une.
- Laquelle ? demanda Bintou, curieuse de savoir ce qui taraudait le shale.
- Je ne remets pas en question les compétences d’Ilyam mais tes émotions ont toujours été ton point faible. Tu ne m’en voudras pas de m’assurer de ta maîtrise.
- Je suis en paix, assura Bintou. Je ne les contrôle pas. Je les accepte.
- Permets-moi de ne pas te croire sur parole.
Bintou grimaça tandis qu’il s’avançait vers elle. Plusieurs eoshen s’approchèrent également.
- Tu n’es pas obligé de faire ça, indiqua-t-elle, certaine qu’il allait se prendre un coup de couteau en plein cœur.
- Fais voler cette pierre, ordonna-t-il.
Bintou soupira puis fit léviter l’objet demandé à l’aide du shen pur, ne sachant pas comment faire cela à l’aide de la nature. Si la pierre tombait, l’épreuve serait échouée.
Bintou savait que la petite pierre resterait à sa place. Elle était sereine. Ses émotions, elle ne cherchait plus à les contrôler. Elle les vivait intensément, les acceptant, ne faisant qu’un avec elles. Plus jamais elle ne perdrait l’accès au shen à cause de la colère, de la peur, de la tristesse ou de…
Ses lèvres posées sur les siennes la prirent totalement par surprise. Le baiser enflamma son corps, fit bondir son cœur, transforma son sang en un nectar divin, fit pétiller son cerveau et brûler son ventre.
Il s’éloigna en souriant et se tourna vers la pierre, toujours en l’air. Alors qu’elle tentait de se rapprocher, il lui fit doucement signe de ne rien en faire. Elle grinça des dents en tremblant. Il se permettait de l’embrasser et lui refusait le même geste en retour ? Elle en tremblait de rage mais se soumit. Elle n’allait pas le violer tout de même !
- Bon, hé bien, voilà, ta formation est officiellement terminée, annonça-t-il.
Un immense soupire de soulagement fut audible de partout autour tandis que des eoshen s’éparpillaient un peu partout. Bintou n’avait pas imaginé faire preuve d’une telle surveillance rapprochée.
Bintou vit des pierres et de la terre voler, agrandissant considérablement la taille de l’endroit. Des bâtiments apparurent en un clin d’œil.
- Toute cette énergie, gardée juste pour moi ? lança Bintou. Tu me crains tant que ça ?
- Tu es douée, répondit-il avec un grand sourire. On fera la fête quand je reviendrai.
- Tu t’en vas ? s’étrangla Bintou.
- Je dois aller parler à Elian, annonça-t-il. J’imagine assez bien sa rage actuelle. Il faut que j’y aille. Ça me semble évident mais ça va mieux en le disant : tu es désormais mon égale, en tout point alors sens-toi libre d’agir à ta guise.
Bintou cligna plusieurs fois des yeux. Elle n’en revenait tout simplement pas.
- Je me doute que tu as énormément de questions et je te promets une longue discussion à mon retour. En attendant, tu es libre d’agir à ta guise. Essaye d’être là à mon retour.
- Où veux-tu que j’aille ? répliqua-t-elle.
- Où tu veux, répondit-il en haussant les épaules. Chez toi ?
Elle eut envie de répondre « J’aimerais que chez moi soit là où tu te trouves » mais elle ravala sa réponse bien trop niaise à son goût.
- Bintou ? dit un eoshen en apparaissant devant elle. Pardonne-moi de te déranger mais… est-ce que… enfin… euh…
Il lançait des regards gênés vers le shale qui s’était arrêté dans son élan pour écouter, curieux.
- Tu as bien dit qu’elle pouvait former, n’est-ce pas ? lui lança l’eoshen. Tu ne vas pas le prendre mal si je lui demande, hein ? Après tout, elle a montré son moi intérieur à Ilyam avec ses méthodes… surprenantes alors peut-être que… tu comprends ?
Pour toute réponse, il ricana.
- Quoi ? gronda Bintou.
- Salam veut que tu lui enseignes comment faire une Nech’i kwasi, indiqua le shale. Pour cela, encore faudrait-il qu’elle sache le faire elle-même !
Bintou lui lança un regard pesant avant de lever sa main gauche et avec une assurance remarquable, d’activer pour la première fois l’ancrage copié sur lui. Quelles étaient les chances qu’elle se soit trompée sur son effet ? Maigres, certes, mais existantes. La boule prit forme sous le regard rieur du shale qui s’inclina en souriant.
- Pardonne-moi, dit-il avant de s’éloigner.
- Depuis quand tu sais faire ça ? hurla Faïza en apparaissant près d’elle. Putain, tu m’énerves !
Bintou sourit sous l’énervement de son amie avant de désigner le shale.
- Tu arrives à lire son assemblage ? s’étrangla Faïza. Putain… Je n’y vois rien. C’est de la triche ! Tu en as appris beaucoup comme ça ?
Bintou haussa les épaules en souriant.
- Putain d’âmes sœurs ! À peine tu poses les yeux sur lui et ton assemblage s’illumine.
Bintou se tourna vers Salam.
- Essaye de faire une Nech’i kwasi.
Elle observa avec attention l’assemblage du tissu fin de l’eoshen alors qu’il tentait, en vain, de faire apparaître la sphère de shen pur.
- C’est bon arrête, indiqua-t-elle tandis que de nombreux eoshen s’approchaient, curieux, pour observer la manière dont Bintou allait s’y prendre. Bon, alors, ce fil là, oui, dit-elle en caressant un premier cordon.
Salam sursauta.
- Ça va ? demanda Fratel.
- Oui, assura Salam. J’ai été surpris, c’est tout. Ça ne fait pas mal. Je… Tu fais quoi exactement ?
- Je touche ton assemblage, indiqua Bintou.
- Mon quoi ? dit Salam abasourdi.
- Peu importe. Suis-moi. Reste concentré, s’il te plaît. Je disais : ça, tu as raison. Celui-là aussi. Ce fil-là, c’est bon aussi. Ici, c’est oui. Par contre, celui-là, non. Il n’a rien à voir avec la Nech’i kwasi. Tu dois le remplacer par celui-là.
Bintou s’écroula en hurlant. Faïza se jeta sur elle et projeta. Bintou reprit conscience pour entendre Faïza pourrir Salam :
- Mais t’es con ou quoi ? Il ne faut jamais activer son assemblage quand quelqu’un est en contact ! Ça va, Bintou ? demanda-t-elle d’une voix inquiète.
- Oui, la rassura la Mtawala en se relevant péniblement. Salam, la vache, t’es puissant. Ne refais jamais ça, s’il te plaît.
- Je ne sais pas bien ce que je suis censé ne pas refaire mais je vais essayer. En attendant…
Il montra sa main droite où brillait la Nech’i kwasi, symbole des shale.
- Toutes mes félicitations, dit Bintou qui, au contact de son moi intérieur, avait retrouvé toutes ses forces.
- Je te remercie, dit-il en s’inclinant légèrement.
Bintou ronchonna. Elle aurait préféré ne pas recevoir une telle douleur en retour.
- Tes méthodes sont… surprenantes, souffla Fratel. Peux-tu rendre à Ju’ul sa capacité à manier le shen ?
L’elfe noir en question s’avança, penaud. Il transpirait la peur, l’angoisse et la tristesse. Bintou observa rapidement son assemblage. Amadou avait été au plus vite. Ses actions seraient très faciles à défaire.
Bintou avisa la salle où était retenu prisonnier le kwanza et s’y rendit.
- Dehors, ordonna-t-elle aux deux eoshen de garde.
- Notre mission est de…
- Je prends le relai, annonça-t-elle. Dois-je te mettre dehors de force ?
Les deux eoshen, après avoir échangé un bref regard, sortirent, rompant ainsi le contact charnel avec Amadou qui retrouva sa liberté.
- Je suis désolée, commença Bintou, de ne pas avoir su voir ta douleur, ta peine, ta souffrance. Tu nous as menti, n’est-ce pas, quand tu nous as raconté ta vie à Eoxit ?
Amadou leva un regard doux vers Bintou avant de hocher la tête. Bintou s’assit en tailleur devant lui.
- Et si tu me racontais ? Tu n’as pas rencontré un groupe de marabouts sachant tisser les assemblages, c’est ça ?
- Un roi falathen est venu me trouver… en toute discrétion, tu imagines bien.
Falathon haïssant la magie, le contraire aurait été étonnant.
- Il avait un gros problème : malgré de nombreuses tentatives, il ne parvenait pas à donner descendance. Or, à Falathon, c’est un réel problème quand on est de sang royal. Le fil de fertilité était coupé. De ce que j’en savais à l’époque, c’était mort pour lui. Je m’ennuyais. Personne ne venait jamais me demander quoi que ce soit. Je n’allais tout de même pas envoyer promener la seule personne m’ayant adressé la parole depuis des générations ! J’ai décidé d’essayer de trouver une solution. Évidemment, je ne pouvais pas faire mes tests directement sur le roi. Il resterait à Eoxit une lune, le temps d’une fête de je ne sais pas quoi, un rassemblement d’armements, je crois.
Bintou ne le coupa pas. Cette information était sans importance mais elle tenait à ce qu’Amadou se sente écouté.
- Je me suis infiltré dans le repaire d’un groupe de marabouts. Ainsi, si mes expériences se voyaient, ils seraient accusés à ma place. Les premiers essais ont été concluants. Les assemblages réagissaient à merveilles. Sauf que déterminer l’effet exact s’avéra complexe. J’ai eu beaucoup de mal à donner du sens à l’ensemble, tombant souvent dans des impasses. J’ai été vu par un des membres du groupe, un jeune garçon. Il n’a pas eu peur. Il est venu vers moi. Je lui ai expliqué mon problème et il m’a proposé un œil neuf, ouvrant de nouvelles pistes, offrant des réflexions inédites. Quelques jours plus tard, tout le clan m’aidait.
Bintou fut tellement triste qu’Amadou se soit tourné vers des inconnus plutôt que les kwanzas. Cela prouvait un véritable problème de base dans la formation : pas assez d’esprit de groupe. Bintou avait formé ses élèves les uns à la suite des autres avant de les relâcher très vite.
Certes, devenir eoshen prenait du temps mais au moins, apprentis et formateurs prenaient le temps de se connaître, de se découvrir, de s’apprécier, de nouer des liens. Certains de ses kwanzas ne s’étaient vus pour la première fois que devant la corruption. C’était inimaginable.
- Leurs pensées me dérangeant, je leur ai appris à fermer leurs esprits, continua Amadou en tremblant.
Cela était formellement interdit. Seule Bintou avait le droit d’enseigner. Toute personne se répandant devait lui être amenée. Amadou, constatant qu’il ne se faisait pas taper sur les doigts, continua :
- J’ai tellement appris à leur contact, murmura-t-il.
- Enfin, tu n’étais plus seul, lança Bintou et Amadou hocha la tête, clairement heureux d’être compris.
Elle connaissait bien ce sentiment. Elle avait crée les kwanzas dans cet unique but. Avaient-ils comblé son vide intérieur ? Certes, non, mais ils avaient agréablement fait croire pendant toutes ces générations.
- Ils sont toujours restés près de moi, se défendit Amadou. Ils n’ont pas pu créer la corruption !
- Vu son origine, il est clair que ce n’est pas en tissant que tu en feras apparaître une, confirma Bintou.
- Tu sais désormais d’où elle est venue et pourquoi, comprit Amadou.
Bintou hocha la tête.
- Tu veux obtenir ce savoir ? proposa-t-elle et Amadou acquiesça.
- Soigne d’abord ce pauvre eoshen qui n’y est pour rien s’il se trouvait entre toi et les eoxans dont tu voulais te venger d’années de tourment.
Amadou fit la moue mais dans son regard, elle lut qu’il acceptait.
- Ensuite, une fois le savoir obtenu, continua Bintou, je serais honorée que tu acceptes de former au tissage tous ceux qui voudraient apprendre. Tu es une personne remarquable, Amadou. Ne l’oublie jamais et reviens vers nous, s’il te plaît. Nous avons tous des plaies à panser. Essayons de le faire ensemble.
Amadou hocha la tête.
- Amadou, tu as le droit de haïr les eoxans. Tu as le droit de m’en vouloir. Tu as le droit de détester les kwanzas. Laisse libre cours à tes émotions. Elles ne demandent que cela.
- Et perdre le contrôle sur mes pouvoirs ? Devenir faible ? Tu veux en profiter pour m’atteindre ? gronda-t-il.
- Amadou, si nous devions nous battre, tu ne tiendrais pas un claquement de doigts contre moi.
Il leva les yeux au ciel. Il semblait ne pas être d’accord. Bintou leva sa main dans laquelle se trouvait une Nech’i kwasi. Amadou blêmit et recula en tremblant.
- Je t’en prie, non, pas ça…
- Je peux t’apprendre à en faire, si tu veux, proposa-t-elle avant de souffler dessus pour la faire disparaître. Nous avons tous à apprendre les uns des autres. Aucun de nous n’est supérieur aux autres.
- Pas même lui ?
- Pas même lui, confirma-t-elle en souriant.
Amadou fronça les sourcils puis il soupira avant de hocher la tête. Il semblait prêt à essayer. Bintou se leva et Amadou fit de même. Il la suivit dehors. Sa sortie provoqua une tension certaine auprès des eoshen qui se tournèrent tous vers le nouveau venu.
Ju’ul resta droit et fier devant son agresseur. Bintou ne put qu’admirer son courage.
- Je suis désolé que tu aies pris, dit Amadou. J’étais très en colère et ça t’est tombé dessus alors que tu n’y étais pour rien. Je peux ?
Amadou désigna son torse. Ju’ul regarda son propre corps avant de hocher la tête. Il venait sûrement de comprendre que son interlocuteur ne le désignait pas lui, mais cet « assemblage » dont les magiciens humains parlaient sans cesse.
Bintou observa Amadou passer sa main derrière l’assemblage pour y détacher le point de colle. Le tissu reprit sa forme originale, voletant librement au rythme d’un souffle invisible. Amadou attendit, surpris que l’eoshen ne fasse rien.
- Il attend que tu lui dises que c’est bon, indiqua Bintou. Ils ont appris qu’ils ne doivent pas utiliser le shen tant que quelqu’un touche leur assemblage mais ils ne savent pas reconnaître quand nous sommes en contact ou pas.
- Ah bon, s’étonna Amadou. C’est bon. Tu peux. J’ai retiré la malédiction.
L’assemblage de Ju’ul brilla et l’eoshen sourit.
- Merci beaucoup, dit-il.
- De rien, dit Amadou avant de se tourner vers Bintou. Alors, cette leçon ?
Bintou le transperça des yeux.
- Quand tu voudras, bien entendu, indiqua-t-il.
Bintou sourit avant de s’éloigner. Enfin un peu seule, elle put penser sereinement. Il avait terminé sa formation parce qu’il se sentait coupable. En agissant de la sorte, il avait réparé ses torts. Bintou ferait peut-être bien de faire de même.
« Mamou, tu veux bien me rejoindre au lac Tanga ? »
« Quand ça ? » interrogea Mamou en retour.
« Maintenant, sauf si ton occupation est urgente. »
« Non, non, ça va. J’arrive, Bintou. Bassma va être ravie. Elle en a marre d’être toute seule. Tu lui manques. »
Bintou grimaça. La pauvre s’était retrouvée seule du jour au lendemain. Vu l’endroit où se trouvait Mamou, il ne mettrait pas longtemps à rejoindre le lieu indiqué. Bintou allait devoir se presser.
La Mtawala se dirigea vers le bord de la ville volante. Elle observa le lac, loin en dessous d’elle et plissa des yeux. Il s’agissait de descendre. Quelle méthode pouvait-elle utiliser ? Certainement pas les aimants. Elle ignorait tout de leur fonctionnement.
Le plus simple était d’utiliser le shen pur, en le rigidifiant. La plaque volerait par la volonté de son lanceur comme une Nech’i kwasi lévitait dans la main de son créateur. Bintou avoua ne s’être jamais demandée comment elle réalisait ce miracle. Les pierres volaient en utilisant du shen pur.
Sauf que là, il s’agissait de faire voler une plaque à une très haute altitude avec un poids conséquent dessus – à savoir elle-même. Cela demanderait énormément d’énergie. Elle risquait de tomber à cours avant d’être arrivée à destination et magicienne ou pas, le plongeon la tuerait sur le coup. Bintou se demanda si une solution plus économe n’existait pas.
- Tu ne trouves pas comment faire ? lança Ilyam près d’elle.
- Disons que je cherche un moyen économe et que ça ne vient pas vite.
- Tu veux que je t’aide ?
- En me donnant la solution, non, indiqua Bintou.
- Il est conseillé aux débutants en maîtrise de la nature de l’imiter.
- Imiter la nature ?
- Si la nature devait faire voler quelque chose, comment s’y prendrait-elle ?
- Je me fais pousser des ailes comme les oiseaux ? proposa-t-elle, intiment convaincue que ça ne fonctionnerait pas.
- Tu peux, répondit-il, mais les volatiles ont les os creux, leur permettant d’être très légers. Avec ton squelette, tu devras te créer des ailes immenses, tout l’inverse d’une solution économe.
Bintou hocha la tête.
- Tu es peut-être trop humanisée, maugréa Ilyam. Cette méthode marcherait sûrement avec un elfe des bois, pas avec un humain. Reprenons : si un humain veut faire voler quelque chose, comment s’y prend-il ?
- Faire voler quelque chose ? répéta Bintou, perdue.
Parce que les humains faisaient voler des choses ? Des cerfs-volants, pensa Bintou. Le jeu d’enfants prenait son envol aisément. Une simple toile soutenue par le vent. La toile de shen pourrait être fine et lui permettre d’économiser.
- Un cerf-volant, par exemple ? proposa Bintou et il hocha la tête.
- Pourquoi pas, accorda-t-il.
- Nous sommes assez hauts. Si je me jette dans le vide avec une toile au-dessus de moi, me portera-t-elle jusqu’à M'Sumbiji ?
- Probablement pas, répliqua-t-il. Tu n’as qu’à la faire remonter quand tu es trop bas.
- Comment ? demanda Bintou, atterrée d’en savoir si peu.
- La plupart des oiseaux montent dans les airs sans battre des ailes. Tu ne l’as jamais observé ?
- Non, admit-elle. Je n’ai jamais regardé aussi précisément.
Son sourire se fit moqueur. Elle comprit qu’il la prenait pour une gamine demeurée. Il s’éloigna, ramassa une poignée de petit bois, les assembla en tas et l’ensemble prit feu. Bintou observa la manœuvre en soupirant. Ilyam se saisit ensuite d’une feuille morte traînant sur le sol et la lâcha un peu au-dessus du feu. Elle virevolta avec grâce avant de retomber sur le sol un peu plus loin.
- Si je chauffe l’air sous la toile, je vais remonter ? s’étrangla Bintou en comprenait que cela risquait de demander un sacré entraînement.
- En théorie, oui, confirma-t-il.
- Et en pratique ?
- Tout dépend de la forme de ta « toile », de la chaleur, du vent, de la pression atmosphérique, de…
- C’est bon, ça va, j’ai compris. Je vais tenter. Il n’y a rien de plus formateur que l’expérience personnelle.
Ilyam sourit. Il s’éloigna en sifflotant, visiblement ravi d’avoir pu l’aider.
Bintou avisa le toit d’une petite maison voisine. Elle grimpa aisément dessus, créa une aile de shen au dessus d’elle et s’élança. Elle fut portée sur quelques pas avant de toucher le sol un peu durement mais sans mal.
Elle recommença, faisant cette fois chauffer l’air sous la toile et le trajet fut allongé. Elle considéra que cela suffisait.
Elle se rendit au bord de la ville volante et, avec une énorme appréhension, se jeta dans le vide.
La sensation de vol était fantastique. Le shen pur et fin la portait aisément. En chauffant l’air, Bintou remontait un peu. Ravie, elle se laissa glisser, passant par dessus le lac, puis la bande de terre sombre, puis Adesis pour finalement atteindre le lac Tanga en un temps record. Elle atterrit juste à côté de Bassma, un peu rudement mais la cheville cassée fut réparée en un instant.
- Salut, Bassma, lança gaiement Bintou que le vol avait rendu d’excellente humeur.
- Depuis quand tu sais voler ? interrogea Bassma, abasourdie.
- C’est nouveau, assura-t-elle.
- Il a accepté de t’expliquer ?
Apparemment, Mamou était déjà passé par là pour raconter à Bassma. Tant mieux. Ainsi, la narration serait rapide. Il suffirait de combler les trous.
- Oui, je peux désormais utiliser l’ancrage sans risque. En revanche, je ne suis vraiment pas douée.
Bassma ricana.
- Tu es débutante, c’est normal, la soutint-elle gentiment.
- Salut, Mamou, lança Bintou en direction de l’homme à la peau d’ébène qui s’avançait vers elle.
- Bonjour, Bintou. Alors tu sais voler maintenant ?
- Je sais…
Bintou s’arrêta avant de lancer un « hé merde ». Elle venait de se rendre compte qu’autant descendre de la ville avait été facile, autant à aucun moment elle ne s’était demandée comment y remonter. Partir d’un haut sommet risquait de demander beaucoup de temps et d’efforts.
La montagne la plus proche se trouvait au mont Namuli, en plein milieu des terres sombres non encore soignées. Dalak pourrait constituer un point intéressant mais Elian refusait qu’un humain marche sur Adesis. Restaient donc les montagnes au nord de Falathon. Un très long voyage en perspective. La magie lui permettrait de s’éviter un tel effort sauf qu’elle ne voyait pas, dans l’immédiat, comment réaliser ce miracle.
- Quoi ? demanda Mamou.
- Rien, laisse tomber. J’ai été prétentieuse et je vais le payer, c’est tout, annonça Bintou. J’ai foncé tête baissée au lieu de réfléchir. Tant pis pour moi. Rien qui te concerne, rassure-toi.
Mamou hocha la tête.
- Tu voulais me voir ?
- Oui, en effet, souffla Bintou en se concentrant sur le problème actuel, le retour à la ville repoussé à plus tard. Ces derniers jours ont été rudes.
- C’est le moins qu’on puisse dire, confirma Mamou.
- Riches en émotion, en activité, en découverte, en mouvement, en rencontre.
Mamou hocha la tête.
- Je ne suis pas parfaite, lança Bintou.
- Nul ne l’est, assura Mamou.
- Des erreurs, j’en ai fait pas mal, continua Bintou. J’ai toujours essayé de les réparer. Quand je ne peux pas le faire moi-même, je soutiens ceux qui le font pour moi.
- Tu as besoin de moi pour faire le lien avec les elfes ? Gabriel s’en charge très bien, je trouve.
- Je suis d’accord avec toi, confirma Bintou. Je suis ici afin de corriger une de mes erreurs.
Mamou haussa les épaules, indiquant qu’il ne comprenait pas. Bintou s’approcha de lui, à une distance bien inférieure à celle d’inconnus, inférieure même à un cercle d’amitié. Elle brisait la bulle d’intimité. Mamou ne broncha pas, preuve de son immense confiance.
Bintou leva la main droite, l’avança un peu, attrapa l’ancrage, le seul dont Mamou disposait, et l’effrita aisément entre ses doigts. Il ne demandait qu’à disparaître. Le retirer fut d’une facilité déconcertante. Une fois ceci fait, elle prit le pendentif de Mamou et cassa la barre horizontale, indiquant ainsi son statut de shaman et non plus de kwanza.
- J’espère qu’un jour, tu pourras me pardonner, murmura Bintou avant de se reculer vers une distance convenable pour des connaissances.
Il y eut un long silence, que Mamou rompit en annonçant :
- Ce jour-là, tu seras la première prévenue.
Il ne lui offrait pas son pardon immédiat. Il avait des centaines de générations de douleur à ravaler.
- La Mtawala souhaite-t-elle changer ses ordres ? demanda Mamou.
- Souhaites-tu être déchargé de la gestion des shamans ? interrogea Bintou qu’une réponse positive aurait profondément affectée.
Mamou restait un ami pour elle. Elle l’appréciait énormément. Le perdre lui ferait énormément de mal.
- Non, la rassura-t-il. J’adore m’occuper des shamans mais… je ne suis plus kwanza alors…
- Alors tu es encore mieux placer pour prendre le poste. Continue à former des shamans, à encourager chaque tribu à en avoir au moins deux, un de chaque sexe. Crée des moments d’échanges et fais circuler le savoir. Je te contacterai à chaque pleine lune pour prendre des nouvelles, sauf si cela te dérange.
- Non, non, pas du tout, répéta-t-il. Je n’abhorre pas la magie. Je ne suis simplement pas fait pour ça.
- Assurément pas, maugréa Bintou.
Elle voulait tellement trouver des gens comme elle qu’elle avait forcé Mamou à devenir ce qu’il n’était clairement pas, le faisant souffrir pendant des centaines de générations. Le mal qu’elle lui avait fait était incommensurable. Elle ne méritait pas son pardon, pas avant d’avoir pu vivre autant de temps libre.
- Je vais souvent voir les anciens pour discuter avec eux mais je ne suis pas le Mtawala. Ils veulent te parler, annonça Mamou.
- J’irai les voir, promit Bintou. Prends bien soin de toi.
- Toi aussi, surtout maintenant que tu as décidé de conquérir un nouvel élément, dit Mamou en regardant le ciel.
Ils se serrèrent le bras puis Mamou s’éloigna. Bintou avait l’impression qu’il marchait plus légèrement, comme si un poids avait été retiré de ses épaules.
Bassma était restée silencieuse pendant tout l’échange, témoin d’un évènement difficile et au combien lourd de sens.
- On va voir les anciens ? proposa-t-elle.
- Il va falloir, soupira Bintou.
- Ça n’a pas l’air de te faire plaisir du tout !
- J’aimerais être ailleurs.
- Avec lui, supposa Bassma et Bintou confirma d’un hochement de tête.
- Tu es la Mtawala de M’sumbiji. Cela donne quelques obligations. Le sexe sera pour plus tard.
Bintou gronda en retour.
- Quoi ? Toujours pas ? s’exclama Bassma.
- Il m’a embrassée, annonça Bintou tandis que les deux femmes partaient vers le lieu de vie des anciens.
Bassma cria sa joie.
- Il a refusé que je l’embrasse en retour, maugréa Bintou.
- Comment ça ? s’exclama Bassma qui ne comprenait visiblement pas.
- Pour vérifier que je contrôlais mes émotions, que je ne perdais plus l’accès au shen au moindre coup de vent, il m’a embrassée.
- Et tu as réussi ?
- Sans difficulté, assura-t-elle.
- Bravo ! la félicita Bassma. Et après, il t’a… repoussée ?
- D’un geste, il m’a fait comprendre de ne pas dépasser cette foutue ligne qu’il venait lui-même de franchir !
- Pour le bien d’une épreuve de validation, comprit Bassma. Les épreuves des eoshen sont atroces, tu nous l’as toujours dit. Ce n’en est qu’une de plus, voilà tout. Il n’a pas cherché à te faire du mal ni à te repousser. Il a cherché ta plus grande faiblesse et l’a utilisée pour réaliser son objectif.
- Tu crois que ce baiser a été fait sans le moindre sentiment ? s’étrangla Bintou.
Bassma grimaça en retour. Bintou en fut terriblement triste. Cependant, elle ne pouvait nier que Bassma avait probablement raison. Après tout, pourquoi chercher une autre raison quand une aussi évidente s’imposait ?
« Tu as fini avec Elian ? » interrogea Bintou en le contactant par la pensée.
« Non » répondit-il. « Je n’ai pas encore commencé. Elle me fait attendre histoire de montrer qui commande. »
« Bon courage » lui envoya-t-elle.
- Pourquoi la corruption est-elle venue ? interrogea Bassma.
- Pour faire court : parce que les marabouts ont crée beaucoup d’eau dans un endroit où il était censé ne pas y en avoir.
- La quantité a de l’importance, supposa Bassma et Bintou hocha la tête. Sais-tu comment il fait pour entrer en méditation hyper profonde ?
- Je ne lui en ai pas encore parlé, avoua Bintou. Je te propose de rester avec moi et de me suivre jusque près des eoshen. Ils forment une communauté soudée. Ils accepteront sûrement de t’aider.
Bassma ne réagit pas. Son intense tristesse la rendait morose. Elle n’y croyait plus. L’espoir avait disparu.
- Bintou ! s’exclama Hamed lorsqu’il vit arriver la Mtawala. Enfin ! Il nous tardait de te voir.
- Tes kwanzas ne font rien, lança Abdelmajid.
Hamed s’étrangla de travers avant de gronder un « Abdel » mécontent.
- Quoi ? continua le second ancien. C’est vrai non ?
- Un peu de tact… de diplomatie… murmura Hamed.
- Mes kwanzas sont partout, contra Bintou. Ils maintiennent l’équilibre fragile de cet endroit.
- Ils font quoi ? s’enquit Abdelmajid.
- Dans la zone protégée vivent des espèces animales, végétales et des champignons qui n’ont rien à faire dans cet environnement. Ils pourront retournez chez eux dès que les elfes auront soigné les terres correspondantes. En attendant, leur permettre de vivre ici demande une formidable énergie.
- Ils protègent des champignons, comprit Abdelmajid. Pardon, hein, mais les kwanzas ne sont-ils pas censés s’occuper des msumbis ?
- Si les msumbis détruisent ces terres, où iront-ils ensuite ? demanda Bintou. Vous voulez retourner dans votre désert nordique ?
Abdelmajid se crispa.
- Si les msumbis acceptent les dures contraintes imposées par les kwanzas afin de protéger ces vies, les elfes pourront efficacement régénérer les terres détruites, les rendant débiteurs à l’égard de M'Sumbiji.
- Que prévois-tu de demander aux elfes en retour ? interrogea Smaël.
- Des terres, indiqua Bintou. La zone protégée est presque quatre fois plus petite que l’était M'Sumbiji. Si nous participons à la régénération du continent, il me semble normal d’en avoir une part. Si au contraire nous leur mettons des bâtons dans les roues…
Abdelmajid grimaça tandis que les trois autres anciens hochaient la tête.
- Les elfes sont invisibles, annonça Cherouan. Ce sont des ombres insaisissables. Pourtant, nous aimerions beaucoup commercer avec eux, échanger, discuter. Un endroit neutre serait le bienvenu mais les marécages ne sont guère accueillants.
- Notre propre Origine pourrait faire l’affaire. Nous pouvons vous faire ça, si vous voulez, proposa Bintou.
- Origine ?
- Un village sur le fleuve Ruvuma, un endroit pas tout à fait sur Adesis sur lequel la présence humaine est tolérée, expliqua Bintou. Nous pourrions créer un village similaire sur le lac Tanga, avec des échanges via le fleuve Ruvuma. Origine est relié à Adesis. Le notre sera rattaché à la berge sud du lac Tanga.
- J’aime bien la dualité. Nous allons en discuter, proposa Hamed, puis nous reviendrons vers toi. Où pourrons-nous te trouver ?
- Je serai loin, indiqua Bintou.
- Mamou reste en contact ? supposa Hamed.
- Mamou est le chef des shamans. Les kwanzas ne le concernent en rien. Il a bien assez à faire pour qu’on ne lui en rajoute pas.
- Votre comparse, peut-être ? insista Hamed en désignant Bassma.
Bintou grimaça.
- Non plus. Si vous le permettez… Il suffit que je vous touche. Vous ne sentirez rien. Par la suite, lorsque vous m’appellerez – fort et de manière claire – dans votre esprit, je vous entendrai et nous pourrons échanger de cette façon. Rassurez-vous, le simple fait de parler de moi ne suffira pas à activer le lien. Il faudra vraiment vous concentrer avec la volonté de me contacter pour que ça fonctionne.
- Je veux bien, dit Hamed en tendant la main.
- Moi aussi, annoncèrent en même temps Charouan et Smaël.
Abdelmajid resta muet, campé sur place. Bintou lia son esprit à ceux des trois anciens consentants, les remercia poliment de cet échange avant de s’éloigner.
- On va voir les eoshen ? supposa Bassma et Bintou hocha la tête.
En sortant de la demeure des anciens, Bintou observa l’immense plaine devant elle et les vautours qui tournaient en l’attente d’une proie à dévorer.
- Quoi ? demanda Bassma. Pourquoi tu n’avances pas ?
- Ça irait tellement plus vite en volant !
- Fais-nous voler ! répliqua Bassma.
- Je ne sais pas faire, maugréa Bintou.
- Je croyais qu’il t’avait formée.
- Il l’a fait. Je connais la théorie. Reste à m’entraîner.
- Pas trop dur de redevenir une novice ?
- Non, assura Bintou. Je suis heureuse d’apprendre, de découvrir comme une gamine. C’est plutôt agréable.
Bassma sourit.
- On ne vole pas alors ? bouda-t-elle.
- Non, en effet, pas encore, confirma Bintou.
Ce n’était pas l’envie qui manquait. Elle espérait tant voler à nouveau. C’était peu dire qu’elle avait adoré.
Lorsque les deux femmes arrivèrent aux abords du lac Tanga à l’est, Bintou s’arrêta devant la surface calme.
- Que t’arrive-t-il ? demanda Bassma. Marcher sur l’eau ne t’a jamais posé de problème avant. C’est mal de faire ça ?
Faire apparaître du shen sur l’eau était facile. Cela ne nécessitait pas beaucoup d’énergie. Bintou se demanda cependant si en utilisant la maîtrise de la nature, elle n’en utiliserait pas encore moins.
Imiter la nature à la manière des elfes des bois, lui avait proposé Ilyam. Bintou secoua la tête. Rien ne venait.
Imiter les humains quand ils veulent marcher sur l’eau, repensa Bintou. Elle n’y connaissait rien en bateau, barques et autres embarcations.
- On y va ? s’impatienta Bassma.
Bintou laissa tomber. En présence de Bassma, impossible de se concentrer pour réfléchir. Elle créa une immense plaque de shen posée sur l’eau et les femmes grimpèrent dessus pour marcher sur le lac Tanga, puis le fleuve, passèrent devant Origine pour arriver rapidement au lac Lynia.
Elles se placèrent sur la rive est, très proche de l’endroit où Bintou avait été enlevée par des ramasseurs elfes noirs pour devenir esclave.
- Et maintenant, on fait quoi ? demanda Bassma.
- Maintenant, soit tu te tais, soit tu m’aides à voler.
- Je… Quoi ? Comment veux-tu que je t’aide ? Je n’ai pas accès à…
- Je n’ai pas besoin de shen. J’en ai. J’ai besoin de trouver comment voler. Si tu devais voler sans le shen, tu t’y prendrais de quelle manière ?
- Je me jetterai dans le vide mais l’atterrissage serait brutal.
- Tu ne volerais pas. Tu tomberais. Je te parle de voler vraiment ! gronda Bintou.
- Je ne sais pas, avoua Bassma. Je ne me suis jamais posée la question. Je dirais que c’est impossible.
« Gabriel ? Tu connais une matière noire aux propriétés étranges ? » demanda Bintou en partageant le souvenir des aimants au naturaliste.
« Non » répondit-il avant de couper le contact.
Il était visiblement très occupé. Bintou ne lui en tint pas rigueur.
- Pourquoi as-tu besoin de voler maintenant ? interrogea Bassma.
- Parce que les eoshen vivent dans une ville volante au dessus du lac Lynia, expliqua Bintou.
Bassma leva les yeux au ciel.
- Je ne vois rien.
- La ville est invisible, indiqua Bintou.
- Bien sûr, ironisa Bassma. Ils arrivent à entrer dans les esprits de tous les gens qui passent pour…
- Pas totalement, d’ailleurs, constata Bintou. On peut voir les contours de la ville en observant les oiseaux. Certains disparaissent pour réapparaître un peu plus loin.
Bassma plissa des yeux avant de lancer un « Putain, mais t’as raison » assez disgracieux.
- Elle est sacrément haute ! constata Bassma.
- Comment l’atteindre ? Je suis sûr qu’Ilyam nous observe et ricane.
- Ilyam ?
- Un eoshen, indiqua Bintou et Bassma hocha la tête. Il m’a permis d’accepter mes émotions et ainsi de retrouver le contact avec le shen.
- Sympa, lança Bassma.
- Il m’a aidée à descendre et comme une idiote, je l’ai fait sans penser à lui demander comment remonter.
Bassma pouffa de rire.
- Aide-moi au lieu de te moquer.
- Comment es-tu descendue ?
- En me faisant porter par un cerf-volant de shen.
Bassma hocha la tête.
- Malin, indiqua-t-elle. Et tu as fait tout le trajet jusqu’à M'Sumbiji comme ça ?
- Non, j’ai dû remonter de temps en temps.
- En tournoyant autour d’un champ de blé ou au dessus d’un immense troupeau de buffles ?
- Pourquoi de telles propositions ?
- Les oiseaux remontent tous seuls sans battre des ailes au-dessus de tels évènements. Ne me demande pas pourquoi, je ne sais pas.
- Parce qu’il fait plus chaud, comprit Bintou. Le blé renvoie davantage de chaleur et les animaux en produisent. La chaleur permet de s’élever. Si j’accroche de l’air chaud à moi, il me permettra peut-être de voler.
Bintou créa une bulle d’air au-dessus d’elle enfermée dans une outre de shen. Elle réchauffa l’air. Rien ne se produisant, elle agrandit doucement la taille du ballon et bientôt, ses pieds quittèrent le sol.
- Tu… voles ! s’exclama Bassma.
Pour un observateur extérieur ne voyant pas la magie, cela y ressemblait sacrément. En fait, comprit Bintou, n’importe quel humain pouvait réaliser ce miracle à condition de réaliser l’outre pour de vrai – et elle était de taille conséquente – et de la remplir d’air chaud. Bintou ne voyait pas bien comment réaliser cela en vrai mais cela ne lui sembla pas impossible non plus.
- C’est difficile à faire ?
- Cela demande pas mal d’énergie au départ pour créer la bulle, annonça Bintou, mais une fois qu’elle est en place, plus vraiment. L’air enfermé reste chaud alors c’est plutôt facile.
Bintou créa une seconde bulle pour Bassma et la kwanza à l’assemblage détruit s’éleva elle-aussi. La suite fut beaucoup plus compliquée que prévue. Les deux femmes, à la merci du vent, ne se dirigeaient pas du tout dans la bonne direction et Bintou, bientôt à bout de force, dut revenir sur la terre ferme, à l’est du lac Lynia.
- Tu médites un peu et on recommence, en faisant attention au vent cette fois-ci ? proposa Bassma, amusée.
Bintou hocha la tête. Le lendemain, les deux femmes posèrent enfin les pieds sur la ville volante. Aucun eoshen ne les y accueillit. Faïza et Atumane saluèrent Bassma avec joie, l’emmenant pour lui faire découvrir la ville. Bintou se retrouva seule avec son exploit, un peu verte de n’avoir personne avec qui le partager.
Au loin, elle constata sa présence. Depuis quand était-il revenu à la ville volante ? Il ne lui avait rien dit. Elle s’avança tandis qu’il échangeait avec un eoshen.
- Je viens à peine d’arriver, indiqua-t-il en se tournant vers elle dès sa conversation terminée. Je suis maintenant tout à toi. Il paraît que Ju’ul a crée un coin magnifique au nord de la ville. Ça te dit de venir le découvrir avec moi et qu’on discute ?
Bintou hocha la tête et ils s’éloignèrent tous les deux, loin des yeux et des oreilles indiscrètes.
il ne parvenait pas à donner descendante => descendance
(d'ailleurs, le roi de Falathon qui est allé voir Amadou, c'est le père d'Elgarath je suppose ? Il est devenu quoi ?)
Merci pour la coquille.
Bonne lecture !